Une tribune pour les luttes

Les jardins d’éveil

par Hubert MONTAGNER (deuxième version corrigée avec nouvelle conclusion de l’auteur)

Article mis en ligne le jeudi 27 août 2009

Hubert MONTAGNER est Psychophysiologiste dans le domaine du développement de l’enfant, Professeur des Universités en retraite, ancien Directeur de Recherche à l’INSERM, ancien directeur de l’Unité “Enfance inadaptée” de l’INSERM.

Les jardins d’éveil

Ce texte sera publié in extenso en octobre 2009 dans le Journal des Educateurs de Jeunes Enfants (EJE)

Avec la création des jardins d’éveil, l’objectif du gouvernement français est officiellement de pallier la faiblesse de l’offre de “garde” pour les enfants de moins de trois ans. Le pays compte en effet à peine un million de places pour 2,4 millions d’enfants concernés. C’est pour répondre à cette insuffisance que Madame Nadine MORANO, Secrétaire d’Etat chargée de la Famille et de la Solidarité, a promis l’ouverture de 8000 places dans les jardins d’éveil d’ici 2012. En s’abritant derrière l’intérêt de l’enfant (voir plus loin), elle affirme que la création des jardins d’éveil “permet une nouvelle approche en matière de politique d’accueil de la petite enfance dans notre pays”. En créant ces structures, la Secrétaire d’Etat reprend la proposition de la députée Madame Michèle TABAROT dans un rapport remis en 2008 au Premier Ministre, et reprise par les sénateurs Madame Monique PAPON et Monsieur Pierre MARTIN, également en 2008 . Deux arguments majeurs sont avancés :

LES ARGUMENTS DES PARLEMENTAIRES

1. “L’enjeu de ce développement de l’offre d’accueil est d’apporter une véritable liberté de choix aux femmes qui souhaitent travailler : aujourd’hui, la pénurie est telle que beaucoup de mères sont contraintes de prendre un congé parental contre leur gré” (rapport des sénateurs Mme PAPON et M. MARTIN).

Tous les observateurs sont d’accord pour reconnaître l’insuffisance de l’offre d’accueil des jeunes enfants, à la fois pour des raisons familiales, sociales, professionnelles, sociétales... mais aussi pour mieux répondre aux besoins et particularités des enfants. Mais, dans le rapport des deux sénateurs, on voit poindre l’idée que le congé parental n’est pas une nécessité puisque “beaucoup de mères sont contraintes de prendre un congé parental contre leur gré”. Il pourrait donc être supprimé dès lors que les mères auraient la possibilité de confier leur enfant à un jardin d’éveil, ou alors sa durée serait diminuée. La durée du congé parental passerait de trois ans possibles à un an au maximum. C’est en tout cas ce que suggère explicitement le rapport des sénateurs. Autrement dit, à travers cette suggestion, on voit déjà se dévoiler l’une des motivations sous-jacentes à la création des jardins d’éveil : une motivation d’ordre comptable... Or, dans les familles en souffrance qui cumulent les difficultés, ou en cas d’adoption, une année de congé parental n’est pas forcément suffisante pour que des liens d’attachement “sécure” se nouent entre l’enfant et sa mère (et son père). Le gouvernement voudrait-il faire des économies au détriment de l’enfant, de sa mère, de sa famille ... et donc de la société de demain en s’abritant derrière “la liberté de choix” des “femmes qui souhaitent travailler” ?

2. Selon la députée Mme TABAROT, “l’éveil préscolaire est une nécessité. Le jardin d’éveil aura pour mission principale de préparer la préscolariation à l’école maternelle”.

“L’éveil préscolaire est une nécessité”
Mme TABAROT décrète que “l’éveil préscolaire est une nécessité”, sans préciser ce qu’il faut entendre par éveil comme si la signification et le sens de ce terme étaient évidents. Pour ceux qui se penchent sur le rythme veille-sommeil, l’éveil est l’action de se réveiller et de rester éveillé par opposition à l’endormissement, au sommeil et à la somnolence. Cependant, si on suit l’une des définitions du dictionnaire “le Petit Robert", l’éveil est “l’action de se révéler, de se manifester (facultés, sentiments)” ? Mais alors, s’agissant de l’enfant âgé de 2 à 3 ans, quelles facultés et quels sentiments devraient être révélés, et comment se manifesteraient-ils ? Est-ce qu’on entend par éveil “l’émergence” ou l’activation de telle ou telle potentialité, particularité, possibilité ou capacité sensorielle, motrice, comportementale, affective, relationnelle, sociale, cognitive, langagière ... ? S’agit-il de “l’éveil de l’intelligence”, de “l’éveil de l’imagination” (Le Petit Robert) ? Quelle que soit la définition, il est légitime de demander aux promoteurs des jardins d’éveil ce qui doit être “révélé”, “manifesté”... puisqu’ils doivent préparer à la préscolarisation (“l’éveil préscolaire est une nécessité”). “L’éveil préscolaire” à quoi et à qui, pour quoi et pour qui, pour faire quoi et pour quels potentialités, possibilités, capacités, “sentiments”, “facultés”... préscolaires. En d’autres termes, l’éveil désignerait-il de nouvelles émergences et de nouveaux développements du corps, de la motricité, de la sensorialité, de la vie émotionnelle et affective, des systèmes de communication, y compris le langage oral, des relations sociales et de la socialisation, des processus cognitifs, des constructions intellectuelles, de l’imaginaire, de la créativité ... ? “Eveil préscolaire” reste un terme flou, sans contenu.

“préparer la préscolariation à l’école maternelle”.

Selon la députée et les sénateurs, “le “jardin d’éveil aura pour mission principale de préparer la préscolarisation à l’école maternelle” ... “Il s’agit de créer une nouvelle structure ambitieuse en termes d’accueil éducatif qui s’inscrive dans une forme de transition éducative qui permet de préparer chaque enfant à l’entrée en école maternelle”. Les sénateurs répondent ainsi au souhait de la commission des affaires culturelles du Sénat de dresser un état des lieux de la scolarisation des jeunes enfants. Mais, au nom de qui et de quoi devrait-on formater les enfants de 2 à 3 ans pour qu’ils soient préparés à la préscolarisation ? Les enfants seraient-ils génétiquement ou culturellement programmés pour une telle finalité ? Se pose-t-on ces questions dans les pays où il n’y a pas d’école maternelle… ?
Posons au contraire qu’un enfant est d’abord une personne qui se développe à son rythme sans autre "finalité" que grandir et qui se réalise dans ses différentes dimensions et facettes, quelles que soient ses potentialités, possibilités et particularités, et non pas “simplement” un “pré-élève” qui se prépare à devenir élève. C’est au fil du temps qu’il acquiert des savoirs et connaissances de tout ordre non enfermés dans un déterminisme scolaire. Chacun se développe en fonction des influences combinées de ses gènes et des facteurs d’environnement, “nourri” de ses expériences, de ce qu’il mémorise, de ses constructions et acquisitions successives, et de son vécu. Qui pourrait reconnaître entre 2 et 3 ans les mécanismes, processus, acquisitions “naturelles” ou culturelles, et apprentissages spécifiques qui préparent à la préscolarisation, c’est-à-dire à l’école maternelle ?

Selon les parlementaires, la création d’une nouvelle structure pour accueillir de façon spécifique des enfants âgés de 2 à 3 ans, se justifie parce que cette “tranche d’âges” serait différente des autres. On doit donc se demander en quoi les comparaisons avec la classe d’âge précédente (1 à 2 ans) et la classe d’âge suivante (3 à 4 ans) les rendraient différents.

QUI SONT LES ENFANTS AGES DE 2 A 3 ANS ? SONT-ILS FONDAMENTALEMENT DIFFERENTS DES ENFANTS DE 1 A 2 ANS ET DE 3 A 4 ANS ?

À les lire, il est clair que nos parlementaires ont des difficultés à définir des particularités ou “spécificités” qui caractériseraient les enfants âgés de deux à trois ans ... comme s’ils ne croyaient pas eux-mêmes à la “spécificité” de cette classe âges.
Les raisons explicitées du choix de cette “tranche d’âge sont en effet à géométrie variable comme si les promoteurs du jardin d’éveil cherchaient des justifications à tout prix.

Une caution intellectuelle

En guise de préambule, les sénateurs s’abritent derrière l’opinion de Françoise DOLTO qui écrit dans La cause des enfants : “Quand on dit 2 ans et 3 ans, c’est comme si on disait 12 ans et 25 ans. A 2 ans, de trois mois en trois mois, les enfants évoluent énormément ; leurs intérêts, leur mode de langage au sens large du terme sont en continuelle mutation ». Avec tout le respect que l’on doit à l’éminente psychanalyste, cela n’a aucun sens d’établir un parallèle entre d’une part les différences qui existeraient entre les enfants de 2 ans et les enfants de 3 ans, et d’autre part les différences évidemment aveuglantes entre les jeunes adultes de 25 ans et les enfants de 12 ans. Françoise DOLTO n’aurait pas écrit une telle énormité si elle avait pu, su ou voulu tenir compte des données de la recherche fondamentale sur le développement de l’enfant. En outre, n’importe qui aurait pu lui dire que, entre 1 et 2 ans, “les enfants évoluent énormément”, mais également entre 3 et 4 ans ... et pas seulement entre 2 et 3 ans. On ne voit pas en quoi les différences d’évolution seraient plus fondamentales, “énormes”, soudainement transformées (“en perpétuelle mutation")... entre 2 et 3 ans qu’entre 1 an et 2 ans, et aussi entre 3 et 4 ans, même si le langage oral devient alors de plus en plus élaboré et de mieux en mieux maîtrisé (voir plus loin). Le développement du petit de l’Homme ne se confond pas avec la maîtrise du langage oral, même si celui-ci fait de l’Homo sapiens sapiens une espèce très particulière.

Une argumentation à géométrie variable

“Les deux-trois ans forment une tranche d’âge charnière”

L’embarras de Mme TABAROT pour justifier les particularités des enfants de 2 ans par rapport à ceux de 3 ans tient dans deux phrases : 1. “Les deux-trois ans forment une tranche d’âge charnière qui relève d’une grande diversité sur le plan de la maturité psychique et physique. Ces jeunes enfants sont à la fois un peu grands pour fréquenter la crèche, qui est une structure plutôt conçue autour des tout-petits même si les rythmes de l’enfant font l’objet d’une attention particulière, et un peu petits pour une école plus enclin à les placer en situation d’apprentissage".
Selon le rapport de Mme PAPON et M. MARTIN, l’enfant de 2 ans “doit passer du stade de « grand bébé » à celui de « petit écolier » alors que ses besoins physiologiques nécessitent une grande proximité et une forte intervention de l’adulte”. Il est aussi affirmé que “L’enfant de deux ans, ce n’est pas l’enfant de trois ans, et que l’enfant de deux ans a ses propres rythmes et besoins physiologiques qu’il est important de respecter. Rythmes de sommeil, besoins d’isolement ou de mouvement, tels sont les éléments qui doivent être pris en considération”.
Autrement dit, les rythmes et les besoins de l’enfant de 2 ans seraient fondamentalement différents de ceux de l’enfant de 3 ans. Les éléments à prendre “en considération” seraient les “besoins physiologiques”, les “rythmes de sommeil”, les “besoins d’isolement ou de mouvement”. C’est évidemment simpliste et réducteur (voir plus loin). En outre, l’enfant de 1 à 2 ans et celui de 3 à 4 ans ont aussi des “besoins physiologiques”, des “rythmes de sommeil” et des “besoins d’isolement ou de mouvement” qui, également, “doivent être pris en considération”.
L’affirmation que “Les deux-trois ans forment une tranche d’âge charnière”, ne repose donc pas sur des différences clairement objectivées, explicitées et argumentées entre les enfants de 2 ans et les enfants de 3 ans. En revanche, le constat que tout le monde peut faire est que, à 2 ans, à 3 ans ... à tout âge, les enfants diffèrent entre eux dans leurs particularités, qu’il s’agisse du développement corporel, de la motricité, des systèmes perceptifs, des comportements, des rythmes, des modes d’occupation de l’espace, des systèmes de communication (et pas seulement le langage oral), des stratégies cognitives... C’est d’ailleurs ce que le rapport admet en faisant état pour les enfants de 2 à 3 ans “d’une grande diversité sur le plan de la maturité psychique et physique”. C’est vrai à tous les âges. Mais alors, pourquoi considérer la troisième année comme “une tranche d’âge charnière” ?

La classe d’âges de deux à trois ans serait l’âge charnière “d’acquisition d’une première autonomie”
Dans l’appel à candidature de la Caisse Nationale des Allocations Familiales, chargée de mettre en oeuvre la création des jardins d’éveil, on lit que deux ans est un “âge charnière dans l’acquisition d’une première autonomie”. La CNAF reprend ainsi des éléments du rapport des deux sénateurs : “Qu’est-ce qu’un enfant de deux ans ? L’enfant de cet âge a ses propres rythmes de vie, il apparaît autonome ...”. On se demande si ces personnes savent de quoi elles parlent. Il n’y a pas en effet un “âge-charnière dans l’acquisition d’une première autonomie”. L’autonomie étant définie comme “un droit pour l’individu de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet” (“Petit Robert”), elle est “plurielle” et multiforme selon les aspects du développement individuel et les acquisitions que l’on considère. Pour donner un exemple trivial, les enfants acquièrent le plus souvent l’autonomie locomotrice entre sept et quinze mois dès lors qu’ils peuvent se mouvoir librement par reptation, quadrupédie, debout en prenant des appuis... L’autonomie pour escalader une superstructure “sur les jambes” (escalier, plan incliné ..) et, ainsi, pour conquérir debout la troisième dimension de l’espace, est observée entre treize et seize mois, en tout cas lorsque les enfants peuvent évoluer en activité libre avec des pairs dans un lieu sécurisé et devenu familier. Dans ces conditions, l’autonomie dans les interactions sociales, les différents modes de communication et les échanges, se développe avant la fin de la première année et au début de la deuxième année. L’autonomie dans les interactions complexes qui nourrissent les processus de socialisation (coopération, anticipation du comportement du partenaire, entraide...) devient de plus en plus fréquente au cours de la deuxième année. L’autonomie dans les habiletés manuelles qui permettent d’emboîter, d’encastrer, d’assembler les objets est déjà “en place” avant la fin de la première année ou au début de la deuxième année. Etcetera. On ne peut donc pas affirmer que l’âge de 2 ans à 3 ans est une charnière dans “l’acquisition d’une première autonomie”.

“Le développement des moins de trois ans ne correspond pas au temps des apprentissages de type scolaire mais à celui des acquisitions sensorielles”
Affirmer que “le développement des moins de trois ans” correspond au temps des “acquisitions sensorielles” n’a pas de sens et relève de la caricature. Si tous les systèmes sensoriels sont fonctionnels à la naissance (et déjà, pour certains, au cours de la vie intra-utérine ), le temps des “acquisitions sensorielles” ne se limite pas aux trois premières années pas plus que toutes les “acquisitions sensorielles” se font avant 3 ans. Indépendamment, de façon combinée ou en “interaction”, telles ou telles acquisitions sensorielles deviennent de plus en plus affinées, complètes, nuancées et complexes à tel ou tel moment du développement selon le système sensoriel que l’on considère et selon l’enfant, et non pas forcément et totalement avant 3 ans, mais parfois et plutôt entre 3 et 5 ans. C’est au fil des années, notamment au delà de 3 ans, que les enfants structurent plus ou moins précocement leurs systèmes perceptifs, c’est-à-dire le sens et la signification qu’ils donnent, par exemple, à telle ou telle sollicitation ou stimulation visuelle et telle ou telle sollicitation ou stimulation auditive, selon qu’ils traitent les informations de façon séparée ou selon qu’ils combinent et intègrent les “entrées” visuelles et auditives en un seul message. C’est vrai pour tous les systèmes perceptifs. Il n’est pas rare qu’à l’école maternelle, il faille apprendre aux enfants âgés de plus de 4 ans, parfois 5 ans, les formes, les volumes, le “spectre” des couleurs, les différentes gammes et catégories de bruits, sons, mélodies ... les odeurs, les saveurs, la texture des substrats, les étirements (la proprioception) ... On ne voit donc pas pourquoi il est affirmé que les acquisitions sensorielles se feraient avant 3 ans. Une nouvelle fois, pourquoi faudrait-il enfermer les apprentissages entre deux et trois ans dans une finalité “de type scolaire” ? Comment pourrait-on identifier ceux qui seraient “de type scolaire” et ceux qui ne le seraient pas ?

“L’enfant de deux ans serait un individualiste”
Quand les sénateurs écrivent que “L’enfant de deux ans, c’est en quelque sorte un individualiste auquel il faut laisser le temps d’évoluer, de mûrir pour être en capacité un peu plus tard de devenir élève”, ils commettent un contresens total. En effet, la recherche a largement démontré que, pendant la deuxième année, les enfants multiplient “spontanément” avec leurs pairs les comportements affiliatifs que sont les offrandes, les “trocs”... Ils ont aussi toute une gamme de comportements de sollicitation manuelle, corporelle, vocale... (verbale chez ceux qui parlent), de coopération, d’anticipation du comportement des autres, d’entraide, plus généralement de conduites sociales. Je pourrais projeter de nombreuses vidéos qui montrent sans ambiguïté la réalité et la diversité des conduites affiliatives bien avant l’âge de 2 ans, et leur complexité croissante lorsque l’environnement s’y prête. On ne peut donc pas dire que, "en quelque sorte", “l’enfant de deux ans est un individualiste”.

Quant au terme “mûrir”, j’en laisse la responsabilité aux sénateurs. Les enfants ne sont pas des fruits ou des légumes qui doivent mûrir, c’est-à-dire “attendre” tel ou tel âge pour “venir à maturité”, “grandir”, “se développer", " atteindre son plein développement”, acquérir de la maturité d’esprit, de la sagesse” (définitions du Petit ROBERT) sous le contrôle d’un processus de croissance, génétiquement programmé. Tous les chercheurs savent en effet que s’il y a un plan global de développement ancré dans le programme génétique de l’espèce et de l’individu, les facteurs d’environnement jouent un rôle majeur dans sa “réalisation”, son orientation fonctionnelle, son façonnement et son évolution au fil de l’âge. En outre, si on affirme qu’en laissant aux enfants le temps de “murir pour être en capacité un peu plus tard de devenir élève”, on admet, une fois de plus, que la finalité du développement, en particulier des processus cognitifs et des ressources intellectuelles, est la perspective de devenir un écolier. On retrouve toujours le même postulat, évidemment vide de sens.

Entre 2 et 4 ans, et pas seulement entre 2 et 3 ans, le développement de l’enfant est “buissonnant”. Chacun investit ses processus cognitifs et ses ressources intellectuelles dans des savoirs et connaissances sans cesse affinés et remodelés. C’est un processus plus ou moins graduel et variable d’un enfant à l’autre. C’est à son rythme (quand il est prêt) qu’entre 2 et 4 ans la plupart des enfants apprennent et comprennent les caractéristiques physiques et les propriétés fonctionnelles d’un nombre “illimité” d’objets et structurent ainsi leurs perceptions, manipulations et réalisations. Mais, également, la signification et le sens du comportement et du langage des autres, la “gestion” des conflits, la configuration des espaces, les particularités des environnements et partenaires nouveaux. En d’autres termes, entre deux et quatre ans, les enfants se construisent et se reconstruisent à leur rythme selon les opportunités fournies par des environnements de plus en plus diversifiés, mouvants et complexes, à travers l’exploration et la découverte des espaces, des mobiliers, des objets et des partenaires ... sans qu’on puisse extrapoler à ce qu’on attendra d’eux entre quatre et six ans puis à l’école élémentaire. Entre deux et quatre ans, dans le cadre d’une autonomie de mieux en mieux maîtrisée et multiforme, l’enfant peut se donner les moyens de découvrir, montrer et démontrer, à son rythme, toute la gamme de ses possibilités et capacités à ses partenaires, de conquérir le monde dans sa diversité et sa complexité… indépendamment d’une projection pour “devenir élève”.

Les besoins des enfants de 2 à 3 ans vues par les sénateurs Mme PAPON et M. MARTIN

“Le rythme éveil-sommeil” et les “rythmes de sommeil”
Selon le rapport des deux sénateurs, Le jeune enfant a besoin de dormir à deux moments de la journée : le matin et l’après-midi. Non, cela dépend de l’enfant, de l’évolution de son rythme veille-sommeil au fil du temps .... Le rythme veille-sommeil étant défini comme l’alternance des épisodes de sommeil et des états de veille qui se succèdent au cours des 24 heures, certains enfants âgés de 2 ans ont déjà une rythmicité d’adulte, c’est-à-dire un long épisode de sommeil nocturne ininterrompu par un réveil et un temps de veille diurne ininterrompu par une sieste, même si, comme les autres, ils ont des fluctuations dans leur vigilance comportementale au cours de la phase éclairée. D’autres enfants du même âge ont deux ou trois épisodes de sommeil diurne. Par comparaison, si la plupart des enfants âgés de 4 ans développent encore régulièrement un seul épisode de sommeil diurne (la sieste), certains ont encore deux épisodes de sommeil au cours de la phase éclairée.
De telles différences interindividuelles sont également observées chez les enfants “gardés” dans le milieu familial et chez ceux qui sont accueillis dans une crèche ou à l’école maternelle (quand il y a une possibilité de sieste). Dans une même famille, un enfant de 2 ans peut présenter régulièrement un rythme veille-sommeil sans épisode de sommeil diurne alors que son frère ou sa sœur développait au même âge deux siestes en plus du long épisode de sommeil nocturne. De grandes différences entre enfants existent aussi aux âges de six mois, un an... à tous les âges. Autrement dit, rien ne permet de considérer que l’âge de 2 à 3 ans se caractérise par une organisation particulière du rythme veille-sommeil, même si la majorité des enfants développent alors deux siestes . Ce qui devrait compter, c’est le respect du rythme veille-sommeil de chaque enfant dans ses différents lieux de vie (à la maison, à la crèche, au jardin d’enfants, à l’école maternelle et ailleurs), quel que soit son âge. Et non pas un à priori selon lequel il y aurait un rythme veille-sommeil spécifique de chaque âge.

“Les besoins affectifs”
Selon les sénateurs, “L’intense besoin de sécurité des petits enfants ne peut se faire avec les pairs. La qualité de ce lien est conditionnée surtout par la sécurité de l’attachement aux parents. La plupart des enfants sécurisés avec leurs parents le sont aussi avec le professionnel référent du lieu d’accueil”.
Bien entendu, la sécurité affective et les liens d’attachement qui se nouent et se renforcent entre l’enfant et sa mère, son père (les deux parents) dans un bain d’interactions accordées, c’est-à-dire dans l’ajustement des comportements, émotions, affects et rythmes, est un besoin fondamental. La sécurité affective est le “coeur” de l’enfant et le “moteur” de son développement. Cependant, des liens sécurisants et un attachement du type sécure peuvent aussi se tisser avec des pairs. Il est étonnant que, malgré les nombreuses recherches nationales et internationales, les sénateurs ignorent ou nient l’importance des relations affectives (et autres) de l’enfant avec ses pairs, en particulier entre 2 et 3 ans. Contrairement à ce que Alain BENTOLILA a écrit, rien ne permet d’affirmer qu’elles génèrent “une insécurité linguistique”.

“Les Besoins d’isolement” ou les “Besoins d’isolement ou de mouvement”
Le constat est le même pour “les besoins d’isolement” ou “les besoins d’isolement ou de mouvement”. Tout d’abord, il est simpliste de distinguer isolement et mouvement, et encore plus de les opposer. En effet, entre deux et trois ans à la crèche ou à l’école maternelle, mais aussi plus tôt ou plus tard, un enfant peut choisir de se tenir à l’écart des autres, mais cela ne signifie pas qu’il s’isole de ses pairs ou des éducateurs. L’observation montre en effet que s’il est sollicité par un tiers, il répond par des gestes, postures, vocalisations ... et/ou paroles, selon les enfants et le contexte, et non par une attitude d’évitement ou d’isolement. Lorsqu’un enfant se met “simplement” en retrait (en “stand by”), cela ne signifie pas qu’il n’est pas disponible pour des interactions et échanges avec un ou des tiers. Par comparaison, un enfant du même âge peut apparaître en mouvement pour le mouvement (il est qualifié improprement d’hyperactif), et ne pas répondre aux sollicitations de ses partenaires comme s’il était “dans sa bulle”, “sur son nuage”, “dans sa forteresse”... Cela ne veut pas dire qu’il ne perçoit pas la signification et le sens des messages qui lui sont adressés. En fait, il faudrait concevoir les “objets” (jouets, ustensiles ...), les mobiliers, les espaces et l’environnement global, organiser les plages d’activités libres et proposer les activités structurantes, éducatives et/ou pédagogiques de façon que chaque enfant de deux ans (et aussi de moins de deux ans), de trois ans, de quatre ans ... puisse alterner de lui-même et à son rythme les temps de retrait par rapport au groupe, les “vrais” temps d’isolement (il “se met en position de non vigilance” et se déconnecte” de l’environnement), et les temps de mouvement. Mais aussi, les temps d’interaction et de communication, que les enfants soient ou non en mouvement, qu’ils soient ou non en retrait. Il est étrange que, dans la conférence de presse donnée le 4 novembre 2008 par les deux sénateurs Mme PAPON et M. MARTIN, il n’y ait pas un mot sur les réalités et capacités de l’enfant à communiquer dès lors qu’il en a la possibilité et l’envie (dans leur rapport, le mot communication est cité une seule fois ... à propos de l’histoire récente de l’école maternelle).

À 2, 3, 4 ans ... tous les enfants ont des capacités de communication personnalisées, nuancées, diversifiées et complexes. Elles ne se confondent pas avec leurs capacités langagières. Même si le langage oral joue évidemment un rôle incontestable dans les échanges émotionnels, les processus de communication, les constructions cognitives, le façonnement et la mobilisation des ressources intellectuelles et, bien évidemment, l’organisation de la pensée. Et réciproquement.
C’est déjà ce qu’on observe entre 1 et 2 ans, même si le langage oral n’est pas encore “clairement structuré et audible” chez la plupart des enfants. Parmi d’autres scientifiques, mes collaborateurs et moi-même avons étudié et décrit les capacités de communication des enfants de moins de 2 ans, notamment avec leurs pairs. Par exemple, dans deux articles publiés en 1993 respectivement par “Pediatrics”, le périodique officiel de la Société Américaine de Pédiatrie et par “Les Archives Françaises de Pédiatrie”. Nous avons montré notamment que, dans un lieu qui autorise la conquête de l’espace dans toutes ses dimensions avec cinq ou six pairs, les enfants de moins de 2 ans révèlent des conduites bien structurées de coopération, d’entraide et d’anticipation du comportement des pairs. Contrairement aux sénateurs, on ne peut donc affirmer que “entre deux et trois ans, les enfants sont généralement en situation de juxtaposition durant leurs phases de jeux”. En outre, “les séquences de collaboration entre eux" ne sont pas forcément "peu fréquentes et courtes”.
Plus généralement, en créant à la crèche des conditions d’accueil sécurisant pour l’enfant et sa famille, en aménageant l’espace et le temps, en multipliant les stratégies relationnelles... afin que “tout soit a priori possible”, on observe que tous les enfants de moins de 2 ans révèlent un registre large, inattendu et complexe de potentialités, possibilités et compétences “cachées”, et en acquièrent de nouvelles. Y compris les autocentrés qui paraissaient repliés sur eux-mêmes, ceux qui se caractérisaient par des conduites d’évitement et de fuite, par une “hyperactivité” débordante et/ou par une agressivité hors de propos (sans raison apparente). L’émergence et le développement des capacités à communiquer et à s’approprier les espaces dans toutes leurs dimensions, ne sont donc pas fondamentalement ou seulement liés à l’âge. Elles dépendent aussi ou plutôt des conditions d’environnement, notamment quand les échanges avec les pairs stimulent et facilitent les interactions sociales. En d’autres termes, tout dépend de l’enfant et du contexte. Pas simplement de l’âge, voire pas du tout.

“Les besoins moteurs et cognitifs”
Selon le rapport des sénateurs, l’enfant âgé de 2 ans “a besoin de se déplacer, de se mouvoir, d’expérimenter sur le plan de la motricité. Il est également très curieux mais sa capacité de concentration est très fragile. Au cours de la deuxième année, et déjà au cours de la première année, on observe effectivement chez les enfants un “besoin de se déplacer, de se mouvoir, d’expérimenter sur le plan de la motricité”. Mais, à aucun moment, la députée Mme TABAROT, les deux sénateurs Mme PAPON et M. MARTIN, sans compter la Secrétaire d’Etat à la Famille, ne font allusion à la nécessité d’aménager les espaces, les mobiliers et l’environnement pour que chaque enfant puisse révéler et développer ses possibilités et capacités réelles, et en acquérir de nouvelles (les sénateurs se contentent d’évoquer la “motricité spatiale”... sans la définir). Quand les enfants de moins de 2 ans peuvent libérer leurs conduites d’exploration dans un groupe de pairs, ils se montrent capables de s’approprier la troisième dimension de l’espace, par exemple l’escalade d’un escalier et d’une rampe, la conquête d’une mezzanine ou d’une plate-forme, la traversée d’un “tunnel”... En outre, ils peuvent ainsi satisfaire non seulement leur “besoin de se déplacer, de se mouvoir, d’expérimenter sur le plan de la motricité”, mais aussi structurer leur schéma corporel, c’est-à-dire la représentation ou l’idée qu’ils ont de leur corps dans toutes les dimensions de l’espace. Ainsi, des concepts spatiaux peuvent “naturellement” se développer bien avant l’âge de deux ans (au dessus, au dessous, en haut, en bas, derrière, devant, à gauche, à droite ...).
Qui peut définir la capacité de concentration ? En revanche, on sait identifier et mesurer la vigilance comportementale et les capacités d’attention. Si la vigilance et les capacités d’attention des enfants non sécures ou insécures sont effectivement “fragiles” (réduites et “fugitives”), elles sont en revanche soutenues et durables chez les enfants sécures dès la deuxième année, en particulier lorsqu’ils observent des pairs à la conquête de l’espace. Tout dépend des enfants, de la composition du groupe de pairs, du jour, du moment, du contexte et des expériences vécues.

“Les apprentissages langagiers et le destin linguistique”
“Les spécialistes de la petite enfance insistent sur l’importance des apprentissages de la langue comme élément essentiel d’accès à la lecture. La maîtrise des mots à l’oral préfigure la capacité à apprendre à lire. En ce sens, faciliter l’augmentation d’un capital de mots est primordial” (rapport de Mme TABAROT). Oui, bien entendu. Mais cela ne signifie pas qu’il faille formater les jeunes enfants dans des apprentissages formels et explicites de la langue. Etroitement imbriqués, le langage, les savoirs et les connaissances de tout ordre qui façonnent le fonctionnement du cerveau et organisent l’intelligence, peuvent être acquis, maîtrisés et consolidés au moyen de démarches, situations, méthodes et techniques différentes de celles qui nourrissent le dogme des apprentissages en situation d’apprentissage formel et explicite. Et souvent plus efficacement et beaucoup mieux, surtout chez les enfants qui ont des difficultés à comprendre et apprendre. Il y a “trente six” façons d’apprendre et un nombre infini de situations qui permettent aux enfants de comprendre et d’apprendre, notamment lorsque les différents modes d’expression sont libérés.
On ne peut pas affirmer que “la période deux-trois ans est l’âge fondamental de l’acquisition du langage”. En effet, il est clair que certains enfants développent déjà peu ou prou le “langage oral” au cours de la deuxième année. Cependant, si on se fonde sur les données des recherches longitudinales après la naissance et tout au long des premières années, ainsi que sur les observations et le vécu des éducateurs de jeunes enfants, “l’émergence » et le développement du langage oral dans ses dimensions émotionnelle, affective, relationnelle, sociale (communiquer), linguistique (« parler »), cognitive et intellectuelle (« penser », « comprendre », « apprendre »), apparaissent indissociables des combinaisons plurisensorielles et comportementales qui enveloppent et englobent la parole. En d’autres termes, le langage oral est un joyau qui ne peut briller en dehors de l’écrin constitué par le regard, les postures, attitudes et contacts corporels, les expressions faciales, les mouvements des mains, les gestes, les vocalisations et autres bruits oraux, plus généralement les « manifestations » qui précèdent, accompagnent et suivent les productions langagières, sans oublier les odeurs et les « saveurs » des partenaires et de l’environnement. C’est grâce à sa capacité de diversifier et symboliser les combinaisons « œil à œil », locomotrices, manuelles, gestuelles, vocales, langagières et autres que l’enfant structure et organise son langage oral.
Que propose le rapport des sénateurs pour prendre ces données en considération ? Rien, alors qu’ils se préoccupent de la préparation à “la préscolarisation à l’école maternelle” et qu’ils critiquent l’école maternelle.

Les critiques formulées à l’égard de l’école maternelle

Voulant justifier la création des jardins d’éveil pour les enfants de deux à trois ans, les sénateurs Madame PAPON et Monsieur MARTIN essaient de disqualifier l’école maternelle, structure concurrente qui accueille aussi des enfants de cette classe d’âges, plus souvent ceux qui sont âgés de deux ans et demi à trois ans. Leurs critiques sont ainsi formulées : “des locaux parfois peu adaptés, des effectifs nombreux, un manque de souplesse des horaires, des activités imposées, peu de jeux libres, de nombreux temps d’attente”. “Curieusement”, les sénateurs épargnent les crèches dont la grande section reçoit également des enfants de 2 à 3 ans. Examinons ces critiques avant de considérer ce que les jardins d’éveil proposent, ou seraient en mesure de proposer, et le “non dit” (“non écrit) et "le flou" qui en font des coquilles vides.

“Des locaux parfois peu adaptés aux jeunes enfants”.
Il est clair que les locaux dans lesquels les enfants sont accueillis à l’école maternelle sont souvent exigus, non aménagés, mal conçus, mal aménagés pour que les différents enfants, en particulier ceux qui sont porteurs d’un handicap, puissent se réaliser dans leurs potentialités, possibilités et capacités. Par exemple, faute d’un budget suffisant, il y a rarement un vrai lieu d’accueil spécifique qui permette aux enfants de vivre leur sécurité affective en continuité avec le milieu familial, ou de la restaurer si elle s’est dégradée (la situation n’est pas tellement meilleure dans les crèches à cause, également, de problèmes budgétaires). Il n’y a pas souvent un lieu réservé au sommeil (il n’y en a pas toujours dans les crèches). Les lieux d’hygiène et les toilettes sont souvent insuffisants ou mal conçus, parfois mal entretenus, en particulier pour les plus petits (c’est habituellement mieux dans les crèches). Plus globalement, la surface utile est le plus souvent insuffisante pour un effectif d’enfants trop élevé (parfois plus de trente “élèves” dans la petite section). Ce qui, en plus des convictions éducatives et pédagogiques de nombreux enseignants, conduit à la sectorisation de l’espace en “coins d’activités” au détriment des activités libres, des conduites exploratoires, de la découverte et de la conquête de l’espace dans toutes ses dimensions, et en toute sécurité. Pourtant, les enseignants, les parents, les associations, les chercheurs ... dénoncent depuis des lustres le manque d’espace et la non fonctionnalité des locaux, tout en soulignant les bénéfices que les enfants retirent ou peuvent retirer du temps passé en petite section ... malgré tout. En outre, pourquoi a-t-on démantelé les superstructures sécurisées qui avaient été installées dans les écoles maternelles (et les crèches) au cours des années 1980 et 1990 (mezzanines, plates-formes, “parois d’escalade”...) ?
Pourquoi certaines petites sections n’ont pas un lieu spécifique qui permette de respecter le rythme veille-sommeil de chaque enfant ?
Il faut améliorer à l’école maternelle les lieux et conditions d’accueil, de sommeil, d’hygiène (surtout dans les toilettes), d’activités libres, d’activités éducatives et/ou pédagogiques, tout en réduisant les effectifs. Et non pas remplacer les petites sections par des jardins d’éveil. Ces structures ne sont en effet que des coquilles vides ou floues, en tout cas si on se fonde sur les rapports de Madame TABAROT, Madame PAPON et Monsieur MARTIN, ainsi que le silence, la suffisance et l’autosatisfaction sans bornes de la Secrétaire d’Etat à la Famille.

“des effectifs nombreux”
Là, les sénateurs ont tout à fait raison. Nombreux sont ceux qui ont dénoncé le nombre trop élevé d’enfants par adulte à l’école maternelle, en particulier dans la petite section. Ceux qui sont en difficulté ne peuvent pas tirer leur épingle du jeu, faute de pouvoir s’installer dans une sécurité affective minimale (enfants repliés sur eux-mêmes, timides, craintifs, mutiques, agités, “hyperactifs”, agressifs, agresseurs...), les enseignants fussent-ils les meilleurs du monde. Le ratio nombre d’enfants par adulte doit impérativement être réduit dans les classes de l’école maternelle.

“L’école maternelle a une fonction de première socialisation qui se fonde sur des savoirs”.
Comment peut-on affirmer que l’école maternelle a une fonction de première socialisation ? En effet, accueillis à la crèche, chez une assistante maternelle, dans une halte-garderie ... les enfants de moins de deux ans s’engagent déjà avec leurs pairs dans des interactions et communications élaborées et diversifiées qui fondent les relations sociales (voir précédemment). Ils découvrent alors les différences des uns et des autres, apprennent à les reconnaître, à faire reconnaître leurs propres particularités et à s’accorder à autrui, c’est-à-dire à s’installer dans une vie de groupe apaisée, au moins à certains moments, et ainsi à se socialiser, y compris lorsqu’il y a des conflits et des compétitions. Il est donc faux d’affirmer que “l’école maternelle a une fonction de première socialisation”.
En outre, pourquoi et comment cette “fonction se fonde sur des savoirs”. De quels savoirs s’agit-il ? Les interactions sociales ne seraient-elles pas possibles si elles ne reposaient pas sur des processus cognitifs ? Les échanges émotionnels et affectifs n’auraient-il pas une fonction de socialisation ?

“Le cadre relativement rigide et contraignant de la journée scolaire alternant activités individuelles ou collectives, temps d’apprentissage et phase d’attente, n’est pas sans poser des difficultés d’adaptation à nombre de jeunes enfants qui ne disposent pas encore de la maturité nécessaire pour faire face à toutes ses exigences”. Il y a à l’école maternelle “des activités imposées, peu de jeux libres, de nombreux temps d’attente”
Si “les enseignants sont, logiquement, orientés vers l’apprentissage et l’acquisition de connaissances”, on ne peut pas leur reprocher de mettre en oeuvre toutes sortes d’activités qui canalisent le mouvement pour le mouvement (“l’hyperactivité”) et l’agressivité des enfants, surtout ceux qui expriment leur insécurité affective par une turbulence jugée excessive et/ou par des agressions “sans raison apparente”. Et aussi, des activités qui sortent les enfants de leurs conduites autocentrées, d’évitement ou de fuite. Tout en créant des situations susceptibles de développer les systèmes perceptifs, la motricité organisée, le schéma corporel, les interactions et les systèmes de communication, les processus cognitifs et les ressources intellectuelles (en lien ou sans lien avec les apprentissages scolaires). Il est effectivement souhaitable que les enfants puissent évoluer plus souvent et longtemps en activité libre pour qu’ils puissent explorer, découvrir et conquérir des espaces et des mobiliers à leur rythme, en interaction ou non avec les pairs, et puissent ainsi se construire dans la troisième dimension (hauteur et profondeur), et pas seulement sur des surfaces, c’est-à-dire pour qu’ils puissent s’approprier des toboggans, escaliers, mezzanines, plates-formes, passerelles de déambulation, tunnels ... Il est également souhaitable que les enfants passent moins de temps à attendre. Mais, c’est un pari difficile avec un effectif qui, selon les écoles, les lieux, les communes ... dépasse parfois ou souvent trente enfants, couramment vingt-cinq, alors qu’il n’y a que deux personnes pour “gérer” le groupe tout au long du temps scolaire, et sur une surface insuffisante et non aménagée pour répondre aux besoins des différents enfants. C’est d’autant plus difficile que les enfants ne sont plus aussi “dociles”, calmes et à l’écoute que dans les années 1970 et 1980, ou même 1990. Quand le gouvernement sera-t-il assez lucide, responsable et intelligent pour prendre conscience que la société n’est pas figée mais évolue en permanence, que de plus en plus de familles cumulent de plus en plus de difficultés matérielles, affectives, relationnelles, professionnelles, sociales ... et souffrent ? Quand va-t-il prendre conscience que cette vie quotidienne et “répétitive” est génératrice ou amplificatrice de stress, de mal-être, de maltraitance, d’anxiété, d’angoisses ... qui se retrouvent non seulement chez les parents mais aussi dans les équilibres affectifs, mentaux ... de leurs enfants ? Quand va-t-il prendre conscience que l’insécurité affective qui en résulte empêche les uns et les autres de libérer leurs émotions et leur langage oral, de les partager, et donc de nouer entre eux un attachement sécure, y compris à l’école ? Quand va-t-il prendre conscience que la classe et l’école elles-mêmes peuvent également générer ou amplifier l’insécurité affective des enfants qui ont le sentiment de ne pas être écoutés, aimés, reconnus... qui se sentent abandonnés, délaissés, rejetés, niés. Pourquoi le gouvernement ne donne-t-il pas à l’école maternelle les personnels et moyens suffisants pour que chaque enfant puisse tirer son épingle du jeu ... malgré ses difficultés ? Pourquoi Madame TABAROT, Madame PAPON et Monsieur MARTIN “oublient” d’évoquer cette question alors qu’ils se permettent de critiquer l’école maternelle ?

"La qualité des modes d’accueil"
Selon le rapport des sénateurs, “la qualité des modes d’accueil garantit, voire favorise le développement cognitif et social des enfants”. Pour que les enfants accueillis à la crèche, à l’école maternelle et dans toute autre structure pour la petite enfance, puissent libérer leurs relations sociales, organiser leurs processus cognitifs et mobiliser leurs ressources intellectuelles, tout en s’appropriant des savoirs nouveaux et de nouvelles connaissances, il faut au préalable qu’ils puissent s’installer et se conforter dans la sécurité affective, quels que soient leurs précocités ou « retards apparents ». C’est alors que le langage oral et les émotions peuvent être pleinement libérés, et que l’enfant peut rendre lisibles et fonctionnelles les compétences-socles indispensables au développement des systèmes de communication, à la socialisation, à la libération des processus cognitifs et à l’épanouissement des ressources cérébrales, ferments de la réussite personnelle, scolaire et sociale.
Toutes les structures d’accueil de la petite enfance, et pas seulement les écoles maternelles, devraient effectivement être conçues pour que les imbrications fonctionnelles soient possibles dès l’arrivée de l’enfant avec son ou ses accompagnateurs. Elles doivent impérativement s’organiser pour que les enfants non sécures ou insécures puissent s’installer dans une sécurité affective minimale, ou la restaurer si elle a été altérée ou détruite. Un accueil rassurant dans une « sphère d’accueil » bien aménagée, des interactions accordées et des possibilités d’attachement sécure avec au moins une personne apaisante (qui ne se confond pas avec la personne d’attachement initial) sont des leviers majeurs pour qu’un enfant non sécure ou insécure puisse « s’imprégner » d’une sécurité affective qu’il ne trouve pas dans le milieu familial. Il peut ainsi développer une confiance minimale en soi et dans autrui, mais également nourrir l’estime de soi. Mais, faute de moyens, l’école maternelle dispose rarement d’une sphère d’accueil. Peut-on lui en attribuer la responsabilité ?
La plupart des critiques formulées à l’encontre des petites sections des écoles maternelles sont donc fallacieuses. Il faudrait en améliorer le fonctionnement en leur apportant plus de considération, et en leur donnant plus de moyens humains et matériels.

QUE PROPOSENT LES JARDINS D’ACCUEIL ?

Tout d’abord, comme nous l’avons déjà souligné, on se demande si la députée Madame TABAROT, les sénateurs Madame PAPON et Monsieur MARTIN savent réellement ce qu’ils veulent en préconisant les jardins d’éveil. En effet, ils souhaitent à un moment “des locaux adaptés” qui “doivent permettre le besoin d’isolement mais aussi d’échanges et de motricité spatiale”, et à un autre moment “un aménagement fonctionnel des locaux pour répondre à leurs besoins de mouvements, de jeux, de repos”. S’ils avaient une conception réellement claire du développement et des besoins des enfants âgés de 2 à 3 ans, et de l’aménagement des locaux dans les jardins d’éveil, pourquoi ne proposeraient-ils pas une formulation unique et claire qui rassemble les besoins précédemment énumérés... et les autres ?

“des locaux adaptés aux jeunes enfants” ? 
Les sénateurs proposent que les jardins d’éveil puissent être ouverts dans les locaux attenant à une crèche ou une école maternelle, ou au sein de celle-ci, ou alors à une distance raisonnable (que faut-il entendre par là : 20 mètres, 100 mètres, 500 mètres ... ?). Les conséquences sont évidentes : ils envisagent implicitement de réduire l’espace disponible à l’intérieur et/ou à l’extérieur des structures existantes alors que l’une des critiques formulées à l’encontre des écoles maternelles est le manque de surface utile, en particulier pour l’accueil des enfants et de leur(s) accompagnateur(s). “On déshabille Pierre pour habiller Paul” ? Va-t-on aggraver les équilibres de vie des enfants en réduisant les surfaces disponibles dans les crèches et les écoles maternelles... pour faire de la place aux jardins d’éveil ? Les sénateurs évoquent aussi la possibilité d’implanter les jardins d’éveil dans des locaux appartenant aux collectivités territoriales. C’est-à-dire des hangars, des remises, des bâtiments désaffectés, des locaux anciens de la Poste comme à Ville-de-Tardenois... ? Combien de mètres carrés seront réservés au lieu de sommeil, aux toilettes et aux sanitaires ? De combien de mètres carrés les enfants disposeront-ils pour évoluer en activité libre et pour être accompagnés dans des activités éducatives et/ou pédagogiques ? En conséquence de surfaces étriquées et non aménagées ou aménageables, les enfants seront-ils placés “à la consigne” comme des “sardines en boîte”. En outre, quelle serait la proximité avec une crèche ou une école maternelle ? Si des locaux municipaux ou autres sont “convertis” en jardins d’éveil, qui financera en dehors de la Mairie et de la CNAF ? L’Etat ? En effet, le budget attribué pour l’investissement, l’équipement et le fonctionnement des jardins d’éveil n’est que de 25 millions d’euros jusqu’en 2012 ? Or, dans chaque jardin d’éveil, il faudra construire des sanitaires et des toilettes adaptés aux enfants de deux à trois ans, au moins un lieu de sommeil, une possibilité de préparer ou réchauffer le(s) repas, des lieux équipés de mobiliers appropriés et des espaces qui autorisent les activités ludiques, les activités libres, les activités à finalité éducative ou pédagogique ... qui permettent aux différents enfants de révéler et structurer leurs potentialités, particularités, possibilités et capacités, tout en acquérant de nouvelles. On nous cite en exemple la contribution financière du conseil général de l’Essonne à la construction d’un établissement multi-accueil et d’une maison de la petite enfance (c’est aussi ce que nous proposons). Tant mieux, mais comment feront les conseils généraux des départements aux ressources beaucoup plus modestes ? Les jardins d’éveil entraîneront de facto une nouvelle discrimination et sélection par l’argent.

Il eût été plus intelligent et responsable de concevoir et développer des espaces aménagés, des mobiliers appropriés et un environnement à la fois sécurisant et stimulant dans les grandes sections existantes des crèches et dans les petites sections d’école maternelle, structures que la France a inventées au 19ème siècle. Ou alors, dans des structures innovantes, gratuites et ouvertes à tous qui permettent à chaque enfant de révéler, vivre et renforcer sans rupture ses possibilités et capacités relationnelles, temporelles et spatiales en passant de la crèche entre 2 et 3 ans, ou avant selon les enfants, à une petite section d’école maternelle (voir les “crèches-écoles enfantines” que nous avons conçues et proposées pour les enfants âgés deux à quatre ans).

Un encadrement suffisant ?
Le rapport des sénateurs nous annonce que, dans un jardin d’éveil, il y aurait un adulte pour douze enfants, ce qui, au plan comptable des moyennes, serait intermédiaire entre les crèches (un pour huit dans le corps le rapport, en réalité cinq comme cela est indiqué dans une autre partie du texte) et les écoles maternelles (un pour quinze, en réalité “aucune norme” comme cela est indiqué dans la présentation des jardins d’éveil). Une contradiction apparaît dans les suggestions des rapporteurs puisque, dans une partie du rapport, la norme d’encadrement dans un jardin d’éveil serait d’un adulte pour quinze enfants et non plus un pour douze.
On “oublie” de nous dire que le mode de fonctionnement des jardins d’éveil ne pourra pas avoir la même adaptabilité, la même flexibilité et la même efficacité que dans une structure "traditionnelle". En effet, dans une crèche qui accueille au total vingt ou quarante enfants, parfois davantage, l’organisation et le fonctionnement sont assurés par une équipe composée de professionnels compétents et complémentaires qui peuvent se remplacer, s’entraider et se répartir les tâches selon les besoins et particularités des enfants, selon les événements et selon les jours, selon les absences de l’un ou l’autre, même s’il y a une référente pour chaque enfant et même si les missions de chaque catégorie (auxiliaire de puériculture, éducateur de jeunes enfants ...) sont clairement définies. A l’école maternelle, il y a dans toutes les classes un partage des tâches entre le (la) professeur(e) des écoles qui organise les différents temps, activités et apprentissages, et l’aide maternelle (ATSEM) qui les prépare sans oublier qu’elle accompagne les enfants aux toilettes, assure les soins hygiéniques lorsque cela est nécessaire, accompagne et aide l’enseignant(e) dans ses temps et “tâches” ... Par comparaison, dans un jardin d’éveil qui accueillerait 24 enfants (deux unités de douze), comment l’un(e) ou l’autre des deux adultes feraient-ils (elles) pour assurer tout cela sans aide maternelle ou personne équivalente, en interaction ou non, même si un éducateur de jeunes enfants est prévu dès lors que l’effectif est de 24 (autrement dit, il n’y en aurait pas si l’effectif était de 18, 20 ou 23 enfants) ? L’une de ces personnes, ou toutes, auraient-elles des fonctions et compétences équivalentes à celles des professeurs des écoles... sans en avoir la formation ? Une autre devrait—elle se consacrer à des tâches habituellement dévolues aux aides maternelles ? Ou alors, les deux personnes (ou trois si on compte l’éducateur de jeunes enfants) seraient-elles interchangeables ? Comment pourraient-elles assurer un accueil sécurisant à vingt-quatre enfants, alors que le rapport des sénateurs insiste (à juste titre) sur l’importance de l’accueil ? En outre, qui va assurer le rangement, le nettoyage et l’entretien des locaux ? Pour pallier le nombre insuffisant de professionnels, Madame TABAROT propose “de constituer au sein de chaque relais d’accueil familial un réseau de “seniors à la retraite” qui pourraient “être mobilisés à certaines périodes de la journée”. On croit rêver. C’est vraiment se moquer des enfants, de leur famille ... et des professionnels. Quelles seraient en effet les compétences de ces seniors ? Il ne suffit pas d’être grand-mère ou grand-père (à la retraite) pour être compétent dans l’accueil des enfants et leur accompagnement dans telle ou telle activité, à tel ou tel moment. La proposition de Madame TABAROT est une hérésie. Une vraie solution de parvenir à un accueil amélioré des jeunes enfants est d’agir sur trois leviers : augmenter et aménager les surfaces utiles, augmenter le nombre des professionnels dans chaque structure de façon à réduire le nombre d’enfants par adulte, et compléter la formation de chaque catégorie de personnes.
Le jardin d’éveil pourra-t-il être “une structure adaptée aux moins de trois ans ? Y aura-t-il un aménagement fonctionnel des locaux pour répondre à leurs besoins de mouvements, de jeux, de repos... ? L’espace sera-t-il conçu à leur échelle” ? Tout est flou ou ambigu.
Tels que les jardins d’éveil sont présentés, on peut faire l’hypothèse forte qu’ils entraîneront encore plus d’activités imposées, plus de situations d’attente, moins de “jeux libres”, c’est-à-dire ce que les sénateurs reprochent à l’école maternelle. En effet, non aidé par une aide maternelle, le professionnel devra gérer encore plus étroitement le temps et les activités de “ses” 12 enfants dans un lieu non aménagé pour autoriser les activités libres dans toutes les dimensions de l’espace.
Il ne suffit pas de souhaiter un “aménagement fonctionnel des locaux”. Encore faut-il préciser comment les locaux seront aménagés, et pour quoi faire.
Mais que peut-on attendre d’une Secrétaire d’Etat à la Famille qui déclare que “la fessée est structurante” ?...

CONCLUSION

Le rapport de la députée Mme TABAROT et celui des sénateurs Mme PAPON et M. MARTIN sont des tissus d’affirmations gratuites, de méconnaissances, d’ignorances et d’erreurs qui masquent mal une manipulation de l’opinion publique et de la classe politique dans son ensemble. Aucun de leurs arguments ne justifie la création de structures "spécifiques" qui seraient réservées aux enfants âgés de deux à trois ans. En effet, ces enfants ne se caractérisent nullement par des besoins, "émergences", constructions... qui en feraient des êtres fondamentalement différents des enfants âgés de trois à quatre ans, notamment ceux qui sont accueillis en petite section d’école maternelle, sinon des différences de complexité liées à l’âge et aux particularités individuelles. En fait, les "jardins d’éveil" ne reposent nullement sur la prise en compte de l’intérêt des enfants et de leur famille. Rien ne permet à Mme MORANO d’affirmer que la création de ces structures “permet une nouvelle approche en matière de politique d’accueil de la petite enfance dans notre pays".
Les "jardins d’éveil" ne sont que des coquilles vides et de la poudre aux yeux. C’est une diversion qui masque mal les besoins et demandes croissants des familles pour que l’accueil de leur enfant se fasse, à juste titre, dans des conditions qui préservent son bien-être et son intégrité. En réalité, en soulignant que les "jardins d’éveil" doivent préparer les enfants à « la préparation à la préscolarisation », les parlementaires préparent l’opinion publique à la disparition des petites sections de l’école maternelle puis, plus ou moins progressivement, à celle des moyennes et grandes sections. En effet, on peut faire l’hypothèse forte qu’au fil du temps, ils auront pour objectif avoué non plus la préparation à la préscolarisation mais la préparation à la scolarisation , ce que fait l’école maternelle dès la petite section. Dans cette perspective, les petites sections d’école maternelle ne serviraient plus à rien puisque les "jardins d’éveil" prépareraient à la scolarisation. Le document transmis à la CNAF et aux maires par le secrétariat d’Etat à la famille conforte cette hypothèse. En effet, les enfants accueillis à partir de l’âge de 2 ans dans un "jardin d’éveil", pourront y rester pendant une durée de neuf à dix-huit mois, c’est-à-dire jusqu’à 3 ans et demi, empiétant ainsi sur la classe d’âges de 3 à 4 ans qui est, selon la loi, normalement accueillie en petite section d’école maternelle. Il sera ensuite facile de faire admettre que, pour telle ou telle raison, les enfants pourront être "gardés" au "jardin d’éveil" jusqu’à l’âge de 4 ans. Ils entreront alors directement en moyenne section. Les "jardins d’éveil" privés se substitueront ainsi "logiquement" aux petites sections maternelles de l’école publique. On peut craindre que, au nom de la continuité éducative, le processus "n’avale" ensuite les moyennes et grandes sections. La mystification sera alors totale : les "jardins d’éveil" auront conduit à la mort programmée de l’école maternelle.
Structures d’éducation payantes, les "jardins d’éveil" seront un cheval de Troie au bénéfice des promoteurs, constructeurs et autres "businessmen" très prisés par le pouvoir politique actuel . En effet, les entreprises privées auront alors un boulevard pour répondre aux appels d’offre, pour être retenus car ils auront des projets standard apparemment moins coûteux ... en tout cas non adaptés à l’accueil, aux besoins et aux particularités des enfants, et pour avoir ainsi une source supplémentaire de profits. L’accueil dans un "jardin d’éveil" sera dissuasive et discriminante pour les familles dont les moyens financiers ne seront pas suffisants, même si le coût sera indexé sur leurs revenus. Faut-il rappeler que l’école maternelle est gratuite et ouverte à tous les milieux sociaux et ethniques grâce à la solidarité nationale et communale qui s’est maintenue dans la République au cours du vingtième siècle ? Le Président de la République et son gouvernement ignorent-ils que de nombreuses familles qui auront du mal à "joindre les deux bouts" malgré les aides sociales, ne pourront pas envisager de payer tous les mois à leur enfant une place au "jardin d’accueil" ? En outre, le nombre de places y sera limité puisque quelques-unes seront réservées aux entreprises qui auront "sponsorisé" sa réalisation. La régression sociale et humaniste est en marche forcée avec les enfants pour principales victimes.
On ne peut donc laisser l’engrenage des "jardins d’éveil" se mettre en place. Il est urgent que, en dehors des dogmes et des intérêts personnels, claniques ou politiques, il y ait une “vraie” réflexion communale, départementale, régionale et nationale sur les besoins, les finalités, les missions et les enjeux des différentes structures éducatives, en particulier l’école maternelle, et que leur importance pour les équilibres de l’enfant (et de sa famille) soit mieux expliquée à l’opinion publique. Malheureusement, elles prêtent le flan à la critique. car elles n’ont pas pu, su ou voulu se rénover pour faire face à l’évolution de la société tout en se nourrissant des données des recherches scientifiques et cliniques sur le développement de l’enfant. Surtout l’école maternelle, à cause de son autosatisfaction et de ses schémas de fonctionnement quelque peu surannés. Elle vit sur les mêmes certitudes et pratiques depuis les années 1970, implicitement soutenus ou prônés par des politiciens à court d’idées, immobiles et animés par la seule logique comptable et économique, par des syndicats trop souvent archaïques et par quelques associations du monde éducatif devenues pour la plupart conservatrices voire rétrogrades (à l’exception notable de la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves). L’innovation dans les crèches est également en panne, malgré les qualités humaines et les compétences des professionnels.
Je suis effaré que, toutes opinions et idéologies confondues, beaucoup de responsables politiques manquent à ce point de générosité, de lucidité, de culture, d’intelligence, d’imagination et de vision sur l’essence et le fondement de toute société humaine, quelle que soit sa culture : LES ENFANTS EN COURS DE CONSTRUCTION OU DE RECONSTRUCTION. Ils ne peuvent former l’idée que la petite enfance est le terreau des forces vives de la famille, de l’école et de la société de demain alors que toute politique conséquente devrait forcément en faire le coeur de son projet. Mais qui a perçu ou voulu percevoir réellement les dangers que portent en germe “les jardins d’éveil” ? Je n‘ai rien entendu ou lu qui soit réellement conséquent ou convaincant, même si je n’ignore pas la vigoureuse protestation de quelques-uns. La violence à l’école, l’échec scolaire, les “troubles du comportement” et les visites chez le médecin pour fatigue scolaire et troubles du sommeil, ont encore de beaux jours devant eux alors que, bien évidemment, il n’y a ni déterminisme ni fatalité dès lors qu’on agit sur les leviers pertinents ! Une fois de plus, les enfants sont niés ou maltraités.
Il y a donc bien des choses à faire et à inventer. Mais certainement pas ces « jardins d’éveil ». Il faut au contraire améliorer les deux structures que la France a inventées au 19ème siècle : la crèche et l’école maternelle. Et aussi créer de nouvelles entités qui soient intermédiaires et passerelles entre la crèche et l’école. Nous pouvons d’ailleurs en donner un exemple avec les « crèches-écoles enfantines » . Ces structures permettraient d’assurer entre deux et quatre ans une continuité dans la satisfaction des besoins « basiques » et universels qui perdurent (protection, sécurité, alimentation, hydratation, propreté et soins corporels, sommeil …) et dans le « façonnement » des constructions, acquisitions et apprentissages au rythme de chacun, que ceux—ci soient liées au développement ou tributaires de l’environnement. On parle encore trop souvent de retard ou de déficit dans telle ou telle façon d’être, façon de faire, capacité, conduite … pour souligner celles qui ne sont pas encore observées chez certains enfants alors qu’elles sont évidentes chez la plupart des pairs du même âge ou plus jeunes. Le plus souvent, il suffit d’attendre quelques semaines ou quelques mois pour que les enfants « en retard » ou « déficitaires » soient comparables aux autres, en tout cas peu différents, voire « en avance » pour d’autres aspects. « Tout » devient possible si on crée des structures au fonctionnement flexible et adapté qui reçoivent dans les mêmes lieux les enfants de deux à trois ans et ceux de trois à quatre ans. Ils sont conçues pour permettre aux différents enfants de passer à tout moment et à leur rythme d’un petit groupe à un plus grand groupe, et inversement, et d’une classe d’âges à une autre, tout en restant dans des limites qui évitent de trop grands écarts de compétences liées au développement (par exemple, le passage d’un ou de plusieurs enfants d’un groupe de deux ans et demi à un groupe de trois ans et demi, et inversement), mais aussi de passer sans appréhension, stress ou détresse d’une activité à une autre. C’est l’objectif des crèches-écoles enfantines présentées dans le numéro de juin-juillet 2009 du Journal des Educateurs de Jeunes Enfants (EJE). Les crèches-écoles enfantines seraient des structures passerelles et intermédiaires entre la crèche et la moyenne section de l’école maternelle. Elles seraient gratuites et ouvertes à tous les enfants de tous les milieux sociaux et ethniques dès l’âge de deux ans jusqu’à quatre ans, en interaction avec les moyennes et grandes sections de l’école maternelle. L’équipe de professionnels serait “pluridisciplinaire” (auxiliaires de puériculture, éducateurs de jeunes enfants, professeurs des écoles, éducateurs spécialisés des RASED ...). Les crèches-écoles enfantines assureraient une continuité sans rupture entre le milieu familial, la crèche et l’école maternelle.

Eléments de bibliographie en langue française
H. MONTAGNER 1988 L’attachement, les débuts de la tendresse, Paris, Editions Odile Jacob (édité en livre de poche, dernière édition 2006).
H. MONTAGNER 1995 L’enfant acteur de son développement, Paris, Stock.
H.MONTAGNER 2002 L’enfant, la vraie question de l’école, Paris, Editions Odile Jacob.
H. MONTAGNER 2002 L’enfant et l’animal, Paris, Editions Odile Jacob.
H. MONTAGNER 2006 L’arbre enfant. Une nouvelle approche du développement de l’enfant, Paris, Editions Odile Jacob.

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Vos commentaires

  • Le 10 décembre 2009 à 13:30, par future eje En réponse à : Les jardins d’éveil

    "Il est donc faux d’affirmer que “l’école maternelle a une fonction de première socialisation”.
    je crois qu’on oublie trop souvent de dire que la première socialisation se fait au sein de la famille !!!!!

    Je voulais apporter une précision concernant les effectifs en crèche : il n’y a pas de contradiction puisque c’est un adulte pour 5 enfants qui ne marchent pas et un adulte pour 8 enfants qui marchent

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