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Identité nationale : quand Eric Besson réécrit Victor Hugo

Nabil Wakim

Article mis en ligne le jeudi 19 novembre 2009

Avec les liens sur :
http://decodeurs.blog.lemonde.fr/20...

18 novembre 2009

Eric Besson
 : “Hugo a dit ‘La nation, c’est un passé pour se tourner vers l’avenir’

C’est faux

Le ministre de l’immigration utilise une citation de Victor Hugo dont personne ne trouve la trace. Et, surtout, il utilise l’écrivain à contre-emploi.

Ce qu’il a dit.

Invité, lundi matin, de RMC et BFM TV, Eric Besson a expliqué sa démarche en lançant un débat sur l’identité nationale. Pour appuyer son propos, il utilise une citation de Victor Hugo : “Hugo disait, ‘La France, la nation, c’est un passé pour se tourner vers l’avenir’, l’identité nationale, c’est exactement la même chose : qu’est-ce qui fait le lien entre nous ?” Voir la vidéo : http://www.dailymotion.com/video/xb... (vers la 2e minute).

Pourquoi c’est faux.


1 - Cinq spécialistes de Hugo ne trouvent pas trace de cette phrase

Intrigué par cette référence, j’ai d’abord cherché sur les sites de citations d’où pouvait provenir cette phrase, sans succès. J’ai ensuite contacté plusieurs spécialistes de Hugo pour leur demander leur avis. Claude Millet, qui anime le groupe Hugo à l’université Paris-VII estime qu’il s’agit probablement “d’une imagination d’Eric Besson” : d’abord “à cause du style, mais aussi parce que Hugo dirait plutôt patrie que nation, et enfin parce qu’il ne dirait pas aussi abruptement que la France est un passé”.

Danièle Gasiglia-Laster, de la Société des amis de Victor Hugo, “a cherché, en vain, cette citation dans les discours politiques de Hugo”. Mais tempère : “S’il a dit approximativement cela – ce qui n’est pas impossible –, ce n’est certainement pas sous cette forme, pour le moins maladroite.” Tout comme Jean-Marc Hovasse, chargé de recherche au CNRS, auteur d’une biographie de Victor Hugo (Fayard), qui estime que “cette citation ne porte pas vraiment la marque du style de Victor Hugo…”

Enfin, Guy Rosa, professeur de littérature à l’université Paris-VII, lui aussi éminent spécialiste de Victor Hugo, souligne que cette phrase “est si mal fichue que je serais bien étonné qu’elle soit, telle quelle, de Hugo”. Et d’ajouter : “Elle est d’ailleurs d’un contenu très flou, alors que la pensée de Hugo sur le sujet est fort claire.

Une citation qui “ne dit rien non plus” à Franck Laurent, qui a édité une anthologie des Écrits politiques de Victor Hugo. Elle pourrait être issue de sa période conservatrice, au moment du ralliement à la monarchie de Juillet. “La France modifie et corrige l’arbre et sur un passé qu’elle subit, greffe un avenir qu’elle choisit”, écrit ainsi Hugo, dans Le Rhin, lettre à un ami, en 1845. Mais le sens est très différent de celui utilisé par Eric Besson…

Jean-Marc Hovasse avance l’idée qu’il pourrait s’agir d’“une réécriture pour le moins hâtive de la conclusion messianique du texte intitulé “Paris”, écrit par Victor Hugo à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867 (daté “mai 1867″).” Problème, là encore : le passage en question est bien loin de la phrase utilisée par Eric Besson. (Vous pouvez retrouver cet extrait en pied de cette note, grâce à l’amabilité de Jean-Marc Hovasse et Danièle Gasiglia-Laster.) Et son sens est très différent.

J’ai évidemment contacté le cabinet d’Eric Besson pour demander d’où était issue cette citation. On m’a répondu qu’il était impossible de retrouver un tel passage, qu’il faudrait demander au ministre lui-même, et que personne n’était capable d’en retrouver la trace immédiatement. Malgré mon insistance,je n’ai pas été recontacté.

2 - Cette citation est utilisée à contre-emploi

D’une certaine manière, qu’importe que cette phrase soit vraie ou fausse (je reconnais que la question peut sembler mineure), le problème est qu’elle est utilisée en contradiction avec ce que défend l’écrivain.

Victor Hugo a souvent changé de position politique, “mais il y a une tendance profonde, qui est une vraie résistance à
l’Etat-nation. Il n’y a pas de raisonnement nationaliste chez Hugo
”, explique Franck Laurent, pour qui “Hugo, c’est la fin des nations”. Et ce, même dans sa période la plus conservatrice - illustrée par son discours de réception à l’Académie en 1841 ou dans la conclusion du Rhin.

Le sens de la démarche hugolienne est bien différent, comme le souligne Claude Millet : “Hugo dans Paris (et dans toute son œuvre) n’a que faire des identités, toujours brouillées, toujours clivées, inconsistantes quand elles ne sont pas des masques ou des leurres (…). Son patriotisme n’est pas un nationalisme, si l’on comprend par nationalisme une idéologie qui considère que la nation (l’affirmation de l’identité nationale) est la fin de l’histoire, mais un patriotisme universaliste, à l’horizon de la dissolution de la patrie dans l’Europe puis l’Humanité.

Une vision que souligne également Guy Rosa pour qui, chez Hugo, “la France se définit essentiellement en existant sur le mode de l’universel ; (…) son destin national est de fonder la communauté humaine, d’effacer les frontières et d’appeler les nations à disparaître, quitte à disparaître elle-même en tant que nation distincte”.

On est bien loin de la conception défendue par Nicolas Sarkozy de l’identité française lors de son discours dans le Vercors. Claude Millet estime ainsi que “la citation, très vraisemblablement apocryphe, permet ici d’inscrire dans la tradition française de l’universalisme son contraire exact”.

“Hugo n’est pas Michelet”, conclut Franck Laurent, soulignant que “l’idée même d’identité nationale n’existe pas chez Hugo, c’est un terme qu’il n’emploie pas”.

Nabil Wakim

La conclusion de Paris, qui pourrait avoir inspiré Eric Besson : “Ô France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité ; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n’est auguste à cette heure comme l’effacement visible de ta frontière. Résigne-toi à ton immensité. Adieu, Peuple ! salut, Homme ! Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même qu’Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde.” Victor Hugo, volume Politique, OEC “Bouquins” (pp. 42-43).


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