Une tribune pour les luttes

3 articles d’hier et d’aujourd’hui...

Puissance et limites du Marxisme (1939)
Pour un renouvellement du socialisme (1946)
Socialisme et psychologie (1947)

par Victor Serge

Article mis en ligne le mardi 5 juillet 2005

3 articles de Victor Serge

Sommaire :

- QUI ETAIT VICTOR SERGE ?
- L’OEUVRE DE VICTOR SERGE

- PUISSANCE ET LIMITES DU MARXISME (1939)

- POUR UN RENOUVELLEMENT DU SOCIALISME (1946)

- SOCIALISME ET PSYCHOLOGIE (1947)


QUI ETAIT VICTOR SERGE ?

Viktor Lvovitch Kibaltchich, dit Victor Serge, est né à Bruxelles le 30 décembre 1890. Il aurait pu naître ailleurs, à Londres ou à Paris, au gré des voyages de ses parents, des émigrés. Son père, officier russe, devenu médecin, est un militant socialiste. Sa mère est d’une famille de petite noblesse polonaise.

Serge a une enfance difficile, presque misérable. Il connaît toutes les privations. A quinze ans, il est apprenti photographe, puis garçon de bureau. Il est déjà membre de la Jeune Garde socialiste d’Ixelles. Avec quelques camarades, il rédige et compose un bulletin,
Communiste.

A Paris, où il se mêle aux milieux anarchistes, il collabore à diverses publications : Le Libertaire, La Guerre sociale. Pour vivre, il effectue des travaux de correction et des traductions.

C’est le temps des bandits anarchistes, inspirés par Ravachol. La « bande à Bonnot » fait trembler les bourgeois. Avec sa maîtresse, Rirette Maîtrejean, Serge dirige L’Anarchie. On l’inculpe. Il est condamné à cinq ans de prison.

Après sa peine, marqué par cette douloureuse expérience, Serge se retrouve à Barcelone, en 1917. Il y participe à l’insurrection de juillet, aux côtés des syndicalistes

La Révolution russe éclate. Il rentre en France, désireux d’aller en Russie, mais doit faire encore un séjour de deux ans dans un camp de concentration de la Sarthe.

En février 1919, il arrive enfin à Petrograd. Inscrit au Parti communiste russe, il devient membre de l’exécutif de l’Internationale. On lui confie la direction de la revue Internationale communiste.

En 1921, il est à Berlin, pour publier clandestinement une édition de Correspondance internationale. Le mouvement est écrasé. Serge passe à Vienne.

Après la mort de Lénine, en 1924, il commence à dire son inquiétude devant la politique du régime. Il critique le dirigisme, la bureaucratie, la répression policière. On l’exclut du parti en 1927. Il est arrêté et, après quarante jours de détention, relâché sans la possibilité de travailler. Il n’a pas le droit de quitter le pays et survit péniblement. En 1933, il est arrêté une seconde fois et déporté.

En France, une campagne pour sa libération est menée par Romain Rolland, André Gide, André Malraux, Alain. Sur une intervention de Romain Rolland auprès de Staline, il est libéré et regagne Paris, en pleine euphorie du Front populaire. Il publie Destin d’une révolution, De Lénine à Staline et un roman admirable, S’il est minuit dans le siècle.

En 1941, il prend un bateau à Marseille pour aller au Mexique. A Mexico, il fonde la revue Mundo à laquelle collaborent des anarcho-syndicalistes et des réfugiés communistes. Il écrit encore des essais, Portrait de Staline, Vie et mort de Trotsky, et des romans : l’ Affaire Toulaev, les Derniers Temps.

Il meurt d’une crise cardiaque à Mexico, le 17 novembre 1947.

D’après la préface de S’il est minuit dans le siècle/Victor SERGE.
Collection Les Cahiers Rouges, Grasset Editeur, 1986.


L’OEUVRE DE VICTOR SERGE

ROMANS :

Les Hommes dans la prison, préface de Panaït Istrati (Rieder, 1930).
Naissance de notre force, (Rieder, 1931).
Ville conquise, (Rieder).
S’il est minuit dans le siècle, (Grasset, 1939).
L’affaire Toulaév, (Editions du Seuil, 1948).
Les Derniers Temps, (L’Arbre, Montréal 1946, Grasset 1951).

NOUVELLES :

Mer Blanche, (Feuillets bleus, Paris).
L’Impasse Saint-Barnabé, (Esprit, Paris).

POEMES :

Résistance, (Les Humbles, 1938).

HISTOIRE ET ESSAIS :

L’An I de la Révolution russe, (Librairie du Travail).
Les Anarchistes et l’Expérience de la révolution russe, (Cahiers du Travail, Librairie du Travail).
La Ville en danger : l’an II de la Révolution, (Librairie du Travail).
Lénine l9I7, (Librairie du Travail).
Les Coulisses d’une sûreté générale : l’Okhrana, (Librairie du Travail).
Littérature et révolution, (Valois).
Destin d’une révolution. U.R.S.S. 19I7-I937, (Grasset, 1937).
Portrait de Staline, (Grasset, 1940).
Vie et Mort de Trotzky, (Amiot-Dumont. 1951)
Le Tournant obscur, (Les Iles d’Or, 1951).
Mémoires d’un révolutionnaire, (Editions du Seuil, 1951), (Le Club des Editeurs,1957).
Carnets, (Julliard, 1952).

TRADUCTIONS :

La Révolution trahie et Les Crimes de Staline, de Trotsky (Grasset).
Mémoires d’un révolutionnaire, de Véra Figner (Gallimard).

CORRESPONDANCE :

Lettres à Antoine Borie, (Témoins, Zurich, 1959).

D’après Centro Studi Pietro Tresso, (Italie, 1992).


Victor SERGE

PUISSANCE

ET LIMITES DU MARXISME

Le Marxisme a subi, depuis la publication du Manifeste Communiste en 1848, bien des transformations et bien des attaques. Il se trouve encore des critiques - et parfois bien intentionnés - pour l’affirmer périmé, réfuté, ruiné par l’histoire. L’obscure mais énergique conscience de classe des derniers défenseurs du monde capitaliste de la production voit pourtant en lui son ennemi spirituel et social le plus dangereux. Les contre-révolutions préventives d’Italie et d’Allemagne se réclament à juste titre de l’antimarxisme. Par contre, presque tous les mouvements ouvriers qui ont atteint à une certaine puissance se sont inspirés du marxisme. La C.N.T. d’Espagne fait seule exception à cette règle et l’expérience n’a que trop fait ressortir jusqu’ici la gravité de sa carence idéologique à un moment où la conscience du prolétariat était appelée à devenir l’un des facteurs décisifs d’une révolution en cours, d’une révolution peut-être avortée aujourd’hui précisément par suite de l’incapacité politique des révolutionnaires. L’actif historique du marxisme n’est pas contestable. Les partis marxistes de la IIe Internationale ont rassemblé, organisé, amené à une dignité nouvelle, formé aux mœurs démocratiques la classe ouvrière d’avant-guerre. Ils se sont révélés en 1914 prisonniers du capitalisme qu’ils combattaient tout en s’y adaptant (ils s’y adaptaient davantage en réalité qu’ils ne le combattaient) ; mais c’est un parti marxiste qui sut démêler dans la chaotique tourmente de la révolution russe, les principales lignes de forces, s’y intégrer avec le constant souci de l’intérêt supérieur des travailleurs, se faire au sens le plus réaliste du mot l’accoucheur d’un monde nouveau. Tout le poids des luttes sociales de l’après-guerre fut assumé par des marxistes, spartakistes en Allemagne, Tiessniaki en Bulgarie, communistes partout. Plus tard, au moment de son plus bel essor, la révolution chinoise subit fortement l’influence du marxisme révolutionnaire des Russes - déjà très déformé du reste par la réaction qui monte en U.R.S.S. Le marxisme allemand, sous ses deux formes, social-démocrate et communiste, s’est révélé incapable de résistance virile en présence de l’offensive nazie. C’est sans doute là, notons-le en passant, avec la dégénérescence du bolchevisme la plus grande défaite que le marxisme ait subie. Il s’en relève pourtant à l’échelle internationale. Pendant que des oppositions irréductibles se font persécuter et exterminer par le stalinisme, les socialistes autrichiens livrent un combat désespéré mais héroïque et qui les sauve de la démoralisation ; les mineurs socialistes des Asturies portent en 34 au fascisme espagnol ce qu’on peut appeler le « coup d’arrêt ».

Il serait ridicule de séparer la pensée marxiste de ces réalités sociales. Le marxisme est bien plus qu’une doctrine scientifique un fait historique qu’il convient, pour l’apprécier, d’embrasser dans toute son ampleur. On s’aperçoit alors que depuis la naissance, l’avènement et la corruption du christianisme, il n’y a pas eu dans la vie de l’humanité d’événement plus considérable.

II

Ce fait déborde de toute évidence le domaine de la lutte des classes et s’incorpore à la conscience de l’homme moderne - quelle que soit, du reste, l’attitude de cet homme à l’égard du marxisme. Il est très secondaire de se demander si la théorie de la valeur ou de la plus-value, ou celle de l’accumulation du capital, demeure intégralement vraie... Question vaine, au fond, et même entachée de puérilité. La science n’est jamais faite, elle se fait toujours. La science pourrait-elle être autre chose que révision constante d’elle-même, recherche incessante d’une approximation plus grande de la vérité ? Pourrait-elle se passer de l’hypothèse et de l’erreur - de l’erreur de demain qu’est la vérité (l’approximation la plus grande de la vérité) d’hier ? Secondaire aussi de constater que certaines prévisions de Marx et d’Engels n’ont pas été confirmées par l’histoire et que par contre bien des faits se sont produits qu’ils n’avaient pas prévus...

Marx et Engels furent trop grands - trop intelligents - pour se croire infaillibles et prétendre au prophétisme. Il est vrai - mais il n’importe - que leurs continuateurs n’ont pas toujours été à la hauteur de leur sagesse. Ce qui reste, c’est que le marxisme a modifié le mode de penser de l’homme de ce temps. Nous lui devons un renouvellement et un accroissement de conscience. Sur quels points ? Nul ne conteste sérieusement, depuis Marx, le rôle de l’économique dans l’histoire. Les rapports entre l’économique, le psychologique, le social, le moral apparaissent aujourd’hui, même aux adversaires du marxisme, sous des aspects tout à fait différents de ceux qu’on leur prêtait avant Marx. Il en est de même du rôle de l’individu dans l’histoire ; du rapport de l’individu avec les masses et la collectivité. Le marxisme enfin nous apporte un sens que j’appellerai le sens historique : il nous fait prendre conscience de vivre dans un univers en voie de transformation, nous éclaire sur notre fonction possible - et nos limites - dans cette lutte et cette création continues, nous apprend à nous intégrer, avec toute notre volonté, toutes nos capacités, à l’accomplissement de processus nécessaires, inévitables ou souhaitables, selon le cas. Et c’est ainsi qu’il nous permet de conférer à nos existences isolées une haute signification en les ramenant, par une prise de conscience qui exalte et enrichit la vie spirituelle, à la vie collective, innombrable et permanente dont l’histoire n’est que le récit.

Cette prise de conscience commande l’action et dès lors l’unité de l’acte et de la pensée. Voici l’homme réconcilié avec lui-même, quel que soit le poids de son destin. Il ne se sent plus le jouet des forces aveugles et démesurées. Il ouvre les yeux sur les pires tragédies et même au plus noir des défaites se sent grandi par sa capacité de comprendre, sa volonté d’agir et de résister, le sentiment indestructible d’être lié dans toutes ses aspirations aux masses humaines en marche à travers le temps.

III

On ne peut plus méconnaître le rôle de l’économique dans l’histoire que la sphéricité de la Terre... Et ceux-là mêmes qui le discutent ne le méconnaissent point. Je voudrais souligner ici un fait important auquel on n’a pas jusqu’ici porté attention suffisante. Les adversaires de la classe ouvrière se sont largement assimilé l’apport du marxisme. Les gouvernements, les chefs de l’industrie et de la finance, les meneurs de foules font quelquefois brûler les œuvres de Marx et jeter les marxistes en prison ; mais traitant de la réalité sociale, ils rendraient des points aux économistes et aux politiques marxistes. Et si les universitaires qu’ils rétribuent réfutent la théorie de la plus-value, ils n’en mettent pas moins la plus grande énergie et la plus grande dureté à défendre la part prélevée par les classes riches sur le revenu de la collectivité. Le marxisme inavoué des ennemis du socialisme est peut-être en train de devenir un des plus redoutables moyens de défense des classes privilégiées.

IV

Le marxisme subit, dans sa propre histoire, les conditions de développement qu’il analyse. Il ne saurait les surmonter que dans une faible mesure, toute prise de conscience étant effet avant de devenir cause et demeurant liée (soumise) à des conditions matérielles (sociales) préexistante.
_ « L’existence sociale détermine (préexiste à) la conscience. »

Le marxisme de l’apogée du capitalisme a été conformiste dans son ensemble. Fort peu de ses tenants, une Rosa Luxembourg, un Lénine, un Trotsky, un Hermann Gorter, entrevirent dans le temps présent des horizons plus vastes que ceux de la prospérité capitaliste. Ou ce ne fut que d’une hauteur philosophique détachée de l’action immédiate. Ou par des réminiscences du vieil utopisme chrétien (qui fut hébreu - dans notre civilisation - avant d’être chrétien : relisez prophètes).

Le marxisme de l’époque impérialiste s’est scindé. National et contre-révolutionnaire dans les pays où il avait été réformiste ; révolutionnaire et internationaliste en Russie, dans le seul pays où l’effondrement d’un ancien régime obligea le prolétariat à remplir pleinement sa mission.

Le marxisme de la révolution russe a été d’abord ardemment internationaliste et libertaire (la doctrine de l’Etat-Commune, le fédéralisme soviétique) ; puis il est devenu, de bonne heure, de par l’état de siège, de plus en plus autoritaire et intolérant. [1]

Le marxisme de la décadence du bolchevisme - c’est-à-dire celui de la bureaucratie qui a évincé du pouvoir la classe ouvrière - est totalitaire, despotique, amoral et opportuniste. I1 aboutit aux plus curieuses et aux plus révoltantes négations de lui-même.

Qu’est-ce à dire sinon que la conscience sociale sous ses formes les plus élevées ne s’évade pas des réalités qu’elle exprime, qu’elle éclaire et qu’elle tend à surmonter ?

V

Telle est la vérité du marxisme qu’elle se nourrit de ses propres défaites. Sans doute conviendrait-il de discriminer ici entre la méthode sociologique, scientifique à proprement parler, et les déductions, les applications qu’on en fait dans l’action. (Inséparables, en réalité, et ce n’est pas le cas de la seule sociologie marxiste, mais de toutes les disciplines de connaissance liées à l’activité humaine d’une façon immédiate.) Il ne nous appartient ni de forcer les événements ni de les diriger, ni même de les prévoir, encore que nous fassions sans cesse tout cela avec des succès divers ; notre action, étant créatrice, s’aventure forcément dans l’incertain ; et ce que nous ignorons l’emportant de coutume sur ce que nous savons, nos succès sont des réussites assez étonnantes. Il suffirait à l’action marxiste d’enregistrer le prodigieux succès du parti bolchevik en 1917 (Lénine - Trotski), les prédictions d’Engels sur la grande guerre de l’avenir et ses conséquences, quelques lignes de la motion du Congrès international de Bâle (1913) pour être justifiée comme l’action la plus rigoureusement scientifiquement pensée de ce temps. Mais jusque au plus profond de la défaite, il en est de même. Veut-on comprendre les défaites du socialisme ? On ne le peut que par l’analyse marxiste de l’histoire. Le marxisme s’est révélé impuissant en Allemagne devant la contre-révolution nazie ; mais seul il nous rend compte de cette victoire d’un parti de déclassés payé et soutenu, pendant une crise économique sans issue, par les dirigeants de la haute bourgeoisie. Cette passe complexe de la lutte des classes, préparée par l’humiliation nationale de Versailles et par les massacres de prolétaires révolutionnaires (Noske, 1918-l921) nous est rendue pleinement intelligible par la seule pensée scientifique de la classe vaincue. Et c’est une des raisons qui rend cette pensée si redoutable aux vainqueurs.

Il en est de même de l’effroyable dégénérescence de la dictature du prolétariat en U.R.S.S. Là encore, le supplice des vieux révolutionnaires exterminés par le régime qu’ils ont créé n’est qu’un fait de lutte de classes ; le prolétariat évincé du pouvoir par la caste des parvenus installée dans le nouvel Etat ne peut se rendre compte des raisons profondes de sa défaite et s’orienter vers les luttes de demain que par les moyens d’analyse marxiste.

VI

Le marxisme du temps de la prospérité capitaliste a naturellement manqué d’esprit révolutionnaire, il n’a osé ni concevoir ni vouloir la fin de la société où il vivait. Manquant de cette audace il s’est renié lorsqu’elle est devenue nécessaire, car il est des heures où vivre c’est oser.

Le marxisme de la première grande crise révolutionnaire du monde contemporain, principalement représenté par les Russes, c’est-à-dire par des hommes formés à l’école du despotisme a fait preuve d’un autre manque d’audace tout aussi funeste : il n’a pas osé se montrer libertaire. Ou plutôt, il l’a fait en paroles et pendant peu de temps, pendant la courte période de démocratie soviétique qui va d’octobre 1917 à l’été 1918. Puis, il s’est ressaisi et résolument engagé dans la voie du vieil étatisme autoritaire et bientôt totalitaire. Il a manqué d’esprit de liberté. [2]

Il est facile d’expliquer - et même de justifier - par des périls mortels, la politique de salut public magnifiquement énergique de Lénine, de Trotski, de Dzerjinski - cette évolution du marxisme bolchevik. Facile et juste de reconnaître qu’elle a d’abord assuré la victoire des travailleurs et une victoire acquise au milieu de difficultés réellement inouïes. Il convient de reconnaître qu’elle a ensuite entraîné la défaite des travailleurs par la bureaucratie. Les chefs du bolchevisme des grandes années n’ont manqué ni de savoir, ni d’intelligence, ni d’énergie ; ils ont manqué d’audace révolutionnaire toutes les fois qu’il eût fallu chercher (après 1918) des solutions dans la liberté des masses et non dans la contrainte gouvernementale. Ils ont systématiquement bâti non l’Etat-Commune libertaire qu’ils avaient annoncé, mais un Etat fort au sens vieux du mot, fort de sa police, de sa censure, de ses monopoles, de ses bureaux tout-puissants. Le contraste est saisissant, à cet égard, entre le programme du bolchevisme de 1917 et l’œuvre étatique du bolchevisme à partir de 1919. [3]

Après la victoire dans la guerre civile, la solution socialiste des problèmes de la nouvelle organisation sociale eût dû être recherchée dans la démocratie ouvrière, l’émulation des initiatives, la liberté d’opinion, la liberté des groupements ouvriers - et non, comme elle le fut dans le monopole du pouvoir, la répression des hérésies, le « monolithisme » du parti unique, l’étroite orthodoxie d’une pensée gouvernementale. L’autorité et la pensée d’un seul parti devaient faire prévoir l’autorité et la pensée d’un seul chef. Cette extrême concentration du pouvoir, cette horreur de la liberté et de la variété idéologique, cette accoutumance à l’autorité absolue désarmèrent les masses et entraînèrent l’affermissement de la bureaucratie. Quand Lénine et Trotski s’aperçurent du danger et voulurent réagir (timidement d’abord : la plus grande hardiesse de l’opposition de gauche du parti bolchevik fut de réclamer le retour à la démocratie intérieure du parti et jamais elle n’osa contester la théorie du parti unique), il était trop tard.

La peur de la liberté, qui est peur des masses, marque presque tout le développement de la révolution russe. S’il s’en dégage un enseignement capital susceptible de vivifier et d’assainir le marxisme, aujourd’hui plus menacé que jamais par la fin du bolchevisme, on le peut formuler en ces termes : le socialisme est démocratique en son essence, le mot démocratique devant être pris ici en son sens libertaire. On voit aujourd’hui en U.R.S.S. que sans liberté d’opinion, de parole, de critique, d’initiative, la production socialiste ne peut qu’aller de crises en crises. La liberté est aussi nécessaire au socialisme, l’esprit de liberté est aussi nécessaire au marxisme que l’oxygène aux êtres vivants. [4]

Précisément à la suite de son éclatante victoire spirituelle et politique dans la révolution russe, le marxisme est aujourd’hui menacé d’un immense discrédit et, dans le mouvement ouvrier, d’une démoralisation sans nom. Il serait vain de se le dissimuler. On a vu, au pays de la victoire socialiste, le parti marxiste jouissant du prestige le plus grand, le plus légitime, subir en quinze années une dégénérescence déconcertante ; en arriver à déshonorer et massacrer ses héros de naguère ; tirer de leur dévouement même, pour des impostures judiciaires fondées sur des faux éclatants, des effets plus sinistres encore que déroutants. On a vu la dictature du prolétariat se transformer presque insensiblement en une dictature de fonctionnaires et de policiers sur le prolétariat ; la classe ouvrière, encore enthousiasmée par ses récentes conquêtes, vouée à une condition morale et matérielle sensiblement inférieure à celle qu’elle avait sous l’ancien régime [5] ; les paysans dépossédés et déportés par millions, l’agriculture ruinée par la collectivisation forcée ; la science, la littérature, la pensée littéralement enchaînées ; le marxisme réduit à des formules fréquemment remaniées, vidées de leur contenu vivant, falsifiées, grossièrement adaptées aux intérêts d’un régime antisocialiste par ses mœurs, ses manifestations, les formes nouvelles de l’exploitation du travail qu’il institue sur les bases de la propriété collective des moyens de production. On a vu, on voit enfin l’indescriptible spectacle de la Terreur noire, établie en permanence dans l’U.R.S.S. ; on a vu, on voit le culte du Chef, la corruption des intellectuels et des organisations ouvrières de l’étranger, le mensonge systématique répandu par une presse à grand tirage dite « communiste », la police secrète de Moscou assassinant ou ravissant jusqu’en Espagne, jusqu’en Suisse, ses adversaires ; on a vu cette gangrène se communiquer à l’Espagne en révolution pour y compromettre peut-être irrémédiablement (à ce moment de l’histoire) le sort des classes laborieuses... Et ce n’est pas fini. Toutes les valeurs qui font la grandeur du socialisme sont dès lors compromises, oblitérées, souillées. Une division mortelle, entre aveuglés et clairvoyants, fourbes et honnêtes s’approfondit dans la classe ouvrière, provoquant déjà des luttes fratricides, rendant en tout cas (momentanément) impossible tout progrès spirituel : car il n’est plus question d’aborder avec bonne foi et courage intellectuel une seule question théorique ou pratique ressortissant du marxisme. La catastrophe sociale de l’U.R.S.S. atteint ainsi dans sa croissance, dans sa vitalité, la conscience de l’homme moderne.

J’écrivais à André Gide, en mai 1936, avant qu’il ne partît pour la Russie : « Nous faisons front contre le fascisme. Comment lui barrer la route avec tant de camps de concentration derrière nous ? Le devoir n’est plus simple, vous le voyez. Il n’appartient plus à personne de le simplifier. Nul conformisme nouveau, nul mensonge sacré ne saurait empêcher le suintement de cette plaie... En un sens seulement, l’U.R.S.S. demeure la plus grande espérance des hommes de notre temps : c’est que le prolétariat soviétique n’a pas dit son dernier mot ».

Toute lutte sociale est aussi une émulation. Pour que le socialisme l’emporte sur le fascisme, il faut qu’il lui soit nettement supérieur par la condition qu’il apporte à l’homme.

VIII

Est-il besoin de souligner une fois de plus que le marxisme obscurci, falsifié et ensanglanté des fusilleurs de Moscou, n’est plus du marxisme ? . Qu’il se ruine, se dément, se réfute, se démasque, se paralyse lui-même ? . Les masses, par malheur, mettront du temps à s’en apercevoir. Elles ne vivent pas sur une pensée claire et rationnelle, mais sur des sentiments que l’expérience modifie lentement par voie de réactions... Comme tout cela se passe sous les enseignes usurpées du marxisme, il faut nous attendre, de la part des masses incapables d’appliquer à cette tragédie l’analyse marxiste, à une réaction contre le marxisme. Nos ennemis ont beau jeu.

La pensée scientifique ne pourra cependant pas rétrograder en-deçà du marxisme ; ni la classe ouvrière se passer de cette arme intellectuelle. Au demeurant, la classe ouvrière d’Europe achève en ce moment de récupérer ses forces amoindries par les saignées de la guerre mondiale. Une nouvelle classe ouvrière se reconstitue en U.R.S.S. sur une base industrielle considérablement élargie. La lutte des classes continue ; on entend distinctement craquer, en dépit des replâtrages totalitaires, la charpente du vieil édifice social. Le marxisme connaîtra encore bien des fortunes diverses ; peut-être même des éclipses. Sa puissance, conditionnée par les circonstances historiques n’en apparaît pas moins indéfectible en définitive puisqu’elle est celle du savoir alliée à la nécessité révolutionnaire.

Victor SERGE.

(Masses n° 3 (nouvelle série), mars 1939.)


Victor SERGE

POUR UN RENOUVELLEMENT

DU SOCIALISME

De même que, vers 1848, Marx et Engels pouvaient affirmer avec raison que l’économie capitaliste s’imposerait au monde entier en faisant naître ses propres fossoyeurs, nous voyons aujourd’hui les économies capitalistes de la « libre entreprise » rapidement acheminées vers des systèmes dirigés et planifiés, foncièrement collectivistes dès lors, même s’ils gardent un caractère mixte en laissant à la propriété privée des moyens de production une fonction plus ou moins étendue, plus ou moins symbolique. Nous découvrons en même temps que le collectivisme n’est pas comme on fut tenté de l’admettre, synonyme de socialisme, et peut même revêtir des formes antisocialistes d’exploitation du travail et de mépris de l’homme. Nous constatons que les problèmes de l’organisation rationnelle de la production, de la sécurité et de la liberté de l’homme, posés par le mouvement socialiste sont partout mis à l’ordre du jour en termes inéluctables par les événements mêmes ; . et nous voyons au même moment l’extrême faiblesse des mouvements qui préconisent le collectivisme socialiste, répondant ainsi à la fois au développement de l’économie et aux aspirations confuses de grandes masses lésées par l’état de choses actuel.

Que cette faiblesse soit largement due aux défaites subies par le socialisme européen, n’est pas niable ; qu’une part de responsabilité dans ces défaites revienne aux vaincus, n’est pas niable non plus. I1 semble évident que l’évolution du régime soviétique vers le Totalitarisme ait été en grande partie due au manque de clairvoyance des Bolcheviks, aux méthodes qu’ils employèrent, à leur méconnaissance des valeurs de la démocratie, à leur psychologie. (Ceux d’entre eux qui se ressaisirent, se ressaisirent trop tard et ne purent que mourir courageusement.) Dans les autres pays d’Europe, le socialisme réformiste fit preuve de moins d’énergie sans plus de clairvoyance. On a coutume de dire, en termes marxistes, que « le facteur subjectif ne fut pas à la hauteur des circonstances objectives » - en d’autres termes que les socialistes n’eurent pas assez clairement conscience des périls qu’ils affrontaient et des opportunités qui s’offraient à eux. Depuis un quart de siècle, ils disposaient d’un armement intellectuel sensiblement inférieur à celui qui avait fait leur force auparavant. Le pouvoir absolu, exercé par les Bolcheviks en Russie, ne compensait pas leur réelle insuffisance idéologiques Si bien que les Russes durent suppléer à la connaissance et à la persuasion par la volonté et l’autorité - et aussi par la terreur. Les socialistes démocrates de l’Europe occidentale furent brutalement dépassés par les événements.

C’est qu’à partir de la première Guerre mondiale, le socialisme scientifique - c’est-à-dire à l’esprit scientifique et bien au courant des connaissances de l’époque, - au moment même où il remporte ses plus grandes victoires révolutionnaires, se laisse distancer par la science moderne, perdant ainsi de sa capacité d’orientation et de son rayonnement intellectuel. Nous pensons que l’armature du marxisme résiste à la critique la plus serrée, du moins en ses éléments fondamentaux qui sont :
1. l’analyse du capitalisme ;
2. la méthode d’investigation et d’interprétation de l’histoire dite du matérialisme historique ;
et 3. la grande affirmation d’un humanisme actif.

Mais il est arrivé que ces notions essentielles se sont incorporées à la pensée scientifique et pratique moderne au point d’y perdre leur personnalité. Les hommes d’Etat conservateurs, les économistes des trusts, les vrais chefs du capitalisme (et parfois leurs universitaires) généralement antisocialistes ont appliqué le matérialisme historique avec une compétence et une vigueur qu’il ne faut pas méconnaître pendant que le rayonnement du marxisme déclinait. La même aventure fut celle de la théorie de l’évolution, révolutionnaire au XIXe siècle puis généralement admise.

Sur d’autres points importants, la pensée socialiste nécessitait des mises à jour qui restent à faire. L’incursion du marxisme dans la philosophie s’est révélée inadéquate. Le matérialisme dialectique conçu comme « la loi du développement de la nature et de la pensée » ne nous apparaît plus que comme une production métaphysique rattachée au vieil hégélianisme, mais il a joué un rôle funeste dans la dégénérescence du socialisme russe à partir du moment où il est devenu la philosophie officielle de l’U.R.S.S., un dogme d’Etat, une justification de la pensée dirigée. Si l’Etat possède la vérité philosophique, pourquoi en effet tolérerait-il l’erreur ? . Il apparaît naturel de proscrire les ouvrages - et les auteurs - entachés d’erreur.

RENOUVEAU PAR LA PSYCHOLOGIE

La psychologie n’existait guère au temps où Marx et Engels bâtirent leur œuvre. Ni Kautsky, ni Lénine, ni Rosa Luxembourg, ni Boukharine ni Trotski ne s’y sont particulièrement intéressés. Le bolchevisme de la décadence stalinienne s’est même fait une sorte de commode devise du : « Pas de psychologie ! » des procès de Moscou. Ses professeurs ont proclamé Freud un « idéaliste métaphysicien réactionnaire » (textuel). Le socialisme européen et américain ne s’est pas engagé dans cette voie de l’obscurantisme, mais sauf sur le terrain de l’éducation (et principalement en Autriche, grâce à l’influence d’Alfred Adler), il n’a demandé ni enseignement ni inspiration pratique à la psychologie sans laquelle pourtant aucun effort de transformation sociale ne peut plus être efficacement poursuivi. La division des masses laborieuses en minorité « révolutionnaire » et majorité « modérée » est encore considérée le plus souvent comme purement politique - ou circonstancielle - et l’on pense pouvoir y remédier éventuellement par la propagande et la tactique. Ne s’agit-il pas en réalité de caractères plus ou moins dynamiques fondés sur la psychologie profonde ? Les rapports affectifs et politiques entre les leaders et les masses n’ont pas davantage été étudiés et l’ignorance de la nature de ces rapports a facilité au secteur communiste le glissement vers le culte du Chef. On s’est fié à la « justesse des idées » (à la « politique juste » sans cesse invoquée par Trotski) pour amener les travailleurs au socialisme ; c’était méconnaître une foule de facteurs subconscients en adoptant un langage rationnel (tempéré par la démagogie et amélioré par l’idéalisme). Dans les conflits de tendances, les rapports entre militants, dans les drames d’un Bureau politique tout puissant, nous pensons que l’ignorance de la psychologie a joué un rôle fâcheux et quelquefois terrible. La méconnaissance de l’ennemi a été pire. Ainsi, il est vrai que le Nazisme fut en gros un mouvement de déclassés encouragé, porté à la puissance par le grand public ; mais il est vrai aussi que ce mouvement exploitait, réveillait des sentiments profonds, des forces affectives infiniment redoutables et qu’on ne le comprit que beaucoup trop tard. Les racines du racisme, de l’antisémitisme, du Führer-isme ne pourront être extirpées que si on les recherche dans la psychologie profonde de l’individu et des masses. La connivence secrète entre le Communisme totalitaire et les autres formes de mentalité totalitaire ne peut être comprise qu’à la lumière de l’étude psychologique. (Nous parlons de mentalités sans vouloir diminuer l’importance des faits économiques et politiques proprement dits.)

Sur son terrain propre, celui de l’économie politique, le mouvement socialiste des trente dernières années a méconnu la colossale importance de la technologie nouvelle qui, réalisant d’immenses progrès, a augmenté, dans des proportions colossales, la capacité de production de l’industrie tout en amoindrissant la main-d’œuvre. La classe ouvrière. divisée en aristocratie et couches inférieures. a perdu son homogénéité ; la technologie en a voué une partie grandissante au chômage chronique et à la démoralisation ; les techniciens ont acquis dans la société une position stratégique de premier ordre. Il est tout à fait raisonnable de parler de la révolution industrielle du temps présent et de conclure que cette révolution bouleverse les proportions, les rapports, la condition des classes sociales. Sans doute est-ce de ce fait que des catégories sociales considérées par le marxisme classique comme secondaires par rapport au prolétariat et à la bourgeoisie, les classes moyennes renouvelées, ont joué dans l’histoire récente un rôle décisif. bureaucratie russe, Fascisme, Nazisme, Fronts populaires. Une étude nouvelle de la technologie dans ses rapports avec la structure même de la société, s’impose. Elle révélerait probablement que l’affaiblissement des classes ouvrières par la technologie moderne a joué un rôle plus grand dans les défaites du socialisme européen que la myope modération du réformisme et le machiavélisme élémentaire du Komintern.

LE ROLE DE L’ETAT

Les théories socialistes traditionnelles concernant l’Etat, valables il y a un demi-siècle et davantage, réclament une mise à jour non moins sérieuse. Les fonctions coercitives de l’Etat bourgeois, « instrument de la défense de l’exploitation d’une classe par une autre », si durement analysées par Marx, Engels et leurs continuateurs, ont décru en importance dans les Etats démocratiques (bourgeois) tandis que l’Etat se consacrait davantage à l’organisation des transports, des communications, des échanges, de l’hygiène et de l’instruction. Dans les pays totalitaires, l’Etat a prodigieusement développé ses fonctions de coercition tout en assumant l’organisation de la production et de la consommation et la direction de la vie intellectuelle. L’« abolition révolutionnaire » de l’Etat (quel qu’il soit), encore préconisée par quelques anarchistes, est de toute évidence à réléguer au magasin des curiosités de l’utopisme. L’« Etat-Commune » libertaire des Bolcheviks de 1917 a fait une faillite complète. La théorie du « dépérissement de l’Etat », formulée par Lénine, mourut sans bruit du vivant de Lénine. La tendance du développement des sociétés modernes est à l’extension et à la transformation des fonctions de l’Etat. C’est parce qu’elle contenait sur ce chapitre trop d’utopisme que la pensée socialiste n’a découvert le Totalitarisme que lorsqu’elle s’est trouvée devant le terrible fait accompli. (L’opposition dont j’ai fait partie en Russie a succombé dans la lutte contre le Totalitarisme montant, mais sans clairement s’en rendre compte.) On doit à Hilferding le premier essai sérieux d’un auteur socialiste sur l’Etat totalitaire. Hilferding l’écrivit en 1938 ou 1939, une douzaine d’années après l’installation définitive du Totalitarisme en U.R.S.S., plus de quinze ans après la prise du pouvoir par le Fascisme italien, cinq ou six ans après l’avènement d’Hitler [6]. Le véritable problème actuel est celui de la compatibilité de l’économie planifiée (collectiviste) avec la démocratie et la liberté individuelle. Il préoccupe bon nombre de socialistes et de libéraux américains ; il ne fut pas même posé dans les publications socialistes d’Europe.

DOCTRINE NOUVELLE DE LA LIBERTE

La doctrine de la liberté (de la démocratie, celle-ci étant l’organisation de la liberté des citoyens) du mouvement socialiste semble, si l’on se borne à consulter la littérature courante, se fonder encore sur les idées du libéralisme-humanisme de la bourgeoisie révolutionnaire et sur la tradition des démocraties parlementaires. Ce sont d’honorables sources, mais insuffisantes et pratiquement périmées. La cause de la liberté est gravement menacée à l’époque de la montée des Economies planifiées étatisées, qui seront tentées de planifier à leur gré l’information, la presse, l’éducation, l’expression imprimée de la pensée. Comment concevoir, comment organiser la liberté de la presse après la socialisation (nationalisation) des grands journaux et la nationalisation des trusts ? Dès demain la question risque de se poser en France - et ailleurs - mais je n’ai pas vu un seul article qui en parlât. - Comment, dans l’action, concilier l’intransigeance de la conviction ferme avec la tolérance et le respect de « celui qui pense autrement » réclamé autrefois par Rosa Luxembourg ? . On aperçoit la nécessité d’une éducation psychologique qui a fait défaut au marxisme d’hier [7].

Une doctrine nouvelle de la liberté pourrait avoir, croyons-nous, les fondements suivants :
a) la connaissance des besoins psychologiques fondamentaux auxquels répond l’aspiration à la liberté à travers son conflit avec l’aspiration à la soumission-sécurité ;
b) l’évidente nécessité de la recherche scientifique libre ;
c) l’évidente utilité - du point de vue du rendement économique même - de la liberté d’initiative, de proposition et de critique au sein de la production planifiée, c’est-à-dire de la démocratie du travail [8] ;
d) la tradition des institutions démocratiques répondant à l’évidente utilité du contrôle de tous les citoyens sur la gestion de la production et la vie politique ;
e) le fait que la technologie moderne permettrait d’assurer assez facilement un niveau élevé de bien-être et partant de sécurité matérielle aux citoyens des pays industrialisés ;
_ f) le fait que le sentiment de liberté est inséparable du sentiment de sécurité.

Traduire tout ceci en termes de revendications et de propositions n’est certes pas facile ; mais il est probablement périlleux de ne le point faire.

RENOUVELER LE SOCIALISME

Aucune des questions théoriques que nous venons de considérer schématiquement n’est étrangère à l’action politique immédiate - bien au contraire. Mais celle-ci est surtout dominée par une situation historique nouvelle qui ne nous permet pas de penser dans les termes de l’action politique de 1917-1920, précisément parce que notre époque est infiniment plus complexe et plus profondément transformatrice que celle de la fin de la première Guerre mondiale. Le socialisme paraissait alors devoir être l’œuvre de la classe ouvrière « accomplissant sa mission historique » ; les nécessités techniques de la production moderne et celles de la reconstruction du continent Européen conduisent maintenant d’elles-mêmes à l’application des principaux articles du programme socialiste. Et désormais c’est évidemment trop peu... Pendant la période de reconstruction, les classes ouvrières récupérèrent vraisemblablement une puissance considérable. Les régimes totalitaires produisent (nous en sommes convaincus pour avoir longtemps vécu sous le plus achevé de ces régimes) une très vigoureuse et profonde réaction antitotalitaire, c’est-à-dire que tout en intoxiquant les jeunes générations, ils nourrissent en elles des aspirations confuses qui les rendent particulièrement réceptives à la liberté. L’interdépendance croissante des nations devrait se traduire par une internationalisation des sociétés... Pour toutes ces raisons le socialisme, mouvement et pensée, semble avoir devant lui un grand avenir. Sa situation immédiate n’en est pas moins tragiquement difficile. L’insuffisance de son armement intellectuel, à laquelle il ne sera vraiment possible de remédier qu’à une époque de relèvement, l’affaiblit pendant que le Totalitarisme communiste, exploitant encore le capital d’une grande révolution le sape à l’intérieur avec le concours d’une formidable machinerie étatique. Le combat n’est plus comme autrefois entre deux forces (en termes schématiques) : capitalisme contre socialisme, réaction contre révolution. Un troisième facteur s’est ajouté, le Totalitarisme de l’U.R.S.S.

Jamais il ne fut plus nécessaire d’y voir courageusement clair et de travailler à faire du nouveau.

Victor SERGE.

Masses N° 3 - Juin 1946


Victor SERGE

SOCIALISME ET PSYCHOLOGIE

Les transformations sociales commencées au début du xxe siècle dépassent de beaucoup en ampleur et en complexité la révolution que les penseurs socialistes du XIXe siècle annonçaient. D’une part, la technologie a atteint une puissance inconcevable il y a cent ou cinquante ans. De l’autre, les sciences se sont développées dans une proportion qui fait paraître ingénues les grandes synthèses du siècle passé. Ceci concerne notamment la connaissance de l’homme. L’œuvre des créateurs de la psychologie moderne, Wündt, Breuer, William James, Freud, Pavlov, Jung, Alfred Adler, Koehler, commence à peine au temps où meurt Marx ; et elle commence à peine, de nos jours, à influencer assez largement la vie sociale : l’Armée Rouge fut la première, en 1918-1920, à donner à ses combattants une éducation idéologique ; l’armée américaine fut tout récemment la première à soumettre ses recrues à un examen psychologique.

Marx n’entendait certes pas ignorer la complexité des mobiles humains, comme tant de ses continuateurs l’ont fait après lui.
« Les hommes, écrivait-il, font leur propre histoire, ils ne la font pas librement... mais dans des conditions directement données, léguées par la tradition. La tradition des générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. » (Dix-huit Brumaire.)

C’était bien ouvrir une large fenêtre sur l’étude de « l’âme humaine », et déjà pressentir le Surmoi. Mais, par ailleurs, la méthodologie de Marx, dominée par l’analyse du capitalisme et par l’admirable souci de la libération des exploités, s’orientait vers de graves malentendus. La « pro- duction des moyens de satisfaire les besoins matériels de l’homme » lui apparaissait comme « le premier principe de toute existence humaine, de toute histoire par conséquent ». (L’Idéologie allemande.) Comme si l’on pouvait employer ici l’expression de « premier principe » autrement que pour la commodité du langage . L’activité de l’être humain forme un ensemble indivisible au sein duquel les instincts de conservation et de reproduction (et peut-être celui de la destruction et de la mort) sont servis et dirigés par le cerveau ; elle ne comporte évidemment ni premier ni second principe. Il serait néanmoins injuste de reprocher au fondateur du socialisme scientifique de n’avoir pas anticipé sur des découvertes futures. C’est un bon demi-siècle après qu’il eût posé les fondements de son œuvre que le caractère de l’homme s’est éclairé par les notions nouvelles de l’influence du milieu pré-natal, de l’influence de la première enfance, du rôle fondamental de la libido, plus important dans la formation de l’individu que celui de la production des aliments. Et la justesse d’ensemble des réquisitoires élevés par Marx contre l’exploitation du travail n’en est en rien diminuée ; de même subsiste la constatation de la domination des moeurs et de la production intellectuelle par le capitalisme.

La pensée socialiste telle qu’elle se fixa au XIXe siècle en s’affirmant comme celle du mouvement social le plus hardiment novateur, procéda souvent par grandes simplifications schéma- tiques, comme il arrive toujours aux doctrines militantes. La science du XIXe siècle lui suffit pendant longtemps ; elle ne lui suffit plus. Pour répondre aux exigences du temps présent, le socialisme doit s’enrichir des connaissances nouvellement acquises sur les mobiles de la conduite humaine. Et, pour cela, secouer l’inertie mentale des grands mouvements stabilisés.

Il n’est plus possible d’opposer à la foi religieuse un athéisme combatif, dérivé de 1’anticléricalisme, depuis que l’on voit les racines des croyances se ramifier dans le subconscient et l’inconscient humain, bien en-deçà et au-delà de l’enseignement des églises.

Il n’est plus permis de méconnaître le rôle de l’affectif, de l’irrationnel, dans le comportement de l’individu et des masses ; sur ce point, les derniers bolcheviks, qui sans cesse comptèrent sur la « théorie juste » pour se rallier les masses ouvrières, ont essuyé un cuisant échec.

Il n’est plus permis de méconnaître, en-deçà et au-delà des mentalités de classes sociales, l’importance des caractères ou tempéraments biologiquement conditionnés et formés au cours de la première enfance. Quelle que soit sa formation sociale, l’homme dispose de plus ou moins d’énergie nerveuse et c’est dire qu’il y a des caractères dynamiques (qui, dans le mouvement ouvrier, formèrent souvent les révolutionnaires) et des caractères moins dynamiques (qui, dans le mouvement ouvrier, formèrent souvent les modérés). Les Marx, les Bakounine, les Trotski furent des caractères exceptionnels qui ne peuvent servir de modèles à l’homme moyen que dans une faible mesure.

Il n’est plus permis de méconnaître la psychologie des foules, peu étudiée jusqu’ici, mais dont l’importance ne fait pas de doute aux yeux du témoin d’une panique de nation ou d’armée, d’un lynchage, d’une assemblée chauffée à blanc par une agitation irrationnelle, de la vie quotidienne d’une population soumise à l’écrasement totalitaire de la personnalité. Sous cette rubrique se classent les contagions mentales et les vastes psychoses - tout d’abord celle du complot - que des régimes inhumains ont su exploiter à fond.

Le socialisme scientifique comptait sur un avènement de conscience. Il faisait appel au « pro- létaire conscient », il misait sur la puissance du rationnel. Il ne lui est plus permis d’ignorer que la rationalisation passionnelle l’emporte le plus souvent - surtout dans les moments de crise - sur le raisonnement objectif, et que, par conséquent, l’avènement de l’homme à la conscience claire est infiniment plus difficile que ne le crurent les humanistes du XIXe siècle.

Tout un courant influent de la pensée socialiste, de Rosa Luxembourg à Herman Gorter, fonda ses espoirs sur la « spontanéité des masses ». Ses espoirs ont généralement été déçus. Cette « spontanéité », lorsqu’elle s’est par exception manifestée, n’a été que le produit de circonstances exceptionnelles ; et préparée en outre par une éducation favorable elle peut agir dans des directions diamétralement opposées. Il convient, à ce propos, de tenir compte de l’extrême malléabilité de l’intelligence et du sentiment des masses sous l’influence des machineries de propagande.

Les écoles révolutionnaires, encouragées par les victoires de la révolution russe, ont cherché à en tirer des règles de conduite et d’action politique applicables en tout lieu, sinon en tout temps, ce qui les a du reste amenées à diverses formes de dégénérescence et de suicide. Ainsi, lorsqu’en Russie, une opposition à laquelle j’appartenais - tenta de galvaniser par l’agitation une révolution morte, demanda en d’autres termes aux masses un effort qu’elles ne pouvaient plus, qu’elles ne voulaient plus fournir. (Je n’entends pas prononcer ici le moindre blâme sur des oppositions qui eurent l’éclatant mérite de se dresser, désarmées, contre le Totalitarisme montant : mais constater que des illusions psychologiques facilitèrent leur défaite.)

Il est utile, sur ce chapitre, de tenir compte de la brève durée - significative - des grands mouvements révolutionnaires récents. La révolution russe, dans sa période plus ou moins spontanée, dure quelque dix-huit mois, de mars 1917 à l’automne 1918. Elle obéit ensuite à l’Etat bolchevik. La révolution allemande de novembre 1918 est à peu près éteinte en janvier 1919 : trois mois après lesquels elle ne prolonge plus que des soubresauts défensifs. La révolution espagnole, qui répond magnifiquement à l’agression des généraux en juillet 1936, agonise à l’intérieur en mai 1937 : ses élans ont duré une dizaine de mois.

Les rapports entre les masses et les chefs ou leaders posent d’autres problèmes connexes à tous ceux-ci. Nous avons connu l’ère des militants : l’homme d’initiative et de dévouement s’impro- visait leader et cela suffisait pour de bons débuts d’organisation. Les organisations embrassant jusqu’à des millions de membres nécessitent maintenant des dirigeants professionnels qui sont de véritables techniciens et dont le contact avec ceux qu’ils dirigent plus qu’ils ne les représentent, est mal assuré, même dans les pays démocratiques. Les organisations du type totalitaire se reconnaissent au culte du Chef, au dressage hiérarchique des cadres, à la structure en partie occulte de « l’Appareil » et il faut convenir qu’elles exercent sur certaines masses une séduction plus grande que celle de leurs rivales démocratiques. Le penchant de plusieurs peuples relativement arriérés de l’Amerique latine pour le caudillismo suffirait à en fournir la preuve, en dehors même des grands systèmes totalitaires dans lesquels les peuples n’ont plus le choix.

Dans bien des cas, la psychologie ne fait que nous révéler comment - et même en vertu de quels intérêts - la collectivité façonne l’homme. cet « animal domestique » par excellence. Dans d’autres cas, elle fait ressortir la nature superficielle et fragile du conscient par rapport à des réactions dont l’origine est plus profonde, plus obscure aussi. Si des statistiques étaient possibles en cette matière, on constaterait certainement que les civilisés équilibrés, c’est-à-dire adaptés en général à des façons de vivre propres à seconder le développement de l’homme et de la société, ne constituent qu’une minorité dans les pays les plus prospères, et que là même, d’autres minorités, impulsées par de vieux instincts ou nettement malades, font à la première un dangereux contrepoids. A titre d’exemple. c’est en sélectionnant les sadiques que les nazis réussirent à former, en tous pays, des personnels de tortionnaires. L’observation la plus sommaire révèle chez tous les peuples la présence d’éléments psychologiquement prédisposés à cet emploi : les « terreurs » des guerres civiles les ont montrés à l’œuvre.

On ne discute plus le rôle des facteurs économiques et de la lutte de classes dans les catastrophes historiques dont nous ne sommes pas encore sortis, telles que l’avènement du Totalitarisme en Russie, l’avènement du Nazisme, les guerres de conquête du IIIe Reich. l’extermination des Juifs. Encore faut-il admettre que le développement économique et les conflits sociaux n’obéissent pas à un déterminisme rigoureux et clairement intelligible, sinon prévisible. Entraînés par les événements, les individus et les collectivités réagissent selon des aspirations plus inconscientes que conscientes, selon des traditions parfois, qui la veille paraissent oubliées, selon des tempéraments, des névroses, des poussées d’instinct élémentaires. La peur apparaît maintes fois comme un mobile plus puissant que l’intérêt économique. Je fus très frappé en lisant une remarquable étude du docteur Bruno Bettelheim sur le comportement des internés antinazis dans les camps de concentration d’Allemagne. J’y retrouvais des observations que j’ai faites, à un moindre degré d’intensité, dans diverses prisons [9] et, à un degré de dilution terriblement oppressant, dans la vie quotidienne d’un grand pays totalitaire, soumis à la famine et à la terreur, l’U.R.S.S. L’homme, frustré de la vie entière ou presque, l’homme frustré de lui-même, retombe à une mentalité antérieure à celle des sociétés évoluées. Les internés décrits par le docteur Bettelheim estimaient que le caractère le plus trempé, l’homme le plus conscient de sa personnalité, ne peuvent, « dans les conditions extrêmes » d’une captivité anéantissante, résister plus de six ans... Cette affirmation peut paraître arbitraire, mais elle coïncide exactement avec mes conclusions propres, tirées en des conditions beaucoup moins « extrêmes ». Sans tenir compte de telles études, on ne saurait rien comprendre à l’homme des pays totalitaires.

Les germes du totalitarisme existent dans toutes les sociétés modernes puisqu’ils sont racinés dans les despotismes du passé autant que dans les possibilités d’organisation offertes à l’Etat par la technologie actuelle. On doit à Erich Fromm une des meilleures études sur les conditions socio- psychologiques qui firent lever ces germes en Europe [10]. Une certaine « liberté »,qu’il faudrait en vérité appeler d’un autre nom quand elle n’est plus pour l’homme de la rue que celle de la privation dans une impasse, le plonge dans un intolérable sentiment d’isolement, d’impuissance, de dégradation, de frustration ; la pensée rationnelle devient pour lui inutile et même gênante en ce qu’elle a de noblement impératif. Cet homme angoissé tend alors à abdiquer sa personnalité pour se confondre avec les collectivités qui lui promettent la sécurité dans l’obéissance. Le Chef, en pensant pour lui, le délivre de la responsabilité, de l’initiative, du doute, et lui permet de retrouver l’attitude infantile de l’enfant sous l’autorité du père. Attitude psychologique très ancienne, qui semble même remonter aux origines tribales des sociétés. Le Pape est encore le Saint-Père ; le Tsar de Russie était le « petit père » affectueusement appelé ainsi comme le prêtre, et Staline, « Chef génial »,« notre soleil », s’est fréquemment fait appeler le « Père des peuples ». Chose curieuse, les traits profonds de ces attitudes de masses affamées et désemparées se retrouvent, même autour de nous, dans des pays relativement prospères, dans le comportement de nombreux intellectuels séduits par le prestige de la puissance, enclins à l’adoration du Chef, et plus encore enclins à abdiquer la sévère liberté de considérer la réalité en face ; coupables en un mot d’une véritable trahison de la connaissance objective. Dans tous ces cas, le problème psychologique acquiert pratiquement une importance au moins égale à celle des facteurs économiques immédiats.

La preuve en est dans le parallélisme étonnant de deux séries d’événements historiques différents et même opposés. Des régimes totalitaires se sont établis dans un pays à la suite d’une révolution socialiste victorieuse et dans un autre pays à la suite d’une contre-révolution fomentée par les forces réactionnaires d’un capitalisme menacé. Origines sociales opposées, bases économiques opposées au départ, même dénominateur psychologique et par la suite, économies planifiées de types différents. Dans les deux cas, je tiens qu’il faut ajouter au désarroi des masses, à l’énorme insécurité, la fatigue cérébrale due à de longues périodes de sous-alimentation et de tension nerveuse (« situations extrême »). Beaucoup d’hommes moyens abdiquent aisément la pensée autonome quand, pour des raisons de surmenage, ils ne peuvent plus l’exercer ou quand elle leur imposerait des obligations morales trop lourdes .

L’optimisme socialiste ne prévoyait pas de semblables régressions psychologiques, bien que, dans les luttes sociales du XIXe siècle, la barbarie des répressions exercées au nom de l’Ordre, eût offert un sujet d’étude féconde. L’exécution de quelque trente à quarante mille ouvriers parisiens, au lendemain de la Commune de Paris (1871), fut à notre époque la première tentative d’extermination en masse d’une catégorie de vaincus. Le mécanisme politique en fut bien étudié, mais non le mécanisme psychologique.

Le socialisme procédait d’une conception trop simple de l’homme, dont il ne sondait pas les profondeurs redoutables. Il tenait la classe ouvrière pour éthiquement supérieure à la bourgeoisie réactionnaire, à laquelle elle abandonnait le triste monopole des crimes contre l’humanité. Les révolutionnaires, sous ce rapport, n’eurent aucune méfiance d’eux-mêmes. Un peu d’introspection, éclairée par un minimum de connaissance de la psychanalyse, leur eût été précieusement utile. Quelques exemples d’erreurs psychologiques commises par des révolutionnaires, et dont les conséquences furent incalculables, sont faciles à produire.

Le 20 décembre 1917, le Conseil des Commissaires du Peuple de la révolution russe, formé de marxistes pénétrés d’une foi profonde en la cause du socialisme, aux prises avec des difficultés très grandes, mais nullement affolantes, décrétait la formation d’une Commission Extraordinaire de Répression, la Tchéka. Sans doute ces hommes étaient-ils hantés par le souvenir des sanglantes répressions que la classe ouvrière avait subies auparavant et des persécutions dont ils avaient eux-mêmes l’expérience. Il était naturel qu’ils établissent pour le nouveau régime des organes efficaces de défense intérieure. Ils étaient une vingtaine autour d’une table, calmes, et la plupart instruits des leçons de l’histoire. Ils pouvaient à leur gré établir diverses institutions : des tribunaux révolutionnaires, des cours martiales, des tribunaux populaires, des jurys sélectionnés, une haute cour... Ils établirent une Inquisition secrète, jugeant sans entendre la défense, prononçant ses sentences sur dossiers et rapports, de coutume sans voir l’accusé. Ils lui donnèrent pour arme principale la peine de mort dont leur programme réclamait l’abolition. Toutes les autres procédures qu’ils examinèrent certainement présentaient, certes, des inconvénients sérieux. L’impopularité d’un régime révolutionnaire de dictature et de rationnement eût été visible au cours de procès publics ; une défense professionnelle eût facilement embarrassé des accusateurs inexpérimentés. Mais il n’est plus contestable que les dangers que présentait une Inquisition, devenue avec le temps la clef de voûte d’un régime antisocialiste (et qui a fusillé plusieurs de ses fondateurs) étaient les pires... La décision psychologique prise ce jour-là, mériterait une analyse approfondie. On en découvrirait probablement les racines dans un subconscient dominé à la fois par l’insécurité (la peur), un certain enivrement du pouvoir, la rancune, la méfiance à l’égard des masses amenées à des réactions imprévues... Je sais que bon nombre de bolcheviks exécrèrent la Tchéka, je pourrais mettre ici des noms connus. La Tchéka contribua à la victoire dans la guerre civile - l’a-t-on assez dit, - mais en devenant un objet de haine, en dressant contre le gouvernement une grande partie de la démocratie socialiste, elle aggrava aussi la guerre civile et discrédita immensément la révolution à l’étranger. En sélectionnant par la force des choses un personnel d’obsédés et de sadiques - qui allèrent jusqu’à proposer par écrit, en 1918, le rétablissement de la torture (Kamenev fut alors chargé de leur adresser une verte réponse) - la Tchéka devint promptement un ferment de perversion sociale. Une plus grande attention accordée à la psychologie (la leur propre tout d’abord) eût permis aux dirigeants de la révolution de s’épargner cette funeste erreur.

En d’autres circonstances, les dirigeants du parti bolchevik décidèrent de confier la direction administrative des services du Comité Central - le poste de secrétaire général - à un homme manifestement borné, inculte, mais estimé pour sa fermeté souple, opiniâtre, cruelle même, comme le prouvaient les premières fusillades de Tsaritsyne. C’était conférer une primauté pratique au volontarisme administratif sur les qualités d’intelligence, de culture générale, de haut idéalisme représentées par d’autres candidats. On n’y réfléchit pas, on ne s’en rendit pas bien compte. Lénine ne se ressaisit que trop tard. Il professait, lui aussi, le dangereux fétichisme de la « discipline de fer » qui ne signifierait rien si elle n’avait pour objet de faire violence aux consciences.

Tout ceci procédait d’une mentalité révolutionnaire qui, ne s’étant pas étudiée elle-même, n’était nullement en garde contre les germes de mort qu’elle recelait en elle-même. Les avertissements de l’extérieur ne lui manquèrent pas, tardifs en général. Et il convient de souligner ici que l’évolution de la conscience des individus et des groupes est un fait de la vie intérieure qu’il est malaisé d’influencer du dehors sans posséder les techniques appropriées.

Tout récemment, nous avons vu en France et en Italie de grands partis socialistes commettre des fautes psychologiques périlleuses qui leur valurent une rapide baisse d’influence. La stupéfiante méconnaissance de la nature du communisme totalitaire, l’attachement purement affectif à des illusions alimentées par le mythe « révolution 1917 », la crainte inspirée par la puissance stalinienne, l’opportunité politique, les induisirent à se laisser confondre aux yeux des populations inquiètes avec le P.C., en faisant dès cet instant figure d’un « parti frère » du P.C. plus débile, moins résolu, moins appuyé, moins prestigieux et disposé aux capitulations... Rien de plus désastreux que la confusion des antinomies, surtout quand elle apparaît comme un aveu de faiblesse.

Chaque fois qu’une décision politique est à prendre, le caractère des personnes engagées constitue lui-même un facteur déterminant qui ne peut être confondu ni avec l’intérêt individuel ni avec l’intérêt du groupe social, quelle que soit l’importance basique de ces derniers facteurs. L’idéologie s’imprègne du caractère et le revêt à son tour. Or, l’idéologie socialiste, pénétrée de connaissances étendues en économie, en histoire, ainsi que de la riche expérience pratique du mouvement ouvrier, ne dispose encore que d’une psychologie tout à fait insuffisante.

Les établissements financiers, les grandes industries, les polices, les armées, instituent aujourd’hui - parfois très discrètement - des laboratoires de psychologie. Bien que la doctrine officielle de l’U.R.S.S. soit en cette matière singulièrement rétrograde, les cadres du P.C. bénéficient de l’enseignement des écoles de Moscou ; tous les fonctionnaires de la police politique, tous les agents secrets suivent des cours de psychologie appliquée et l’habileté des propagandes communistes camouflées n’est pas plus contestable que leur succès fréquent. Le mouvement syndical indépendant et les organisations socialistes n’accordent encore à la psychologie, dans leurs cercles d’études et leurs publications, qu’une place moins que secondaire.

Les principaux articles des programmes socialistes concernant l’économie - législation ouvrière, sécurité sociale du travailleur, nationalisations des grandes industries et des transports - sont, du fait des événements, à l’ordre du jour de la vie politique d’un grand nombre de pays. Une majorité catholique a voté en Autriche la nationalisation des industries les plus importantes. L’histoire récente a démontré que ces transformations économiques ne suffisent pas à grandir les droits du travailleur et plus largement du citoyen. Il me semble que notre époque impose au mouvement socialiste le devoir essentiel de se faire le défenseur de la démocratie réelle, c’est-à-dire de la liberté et de la dignité de l’homme. Démocratie, liberté, dignité, ces notions très claires sont fréquemment l’objet de falsifications impudentes qui ne sont possibles que parce que les idées ont perdu, dans les luttes du monde moderne, une partie de leur signification traditionnelle, sans que leur signification nouvelle, je veux dire adaptée aux possibilités de notre temps, ait été élucidée. Ce travail indispensable, à propos duquel il faudrait citer Karl Manheim et de nouveau Erich Fromm, ne saurait être accompli sans le concours de la psychologie.

Victor SERGE.

( Publié par Modern World, New York.)

Mexico, mars 47.

Octobre-Novembre 1947 - Masses N° 11

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Notes

[1Les travaux - remarquables - de Kautsky et de Boukharine sur le « capitalisme d’état », le « capitalisme organisé », le « super impérialisme », et certaines intuitions théoriques de grande valeur de Bogdanov ne sont connus que d’un petit nombre d’intellectuels ; ils sont demeurés en marge de la doctrine socialiste.

[2Proudhon écrivait à Marx le 17 mai 1846 : « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent... mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatiques a priori ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple... ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fut-elle la religion de la logique, la religion de la raison... ».

[3La suppression de toute liberté de critique en U.R.S.S. lors de l’accomplissement des deux premiers plans quinquennaux aboutit, selon le mot d’un auteur français, à « l’anarchie du Plan », c’est-à-dire à un gâchis inimaginable, à des échecs infiniment coûteux, au sabotage involontaire par le mensonge, le zèle, les rapports complaisants et les expédients, bref à des frais généraux effrayants. L’Etat remédia à tout par la terreur et ce fut là l’origine des procès de « sabotage trotskiste » terminés par tant d’exécutions. Etudiée de près l’expérience russe démontre irréfutablement la nécessité de la démocratie industrielle dans un régime collectiviste planifié.

[4Notons que Trotski, dans la « Révolution trahie » (l935-1936), s’est attaché à démontrer la nécessité de la démocratie ouvrière pour le bon fonctionnement de la production et a, pour la première fois, formulé sur le plan soviétique la revendication de la liberté des partis ouvriers.

[5Une analyse très minutieuse de toutes les données soviétiques officielles sur les salaires, faite par le cabinet économique du professeur Prokopovitch et publiée dans le n° 138 du « Bulletin » de ce cabinet (en russe, Prague - novembre-décembre 1937) permet de conclure que les salaires actuels des travailleurs soviétiques sont de 30 % environ inférieurs à ce qu’ils étaient avant la révolution. Il s’agit de salaires réels. Ceci cadre parfaitement avec les observations que j’ai poursuivies sur place pendant de longues années et consignées dans « Destin d’une Révolution ».

[6Dés 1919, le bolchevisme commence à dénier à tous les dissidents de la révolution le droit à l’existence politique.

[7Rendons Justice à Rosa Luxembourg qui, dès 1918, adressait aux bolcheviks ce grave reproche. (« La Révolution Russe », édit. Spartacus, 2 fr.).

[8J’ai exposé les idées et les faits dans « Lénine 1917 » et « l’An I de la Révolution russe ». Rien de plus caractéristique de l’erreur des bolcheviks que tel projet de réglementation minutieuse de la répartition des vivres, écrit de la main de Lénine ; le projet de militarisation du travail de Trotski ; les schémas économiques publiés par Boukharine à la veille de la NEP ; la funeste obstination du Comité Central à persévérer dans les voies du communisme de guerre alors que le pays en mourait manifestement ; les répressions d’Astrakhan et de Cronstadt ; la suppression de tous les partis et groupement ouvriers révolutionnaires par le parti communiste.

[9Dr. Bruno Bettelheim, Behavior In Extreme Situation in Politics, 1945. Victor Serge, Les Hommes dans la Prison, Paris. Rieder, 1930.

[10Eric Fromm, Escape from Freedom, Farrar & Rinehart, N° 1, 1941.

[11Les travaux - remarquables - de Kautsky et de Boukharine sur le « capitalisme d’état », le « capitalisme organisé », le « super impérialisme », et certaines intuitions théoriques de grande valeur de Bogdanov ne sont connus que d’un petit nombre d’intellectuels ; ils sont demeurés en marge de la doctrine socialiste.

[12Proudhon écrivait à Marx le 17 mai 1846 : « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent... mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatiques a priori ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple... ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fut-elle la religion de la logique, la religion de la raison... ».

[13La suppression de toute liberté de critique en U.R.S.S. lors de l’accomplissement des deux premiers plans quinquennaux aboutit, selon le mot d’un auteur français, à « l’anarchie du Plan », c’est-à-dire à un gâchis inimaginable, à des échecs infiniment coûteux, au sabotage involontaire par le mensonge, le zèle, les rapports complaisants et les expédients, bref à des frais généraux effrayants. L’Etat remédia à tout par la terreur et ce fut là l’origine des procès de « sabotage trotskiste » terminés par tant d’exécutions. Etudiée de près l’expérience russe démontre irréfutablement la nécessité de la démocratie industrielle dans un régime collectiviste planifié.

[14Notons que Trotski, dans la « Révolution trahie » (l935-1936), s’est attaché à démontrer la nécessité de la démocratie ouvrière pour le bon fonctionnement de la production et a, pour la première fois, formulé sur le plan soviétique la revendication de la liberté des partis ouvriers.

[15Une analyse très minutieuse de toutes les données soviétiques officielles sur les salaires, faite par le cabinet économique du professeur Prokopovitch et publiée dans le n° 138 du « Bulletin » de ce cabinet (en russe, Prague - novembre-décembre 1937) permet de conclure que les salaires actuels des travailleurs soviétiques sont de 30 % environ inférieurs à ce qu’ils étaient avant la révolution. Il s’agit de salaires réels. Ceci cadre parfaitement avec les observations que j’ai poursuivies sur place pendant de longues années et consignées dans « Destin d’une Révolution ».

[16Dés 1919, le bolchevisme commence à dénier à tous les dissidents de la révolution le droit à l’existence politique.

[17Rendons Justice à Rosa Luxembourg qui, dès 1918, adressait aux bolcheviks ce grave reproche. (« La Révolution Russe », édit. Spartacus, 2 fr.).

[18J’ai exposé les idées et les faits dans « Lénine 1917 » et « l’An I de la Révolution russe ». Rien de plus caractéristique de l’erreur des bolcheviks que tel projet de réglementation minutieuse de la répartition des vivres, écrit de la main de Lénine ; le projet de militarisation du travail de Trotski ; les schémas économiques publiés par Boukharine à la veille de la NEP ; la funeste obstination du Comité Central à persévérer dans les voies du communisme de guerre alors que le pays en mourait manifestement ; les répressions d’Astrakhan et de Cronstadt ; la suppression de tous les partis et groupement ouvriers révolutionnaires par le parti communiste.

[19Dr. Bruno Bettelheim, Behavior In Extreme Situation in Politics, 1945. Victor Serge, Les Hommes dans la Prison, Paris. Rieder, 1930.

[20Eric Fromm, Escape from Freedom, Farrar & Rinehart, N° 1, 1941.

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