Une tribune pour les luttes

Tactiques opérationnelles

Stratagèmes du changement

Article mis en ligne le vendredi 18 décembre 2009

Tout comportement intentionnel dépend des conceptions ou croyances de ses auteurs, car elles dirigent leurs interprétations des situations et des relations qui en découlent. Dans les milieux libertaires, alternatifs, rebelles, prétendants communistes ou révolutionnaires, il est convenu de manière implicite que les affirmations du groupe auquel on appartient, prises dans leur ensemble, constituent la logique unifiée de la nature des problèmes et de leurs résolutions. Ces idées sont considérées comme choses établies, tout naturellement. Elles guident leur manière de penser et leurs comportements. Leurs influences sont d’autant plus importantes qu’elles sont moins ouvertes à la critique et à une éventuelle remise en cause.

Stratagèmes du changement

Les conflits de points de vue sur le changement, où se mêlent les intérêts personnels et collectifs, sont des confrontations inefficaces qui entretiennent et accroissent les problèmes. Discuter pour déterminer qui a raison ne débouche que sur un échange de récriminations à l’issue duquel chacun durcit ses convictions et tout le monde se retrouve dans l’impasse.
Ces points de vue construits sur certaines conceptions de l’histoire, considèrent le présent comme une répétition du passé, résultant d’enchaînements linéaires de causes et d’effets allant des origines aux conséquences. Ils privilégient ce qui est dessous, derrière et loin dans le temps, plutôt que ce qui se passe ici et maintenant dans son devenir incertain. Cette vision passéiste des choses tend à considérer les problèmes de changement comme la conséquence de déficits individuels, de comportements déviants qui font problème, ignorant les relations individuelles et collectives à la situation présente, dans sa dérive évolutive. Toute proposition et tout comportement ne peuvent se comprendre effectivement que dans leur interaction relationnelle avec un système de comportements, plus vaste, en fonctionnement.

La démarche analytique objective construit la pensée du présent dans une soumission aux expériences du passé. Cette conception linéaire de la réalité est construite sur un crédo déterministe, selon lequel le passé détermine le présent, que le futur ne peut que répéter indéfiniment. Le futur est prisonnier d’une logique absurde de prévision-prédiction et non de prospectives et d’incertitudes. C’est une idée prédéterminée qui devient une vérité absolue, fondée sur la croyance en un éternel retour des choses et des idées comme des marchandises. Cette mystification nous fait croire que nous sommes totalement déterminés par l’histoire et que nous ne pouvons que la subir et la répéter. En utilisant le passé comme réservoir de ressources, détourné par notre apprentissage impliqué dans la perspective d’un futur désirable réinventé, nous modifions notre vision du passé. Imaginer l’avenir demande de lâcher-prise avec les certitudes du passé. L’invention devient alors subversive car elle commence par désorganiser pour reconstruire.

Un conflit commence toujours par une négation réciproque, qui ne peut pas se résoudre si les protagonistes restent cramponnés à leurs certitudes. A travers l’expérience nouvelle d’un conflit inhabituel, le point de vue de chacun s’en retrouve modifié et leur perception de la situation devient différente. L’opposition conflictuelle peut ainsi être dépassée dans l’émergence d’un domaine nouveau où la coexistence nécessaire devient possible.
Il s’agit aujourd’hui d’investir et de s’approprier ce nouvel espace social libéré des contraintes partisanes, politiciennes ou syndicales, dans une mouvance collective variée et incertaine où tout peut se faire. Il devient possible d’utiliser ces rassemblements coopératifs afin d’y développer des pratiques libertaires et d’y expérimenter au cours du vécu de ces relations imprévisibles, les jeux passionnants d’une démocratie directe à échelle humaine.
L’autonomie retrouvant sa propre nature, suscite de nouvelles possibilités. Vivre le présent dans son histoire continue, consiste plus à lâcher les prises de nos certitudes figées, s’autoriser des libertés, qu’à se battre contre les objets de nos représentations.
Quand on n’est plus obligé de choisir de s’agripper à ses certitudes, il devient possible de coopérer avec les autres, sans programme prédéterminé et sans savoir où l’on va, dans une recherche de synchronie où de multiples dérives libertaires deviennent réalisables. Plutôt que de s’affronter sans espoir aux forces de destruction, il s’agit ici d’initier un processus de solution constructive. Notre tactique consiste à inventer des libertés, en s’appropriant les problèmes sans se faire influencer par les théories déterministes et autoritaires, afin d’altérer la difficulté ou la façon inefficace de la surmonter. Cette perspective imprévue rend possible d’expérimenter différemment la situation en mouvement.

Les difficultés inhérentes au changement de perspective s’affichent comme des comportements non désirés, qui persistent et perdurent. Pour transformer la situation, les facteurs passés ainsi qu’une éventuelle prise de conscience n’ont que peu d’importance. C’est ici et maintenant qu’il s’agit de comprendre comment certains comportements constituent le problème, dans son contexte. Pour qu’un problème persiste, il faut que se répètent au sein du système d’interactions, des comportements déclencheurs. Une difficulté devient un véritable problème à condition qu’elle soit surmontée de manière inefficace et que cette solution inopérante soit répétée. C’est alors que la difficulté s’intensifie selon un processus de cercle vicieux qui engendre un problème dont l’ampleur et la nature diffèrent de la difficulté première. Cette persistance à agir de façon à entretenir le problème s’effectue par méconnaissance, tout en croyant bien faire. C’est une solution standard qui fonctionne logiquement, à partir d’hypothèses cachées qui ne sont jamais remises en question, selon une croyance aveugle en « toujours plus de la même logique ». La persistance de ce cercle vicieux est construite sur la répétition de solutions inappropriées. La confiance placée dans ces cartes, fondée sur des croyances inaccessibles, empêche de s’apercevoir que celles-ci ne sont pas des guides efficaces et opérationnels, alors qu’elles se présentent comme tout à fait logiques, vigoureusement approuvées par la tradition et la morale conventionnelle.

Nous ne percevons pas la position de notre point de vue, car nous croyons que notre position est centrale parce que la perception de notre réalité est partielle et partiale. L’objectivité des uns devient l’obligation des autres d’agir selon des déterminations qui leur sont étrangères. Il s’agit de penser différemment pour agir autrement, voir ce qui est vieux d’un œil neuf par une distanciation qui dégage des angles de vue différents. Ce recadrage ne vise pas la vérité mais l’efficacité d’un autre point de vue qui puisse permettre d’utiliser des possibilités compatibles en donnant un nouveau sens à la situation. C’est un jeu de détournement du contexte et du relationnel.

Le recadrage de la situation ne change pas la perception de la réalité, mais seulement sa signification. En replaçant un fait dans un contexte de signification différent, le point de vue se retrouve modifié et la valeur accordée à la situation, tout autre. La réalité est fonction de la vision du monde, de son interprétation et du sens qu’on lui accorde. Si cette perspective change, la réalité change elle aussi. Induire quelques modifications au sens accordé à ses comportements inappropriés, par un recadrage de la situation construit sur un changement de perspective, peut perturber et même transformer le fonctionnement de ce cercle vicieux et amorcer un changement effectif. L’introduction d’un changement minime, dans l’interaction en forme de cercle vicieux, peut faire émerger un cercle positif dans lequel un moins de la solution inopérante conduit à un moins dans le problème, ce qui conduit à un moins de solution et ainsi de suite...

Prisonnier d’une situation difficile, parfois insupportable, plus on cherche à résoudre le problème plus il persiste avec l’insistance de l’impossibilité de changer. Une stratégie de changement doit casser cet effet de boucle sans fin qu’entretient le problème. Il s’agit d’introduire des éléments de rupture dans cet équilibre dysfonctionnel, qui puissent modifier le sens accordé à la perception de la situation et ainsi altérer la réaction inappropriée. Ceci peut permettre d’abandonner le point de vue rigide obsessionnel d’une solution idéalisée et inefficace, amenant à voir d’autres possibilités d’où émergeraient de nouvelles réalités. Le problème du changement est entretenu par les tentatives inappropriées de le résoudre qui en fait l’alimentent. C’est donc les tentatives de solution qui deviennent le problème.

Recadrer c’est déjà changer un peu de perspective. Prendre un point de vue décalé et incertain dans un contexte différent permet de faire évoluer les relations avec les autres qui doivent s’adapter à la nouvelle situation. Sortir à l’improviste de l’espace préconçu et réducteur des séparations spécialisées, rôles formatés à exécuter, permet de construire un nouveau réseau de relations en évolution. Lorsque l’on cesse de s’enfermer dans ses croyances solitaires, il devient possible d’inventer de petites utopies ouvertes aux autres, plus maniables, dans un point de vue fictif qui permette de sortir légèrement du cadre spectaculaire conditionnant.
C’est lorsque nous dépendons de l’autre que nous pouvons accroître notre autonomie. Nous prenons alors une part active dans la construction de liens interactifs, plutôt que de nous contenter de les subir. L’interdépendance ne se développe pas avec des jugements et des exclusions, mais en utilisant la valeur utile de nos différences. Les rapports humains construits sur l’interdépendance et la coopération sont toujours plus productifs et plus satisfaisants pour tous, que des rapports établis sur la subordination, la domination et la soumission.

Une stratégie, pour qu’elle soit efficace, s’effectuera là où il sera facile de la pratiquer et de l’expérimenter, là où elle sera comprise sans résistance en l’appliquant sur des problèmes mineurs, tout à fait banals, des détails qui en apparence n’ont aucune importance et qui pourtant nous interpellent curieusement. Des changements dans le dysfonctionnement du système, même aussi infimes, peuvent déclencher une réaction en chaîne, capable de modifier le sens donné à la perception de la réalité, effectuant ainsi un recadrage qui permet de transformer le sens accordé à une tentative de recherche d’une solution de changement.
Le changement s’opère d’autant plus facilement que l’on ne cherche pas à le maîtriser, à le contrôler. La passion de la découverte, le goût de l’aventure, le plaisir de la dérive permettront ce lâcher-prise à la base de tout changement radical.

Ces quelques tactiques ne proposent pas autre chose que quelques outils à expérimenter pour induire quelques changements indispensables, centrés sur ce que l’on peut faire et comment on peut faire pour contribuer de façon opérante, à résoudre certains problèmes persistants, inhérents à notre société, tant individuels que collectifs. Ces tactiques de changements possibles ne sont ni définitives ni absolues, comme une haute vérité ou une réalité ultime, mais se présentent plutôt comme un ensemble de points de vue utiles pour intégrer, dans un système social, des éléments de l’observation et de l’action. Ce n’est rien de plus qu’une carte conceptuelle de la façon dont on peut comprendre et modifier les problèmes liés à une volonté de changement. En tant qu’outil, cette carte provisoire n’est pas la réalité. Elle peut seulement nous permettre de ne pas s’égarer dans des voies sans issue ou des chemins chimériques.

Lukas Stella,

"Stratagèmes du changement, de l’illusion de l’invraissemblable à l’invention des possibles", chapitre VI (Paru aux Éditions Libertaires / Courtcircuit-diffusion / Fnac...)

Les inventeurs d’incroyances

info portfolio

Stratagèmes du changement
Retour en haut de la page

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Tribune libre c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 245