devoir de mémoire... sans sépultures...


article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > Oran 1962
date de publication : lundi 20 août 2007


Les événements tragiques de l’année 1962 restent présents à l’esprit des Oranais des deux bords de la Méditerranée... Houssine Mourad Salim, psychologue clinicien, invite les historiens algériens à participer, au côté des historiens français, au travail nécessaire de mémoire et d’histoire sur tous ces drames.

Vous trouverez ci-dessous deux articles qu’il a publiés dans la presse algérienne à un an d’intervalle : le premier publié dans El Watan, le 19 août 2007, le second le 1er octobre 2006 dans Le Quotidien d’Oran.


Début juillet 1962... reste synonyme pour Oran et les Oranais des deux côtés de la Méditerranée... d’évènements tragiques, atrocités, crimes et assassinats que la mémoire orale attribue aux belligérants de l’époque : OAS, FLN, armée française, harkis et irréguliers de l’ALN.

A la veille de l’Indépendance, Oran va devenir une zone de non-droit où les exactions se feront en plein jour et en plein public. Des innocents se feront trucider à la place des criminels qui avaient l’habitude de se payer un Arabe après l’anisette… devant des terrasses de café sur les boulevards d’Oran. Les vendettas vont prendre le dessus avec tout leur rituel émotionnel, occasionnant des traumatismes qui perdurent à ce jour même en Algérie et dans l’Hexagone… Dans « Oran et l’OAS : devoir de mémoire et décrispation… », publié dans Le Quotidien d’Oran n°3584 du 1er octobre 2006, nous évoquions déjà la participation d’anciens témoins et acteurs dans ce débat mémoriel incontournable dans la psychothérapie collective qui s’annonce sous de bons auspices avec l’implication de personnes de bonne volonté, des deux côtés de la Mare Nostrum, pour baliser les pistes menant à une réconciliation que les uns formulaient hier en « traité d’amitié » et les autres conjuguent aujourd’hui en « union méditerranéenne »…

Les visites privées de pieds-noirs se banalisent et augmentent tant en qualité que quantitativement. Des tours opérateurs s’impliquent et des associations commencent à négocier suite aux échos des visiteurs qui reviennent dans l’Hexagone se passer le mot de bouche à oreille : « Nous sommes bien accueillis ; les jeunes Algériens ne savent même pas qui nous sommes… ; ils sont indifférents mais conviviaux. » Et comme les pieds-noirs (ce terme n’est aucunement péjoratif ou diminutif) appartiennent à la même civilisation orale et méditerranéenne que la nôtre, il reste certain qu’ils font plus confiance aux témoignages de leurs compatriotes que ceux de la presse hexagonale et régionale et certains de leurs gourous… Certains d’entre eux commencent à formuler qu’ils ont été induits en erreur par l’OAS qui leur a fait tout perdre… ! Les analystes ne peuvent ignorer qu’il y a eu clivage dans la communauté pieds-noirs après l’assassinat de Jacques Roseau [1] à Montpellier, il y a quelques années, par des anciens commandos Delta de l’OAS suite à des déclarations où ils remettaient en cause la stratégie suicidaire de cette dernière…

Comme toute psychothérapie collective suppose une catharsis et un déballage — fut-il médiatique —, il relève de la déontologie de faire témoigner des acteurs des deux côtés quitte à créer des « vagues » ou des effets collatéraux aux vivants qui ignorent parfois des histoires de l’Histoire… Nous avions pris l’initiative avec l’aide du Quotidien d’Oran dans ce débat mémoriel pour parler du massacre de la Sebkha en juillet 1962, et par effet d’annonce, de formuler notre bonne volonté pour reconnaître et comprendre la douleur de certains pieds-noirs devant le problème d’êtres chers, suppliciés et disparus dans cette tragédie du 5 juillet… Selon le journal L’Express [2], un rapport commandé par le ministère français des Affaires étrangères et qui devait être remis au chef du gouvernement Dominique de Villepin, donnait le chiffre de 365 victimes (françaises) dans l’Oranais… suite à l’étude des deux historiens Maurice Faivre et Jean Monneret. Tout devoir de mémoire suppose une impartialité et aucun parti pris devant l’évocation d’évènements qui ont traumatisé toute une génération de part et d’autre de nos espaces de vie.

Nonobstant le travail des historiens plus outillés que nous psychologues dans la récupération du matériau historique et événementiel, nous ne pouvons ne pas nous référer, nous aussi, aux témoignages des acteurs de cette tragédie humaine et socioéconomique qu’a été la guerre d’Algérie pour les uns et la lutte de libération pour les autres, ne serait-ce que pour diagnostiquer en identifiant le trauma et interpréter les différentes lectures qui sont à l’origine de toute une programmation audiovisuelle en France et en Algérie (livres scolaires, presse écrite et télévisuelle, multimedia, communication de masse, campagnes électorales…). Cette psychologie de l’histoire si chère à Meyerson reste nécessaire pour comprendre le vécu des autres civilisations, communautés, idéologies et coutumes qui restent des productions de l’humanité toute entière. Des sous-ensembles d’un même ensemble qui ne peuvent être dissociés...

La communauté pieds-noirs ne peut ignorer que la douleur n’a pas de camp… Elle doit comprendre la douleur de ceux-là mêmes qui ont souffert de la disparition à ce jour — sans sépulture — de centaines d’êtres chers dans les environs d’Oran dans une ferme maudite et que nous relate le soldat français Teissonnière dans un livre paru en France L’ennemi intime [3] de Patrick Rotmann en 2002 : « C’est à l’occasion de ces distributions que j’ai découvert qu’il y avait d’autres prisonniers cachés dans un silo, un silo enterré dans le sol ; ils étaient trois ou quatre là-dedans, l’ouverture était bouchée par une tôle avec une grosse pierre dessus, et il fallait les tirer par les bras pour les sortir de ce trou. Ils ne devaient pas pouvoir se coucher là-dedans. Ils restaient debout jour et nuit. » Pendant l’année que le soldat français Teissonnière passe dans cette ferme, quarante à soixante prisonniers se relaient en permanence. Ils sont torturés tous les jours. Certains sont transférés au centre d’internement. D’autres y meurent… D’autres enfin sont liquidés. C’est une section qui s’en charge. Un jour, un appelé attend au volant d’un 4x4 rangé dans la cour. Teissonnière interroge le chauffeur : « J’attends un chargement ; on va l’emmener dans la montagne des Lions, à l’est d’Oran. Là, on pourra les abattre, et il y a un grand trou où l’on peut faire disparaître les cadavres… » « Une autre fois, j’ai vu venir une patrouille de half-tracks ; les types étaient tout excités. Ils avaient relâché un prisonnier sur la route et, une fois qu’il s’était un peu éloigné, ils avaient tiré dedans à la mitrailleuse jusqu’à ce que son corps se disloque. Alors celui-là, je suppose que c’était un type dont il fallait justifier la mort ; il fallait un simulacre d’évasion. Alors que les autres, ils pouvaient disparaître sans qu’on rende compte. » Le soldat français Teissonnière n’a jamais réussi ( ?) à savoir à quoi correspondait le centre de torture où il avait échoué. Ferme sans nom, où arrivaient les raflés des environs, où des officiers de l’armée française torturaient à la chaîne devant des appelés blasés. Ferme de la mort, dans la campagne aux environs d’Oran… Loin de nous l’idée de faire une comptabilité macabre du chiffre approximatif des suppliciés jetés dans les grottes de cette montagne des Lions, systématiquement pendant des années, sans sépulture à ce jour… Ont-ils été engloutis par la mer ? Ils auraient été rejetés sur le rivage environnant et les plages, et cette hypothèse est à rejeter car il y aurait eu présence de corps et de traces que le DOP [4] basé dans cette ferme voulait justement faire disparaître… Leurs familles n’ont pas fait le deuil de leurs disparus à ce jour…

Les autorités locales algériennes savent-elles au moins que la montagne des Lions abrite dans ses entrailles des centaines à un millier de restes de suppliciés de la guerre d’indépendance qu’elles ont fêtée ce 5 juillet 2007 à quelques kilomètres de là… ? « La douleur n’a pas de camp. Comprendre celle des autres aide à atténuer la sienne ! »

Houssine Mourad Salim

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Oran et l’OAS : devoir de mémoire et décrispation...

article de Houssine Mourad Salim,
publié le 1er octobre 2006, dans Le Quotifien d’Oran

Je ne puis que me réjouir en tant que lecteur du Quotidien d’Oran que notre journal participe au débat mémoriel qui n’en finit pas sur les séquelles de la guerre d’Algérie des deux côtés de la Méditerranée. L’opinion publique reste un paramètre incontournable et il y a lieu de lui donner des tribunes et forums dans tous les pays démocratiques qui se respectent. Elle en est arrivée à faire et défaire des systèmes politiques et gouvernements qui se prenaient pour invulnérables. Il serait de bonne guerre — le terme est-il adapté ? — que les révélations, témoignages, regrets et confessions d’acteurs vieillissants ayant participé à cette guerre impitoyable et ses exactions/dérapages ne soient pas l’apanage des éléments d’un seul belligérant, l’armée française...

Le cas des événements d’Oran en juillet 1962 reste l’exemple même d’une Histoire à plusieurs lectures où les historiens furent marginalisés par les officiels en quête de légitimité et qui furent pour beaucoup dans le retard du processus démocratique en Algérie, de par leur excès de zèle à être plus patriotes que les véritables libérateurs de l’ALN ; ce n’est pas pour rien qu’ils furent affublés par ces derniers de... « marsiens » ou combattants de la dernière heure... à l’origine de dérapages et exactions contre des Européens qui payèrent de leur vie les crimes de l’OAS dont les éléments réussirent à prendre avion ou bateau bien avant eux avec armes, bagages et argent... Le massacre d’Oran, plus précisément la boucherie de la Sebkha du côté de Petit Lac reste une page noire de l’histoire de cette ville qui en a connu d’autres sous le règne des Espagnols où des milliers de juifs furent exterminés en une seule journée du côté du quartier de Sid El Houari (Place des Quinconces, grand bassin, place près de l’ancienne sous-préfecture/tribunal actuellement). En 1940, plus d’un millier de marins français furent surpris par la Navy britannique dans la rade de Mers El Kébir. Quant aux autochtones algériens, il n’est pas un jour où des travaux de construction ne révèlent restes et ossements dans cette terre nourricière qui est la leur...

Loin de nous de faire une comptabilité morbide, de justifier un massacre par un autre massacre... post mortem. Laissons les martyrs dormir en paix de leur repos éternel et pensons ensemble aux jeunes générations qui ont déjà oublié — n’en déplaise à certains « commerçants et usurpateurs de mémoire ». Mon article interpelle les historiens algériens à participer par les médias à ce devoir de mémoire et débat avec les outils qu’ils ont acquis après une longue période de latence. Les historiens français ne peuvent monopoliser à eux seuls ce grand déballage ; il y a risque de déviation de l’histoire factuelle puisqu’ils ne détiennent pas toutes les archives et témoignages locaux. La mémoire orale a aussi ses « trous », ses affabulations, ses éléments de sublimation qui se subjectivisent avec les années pour devenir presque de la mythologie où il y a osmose entre rêve et une réalité qui s’estompe avec les décennies... Comme rapporté par Le Quotidien d’Oran du 20 septembre 2006 : « Selon le journal L’Express, un rapport commandé par le ministère français des Affaires étrangères et qui doit être remis au chef du gouvernement français, Dominique de Villepin, donne le chiffre de 365 victimes dans l’Oranais. L’étude, explique le journal, s’appuie sur les dossiers des pieds-noirs disparus et a été menée par deux historiens, Maurice Faivre et Jean Monneret... On est loin du génocide dénoncé par les associations jusqu’au-boutistes ! note le journal. »

Un exemple de cette participation à l’écriture de notre Histoire commune reste le livre « La guerre d’Algérie/la fin de l’amnésie/1954-2004 » sous la direction de Mohammed Harbi et Benjamin Stora paru chez Robert Laffont. Concernant ces même événements d’Oran, à la page 471 du livre sus-cité : « ...A Oran où les quartiers israélites (Derb) sont constamment en butte à des attaques venues des quartiers musulmans, un des commandos de secteur dits « commandos collines », composé d’une majorité de jeunes juifs renforcés de quelques goys, outrepassera largement le cadre de l’autodéfense en portant la responsabilité de graves attentats : assassinats du lieutenant-colonel Rançon chef du deuxième bureau, puis de son successeur le commandant Maurin, du directeur des PTT, M. Demar, de plusieurs élus locaux ; attaque de l’hôpital puis de la prison de la ville avec tentative d’incendie ; participation au bombardement meurtrier du quartier des Planteurs. » A la page 473, nous pouvons lire : « Susini, seul maître à bord du navire activiste (OAS) depuis le départ de Pérez, le 14 juin 1962, souffle le chaud et le froid. Il n’en continue pas moins les négociations avec un représentant du FLN, le docteur Mostefaï. Plus discrètement encore, le futur ministre des Affaires étrangères Mohamed Khemisti aurait joué un rôle capital dans ces tractations qui, le 17 juin, débouchent sur un accord immédiatement annoncé à la radio. » « Algériens d’origine européenne, au nom de tous vos frères algériens, je vous dis que, si vous le voulez, les portes de l’avenir s’ouvrent à vous comme à nous », déclare le docteur Mostefaï sur les ondes officielles. « Annonce confirmée dans la soirée par le Comité supérieur de l’OAS au cours d’une émission pirate et le 19 juin par Susini en personne qui, évoquant explicitement l’accord que nous avons conclu avec le FLN, rend hommage à Mostefaï et à Farès pour leur ardent patriotisme algérien et leur sens politique tout en appelant les Européens à la vigilance et à la discipline pour que la paix l’emporte. » [5]

Cette lecture d’historiens nous amène à poser certaines questions sans chercher à nous substituer aux analystes, tout cela dans le seul intérêt des jeunes générations concernées par une réconciliation que se doivent de leur assurer les protagonistes de ce conflit de la décolonisation ; réconciliation entre deux peuples qui ne se sont jamais haïs comme le jurait notre poète le regretté Bachir Hadj Ali. Le FLN historique et l’Etat français signèrent le 19 mars 1962 les accords d’Evian dont un article prévoit prendre en charge les séquelles de ce conflit meurtrier.
- Doit-on imputer le massacre d’Algériens dans les rues d’Oran à la veille de l’indépendance à l’Etat français et à son armée ?
- Doit-on responsabiliser la France d’aujourd’hui pour les milliers d’assassinats et meurtres au faciès commis par des sympathisants armés de la nébuleuse OAS, souvent d’origine juive, espagnole, maltaise, italienne et allemande... ?
- Doit-on accuser l’ALN, structurée et organisée comme elle l’était à cette époque, d’un génocide à Oran/Petit Lac alors qu’elle y était absente et bien plus loin que les unités françaises qui se trouvaient à seulement quelques centaines de mètres de la boucherie sous le commandement du général Katz... ?
- Peut-on identifier tous les civils, de part et d’autre, aveuglés par la haine et l’instinct de vendetta pour avoir vu tuer sous leurs yeux des membres de leur famille, assister au viol de leurs soeurs et la torture des leurs... ?
- Doit-on omettre de signaler que des centaines de Français — certains catalogués comme disparus — sont restés chez eux en Algérie sans jamais être inquiétés, la plupart en âge avancé, sous la protection de leurs voisins algériens qui les assistèrent jusqu’à leur mort, ayant rompu toute relation avec la France ou l’Espagne républicaine ? D’autres terminèrent leur aventure en asile psychiatrique... algérien. La guerre reste une pathologie du genre humain même si Gandhi apôtre de la non-violence déclarait « avoir le courage de mourir tué que d’exercer une violence sur quiconque ! Mais qui n’a pas ce courage doit se défendre et mourir tué car la lâcheté est une violence morale ! »

En espérant que cette modeste contribution puisse décrisper l’atmosphère de ressentiment qui existe encore chez les acteurs de cette confrontation et renforcer le réseau associatif algéro-français « Nouvelles Générations » dans les échanges culturels (tourisme, jeunesse et sports, éducation, santé et solidarité).

Houssine Mourad Salim

Notes

[1] Jacques Roseau : chef du mouvement Recours des rapatriés d’Algérie. Aurait été étudiant à l’université de Es Senia, Oran.

[2] Voir, ci-dessous, l’article du Quotidien d’Oran du 20 septembre 2006.

[3] L’Ennemi intime de Patrick Rotmann, « Usines de la mort » page 179, éditions du Seuil Paris, éditions Rahma Alger 2002.

[4] DOP : détachement opérationnel de protection ; unités de l’armée française chargées de la collecte du renseignement par tous les moyens…

[5] Source : Troisième partie : Rémi Kauffer : « La guerre franco-française d’Algérie », page 451.


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