Une tribune pour les luttes

La deuxième mort du judaïsme

par Eric Hazan

Article mis en ligne le mercredi 14 janvier 2009

Les millions de juifs qui ont été exterminés par les nazis dans les plaines
de Pologne avaient des traits communs qui permettent de parler d¹un judaïsme
européen. Ce n’était pas tant le sentiment d’appartenance à un peuple
mythique, ni la religion car beaucoup d’entre eux s’en étaient détachés :
c’étaient des éléments de culture commune. Elle ne se réduisait pas à des
recettes de cuisine, ni à des histoires véhiculant le fameux humour juif, ni
à une langue, car tous ne parlaient pas le yiddish. C’était quelque chose de
plus profond, commun sous des formes diverses aux ouvriers des usines
textiles de Lodz et aux polisseurs de diamants d’Anvers, aux talmudistes de
Vilna, aux marchands de légumes d’Odessa et jusqu’à certaines familles de
banquiers comme celle d’Aby Warburg. Ces gens-là n’étaient pas meilleurs que
d’autres, mais ils n’avaient jamais exercé de souveraineté étatique et leurs
conditions d’existence ne leur offraient comme issues que l’argent et
l’étude.

Ils méprisaient en tout cas la force brutale, dont ils avaient
souvent eu l’occasion de sentir les effets. Beaucoup d’entre eux se sont
rangés du côté des opprimés et ont participé aux mouvements de résistance et
d’émancipation de la première moitié du siècle dernier : c’est cette
culture qui a fourni son terreau au mouvement ouvrier juif, depuis le Bund
polonais, fer de lance des révolutions de 1905 et 1917 dans l’empire
tsariste, jusqu’aux syndicats parisiens des fourreurs et des casquettiers,
dont les drapeaux portaient des devises en yiddish et qui ont donné, dans la
MOI, bien des combattants contre l’occupant. Et c’est sur ce terrain qu’ont
grandi les figures emblématiques du judaïsme européen, Rosa Luxembourg,
Franz Kafka, Hannah Arendt, Albert Einstein. Après guerre, nombre des
survivants et de leurs enfants soutiendront les luttes d’émancipation dans
le monde, les Noirs américains, l’ANC en Afrique du Sud, les Algériens dans
leur guerre de libération.

Tous ces gens sont morts et on ne les ressuscitera pas. Mais ce qui se passe
en ce moment à Gaza les tue une seconde fois. On dira que ce n’est pas la
peine de s’énerver, qu¹’l y a tant de précédents, de Deir Yassin à Sabra et
Chatila. Je pense au contraire que l’entrée de l’armée israélienne dans le
ghetto de Gaza marque un tournant fatal. D’abord par le degré de brutalité,
le nombre d’enfants morts brûlés ou écrasés sous les décombres de leur
maison : un cap est franchi, qui doit amener, qui amènera un jour le Premier
ministre israélien, le ministre de la Défense et le chef d’État-major sur le
banc des accusés de la Cour de justice internationale.

Mais le tournant n’est pas seulement celui de l’horreur et du massacre de
masse des Palestiniens. Il y a deux points qui font des événements actuels
ce qui est advenu de plus grave pour les juifs depuis Auschwitz. Le premier,
c’est le cynisme, la manière ouverte de traiter les Palestiniens comme des
sous-hommes ­ les tracts lâchés par des avions annonçant que les
bombardements vont être encore plus meurtriers, alors que la population de
Gaza ne peut pas s’enfuir, que toutes les issues sont fermées, qu’il n’y a
plus qu’à attendre la mort dans le noir. Ce genre de plaisanterie rappelle
de façon glaçante le traitement réservé aux juifs en Europe de l¹Est pendant
la guerre, et sur ce point j’attends sans crainte les hauts cris des belles
âmes stipendiées. L’autre nouveauté, c’est le silence de la majorité des
juifs. En Israël, malgré le courage d’une poignée d’irréductibles, les
manifestations de masse sont menées par des Palestiniens. En France, dans
les manifestations du 3 et du 10 janvier, le prolétariat des quartiers
populaires était là, mais des hurlements de colère d’intellectuels juifs, de
syndicalistes, de politiciens juifs, je n’en ai pas entendu assez.

Au lieu de se satisfaire des âneries du gouvernement et du CRIF (« ne pas
importer le conflit »), il est temps que les juifs viennent en masse
manifester avec les « arabo-musulmans » contre l’inacceptable. Sinon, leurs
enfants leur demanderont un jour « ce qu’ils faisaient pendant ce temps-là »
et je n’aimerais pas être à leur place quand il leur faudra répondre.

Eric Hazan

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