Une tribune pour les luttes

L’implication de la France dans les crimes internationaux.

La Nuit rwandaise n°4 • 13 mai 2010
50 ans de néo-colonialisme •

Editorial de Michel Sitbon
Le 13 mai, jour du repentir

Article mis en ligne le samedi 12 juin 2010

La Nuit rwandaise n°4 • 13 mai 2010

50 ans de néo-colonialisme • Le 13 mai, jour du repentir

496 pages • 15 euros

Tous les articles de la revue La Nuit rwandaise sont gratuitement accessibles sur le site http://www.lanuitrwandaise.net/. Pour les soutenir, commandez un exemplaire ou envoyez un don.

ÉDITORIAL

http://www.lanuitrwandaise.net/la-revue/no4-o-2010/editorial,270.html

Cela fait quatre ans maintenant que, chaque année, nous rassemblons des textes consacrés à l’implication française dans le dernier génocide du XXème siècle, le génocide des Tutsi du Rwanda, en 1994.

En hommage à Jean-Paul Gouteux, qui de 1994 à sa mort aura été le dénonciateur implacable de ce crime de l’État français, qu’il qualifiait de « Rwandagate », nous avons emprunté le nom de cette revue à son livre La Nuit rwandaise, la dénonciation la plus impitoyable de l’ignominie française, et jusqu’à peu, la plus documentée.

Saluons ici la parution du livre de Jacques Morel, La France au coeur du génocide des Tutsi, un grand livre de 1500 pages qui résume le plus grand scandale de la République.

La Nuit rwandaise est ainsi devenu le nom de ce scandale qui se prolonge depuis bientôt vingt ans. Cela fait presque vingt ans que la France intervenait au Rwanda, en octobre 1990, et depuis vingt ans une sombre nuit s’est abattue sur la démocratie française. Car, ainsi qu’on a pu l’étudier et le décrire abondamment dans cette revue comme dans de multiples livres, articles, travaux universitaires, conférences ou documentaires, c’est depuis le premier jour de cette intervention décidée par François Mitterrand que l’armée française a contribué on ne peut plus activement à l’un des plus grands crimes racistes de tous les temps.

Depuis vingt ans de même, on enregistre avec stupeur le grand silence des médias, l’horrible complicité de ceux qui ont pour fonction de préserver la démocratie de telles dérives. Le bruit que certains peuvent faire par moments s’est bien trop souvent avéré répondre aux besoins classiques de ce qu’on appelle la désinformation. Nous sommes quelques uns à penser que l’étude et la dénonciation de ce crime politique hors normes sont non seulement nécessaires d’un point de vue éthique, mais particulièrement intéressantes pour mettre à nu les mécanismes les plus fondamentaux de la science du pouvoir telle qu’elle est mise en œuvre à notre époque. Ainsi, nous sommes confrontés d’emblée à un scandale politique d’un autre degré encore, lorsque nous ne pouvons que constater l’invraisemblable cohésion qui aura entouré ce crime dégueulasse.

Faut-il dire que c’est l’ensemble de la communauté nationale qui s’est ainsi compromise ? Oui, manifestement.

Depuis seize ans maintenant, tout le monde a eu tout le temps nécessaire pour s’enquérir des faits.

Dès janvier 1995, nous pouvions publier un journal, diffusé à 100 000 exemplaires chez les marchands de journaux, accompagné de milliers d’affiches titrant : La France tue. Ce journal très oublié aujourd’hui, et peu remarqué en son temps, s’appelait Maintenant. Il n’aura résisté qu’à peine plus d’un an dans le réseau de distribution de la presse, mais tout au long de sa quinzaine de numéros, il n’aura eu de cesse de marteler cette évidence de l’horrible crime français. Dès avant Maintenant, et après, l’association Survie, avec son journal Billets d’Afrique, dénonçait déjà le scandale d’une politique inacceptable.

En 1998, comme on sait, le Rwandagate aura les honneurs de la grande presse, avec les séries d’articles de Patrick de Saint-Éxupéry dans Le Figaro qui provoqueront nombre d’autres articles du même tonneau, et surtout la création de la Mission d’information parlementaire présidée par Paul Quilès, un ancien ministre de la défense de François Mitterrand, qu’on avait osé charger de présider l’enquête parlementaire sur ce crime de l’armée française commis sous la direction du Président socialiste…

Combien s’est-on moqué du monde ?

On ne relèvera même pas alors que si le travail de Patrick de Saint-Éxupéry était méritoire, il n’en était pas moins bien tardif. Confronté à un scandale aussi monstrueux, celui-ci aura retenu sa plume près de quatre ans… Les émotions sont bien tempérées au pays du crime absolu.

Revenant quelques années plus tard sur le sujet, ce journaliste du Figaro commettra un livre, L’inavouable, remarquable a bien des égards, bien qu’inférieur au contenu de ses articles de 1998, qu’on espère toujours qu’il republie un jour. Plus que ce livre, on lui doit alors la désoccultation d’un secret de polichinelle de la République criminelle : la théorie de la guerre révolutionnaire, connue pour son application dévastatrice en Algérie, aurait bien pu être l’arme de destruction massive employée au Rwanda.

Cette révélation importante suivait celles de Marie-Monique Robin quant à l’utilisation de la même doctrine dans le contexte des dictatures fascistes sud-américaines toutes soutenues par l’armée française, ainsi que son documentaire, diffusé fin 2003, le révélait un quart de siècle après les faits.

On aimerait s’arrêter là, et arrêter un instant de parler du Rwanda. En mars 2004, un ami de Patrick de Saint-Éxupéry, Gabriel Périès, témoignait devant la Commission d’enquête citoyenne, révélant à son tour que des centaines de militaires français avaient participé directement aux horreurs de la dictature argentine, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Périès déclarera alors qu’il détenait la liste nominale des quelques six cent militaires français qui étaient à Buenos Aires, dans les centres de torture et à l’état-major, du temps du général Videla – avec la bénédiction de l’archevêque de la Plata, faut-il le préciser ?

On a mis fort longtemps avant de juger Maurice Papon pour ses responsabilités quasiment insignifiantes dans l’État antisémite français du temps de la collaboration entre nazis allemands et français. Combien de temps mettra-t-on avant de juger Valéry Giscard d’Estaing pour avoir envoyé l’armée française assister et encadrer les tortionnaires argentins ?

Les archives du système Condor, coordonnant l’ensemble des dictatures sud-américaines des années 70, ont été ouvertes, en 1992, au Paraguay. C’est là qu’était mise à jour pour la première fois la participation directe de l’armée française à cette entreprise néo-nazie internationale qui aura ensanglanté l’Amérique latine une bonne quinzaine d’années.

Nous avons eu depuis le documentaire et le livre de Marie- Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, et c’est tout. Non, pour faire bonne mesure, on aura aussi droit aux mémoires du général Aussaresses, déjà témoin de l’enquête de Marie-Monique Robin, aussi célèbre pour avoir revendiqué l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie, dans un premier livre Services spéciaux- Algérie 1955-57. En 2008, celui-ci en remettait une couche, avec ses « ultimes révélations au service de la France », intitulées Je n’ai pas tout dit, aux éditions du Rocher. Et c’est page 115, de ce livre d’entretiens avec Jean-Charles Deniau, que commence le chapitre « Au secours des américains contre la guérilla ». Paul Aussaresses y raconte comment, dès 1961, il partait aux États-Unis pour former l’armée américaine aux doctrines spéciales de la guerre révolutionnaire.

1961 ? C’est ainsi qu’Aussaresses échappera à la répression contre l’OAS, de même que le colonel Trinquier, cet autre héros de la bataille d’Alger, qui sera, lui, envoyé en Afrique, au Congo à peine indépendant, pour y soutenir la sécession du Katanga, avec Moïse Tshombé, contre Patrice Lumumba. Évoquant Trinquier dans ses mémoires, Pierre Messmer, mort sans avoir eu à répondre de ses crimes, expliquait comment il l’avait chargé de cette mission africaine pour lui épargner de trop de se compromettre dans l’aventure des partisans de l’Algérie française. Il semblerait que l’horrible Aussaresses ait bénéficié du même genre de sollicitude en se voyant envoyé aux États-Unis au même moment. Les vainqueurs de la bataille d’Alger – également artisans du coup d’État du 13 mai 1958 grâce auquel le général de Gaulle était parvenu à prendre le pouvoir [voir La Nuit rwandaise, n°2] –, se voyaient ainsi récompensés.

« L’armée américaine ne savait pas trop comment combattre le Viêtcong », explique Aussaresses. « Ses officiers ignoraient tout des aspects psychologiques de la guerre subversive. » John Kennedy, le charismatique président, célèbre pour sa jolie épouse et ses aventures sulfureuses avec Marylin Monroe, aurait assez vite saisi de quoi il était question, lui. Faut-il comprendre que le Président bientôt assassiné avait des prédispositions à comprendre la pensée nazie française du fait de son éducation au coeur du nazisme américain ? Aussaresses peut ainsi citer un texte de ce sympathique président, intitulé « La guerre spéciale » :

« C’est une guerre d’embuscades au lieu de combats, d’infiltration au lieu d’agression », écrit Kennedy. Le général Arthur Trudeau, en charge du service « recherches et développement » de l’armée américaine, pouvait alors écrire : « L’expérience des Français procurerait la meilleure base pour la doctrine et l’enseignement dans nos écoles de guerre spéciales. »

Mais, l’armée américaine « traîne les pieds », raconte notre formateur français :

Elle ne comprend pas que le président Kennedy veuille créer un corps spécialisé dans la guerre contre les révolutionnaires marxistes. […] Vous comprenez pourquoi le président Kennedy et McNamara [le secrétaire d’État américain de l’époque] se sont tournés vers nous, les Français, qui avions déjà acquis une grande expérience en Indochine. […] Nous avions aussi montré ce que nous savions faire durant la bataille d’Alger. […] Il ne faut pas oublier que, sur le terrain, cette foutue bataille, nous l’avions remportée en six mois à peine. […] La guerre révolutionnaire a ses méthodes et elles ne s’inventent pas. Nous, nous les connaissions sur le bout des doigts.

Deniau demande à Aussaresses s’il avait fait venir des « stagiaires français » avec lui pour former les américains à Fort Bragg. Le tortionnaire revendiqué tient à en évoquer un. « Il s’appelait Alain Bizard. » « C’était un officier… étiqueté “Algérie française”. » « Il est devenu un très bon officier de renseignement. » Il faudrait mettre des guillemets à «  renseignement », quand on sait que dans le langage de la « guerre révolutionnaire », le «  renseignement » est si souvent synonyme de torture. « En Amérique, il s’est fait un peu oublier et il a pu poursuivre sa carrière, qu’il a terminée comme général quatre étoiles. » Faut-il souligner qu’il n’y a quasiment pas de grade plus élevé dans l’armée française ? Il faut croire que cet officier aura rempli sa mission à la satisfaction de tous.

Mais sur quels champs de bataille, cet officier a-t-il accumulé tant de mérites ? Sur celui des «  guerres révolutionnaires » d’Amérique, semble-t-il. Et, en quoi de telles «  batailles » ont-elle consisté, à Buenos Aires ou Santiago du Chili – de Guatemala en Uruguay ? À beaucoup tuer, beaucoup torturer. Beaucoup violer, non seulement des femmes, mais la légalité, comme la légitimité démocratique qui préexistait dans ces pays.

Comme un officier américain pouvait l’expliquer alors à Aussaresses, « Fort Bragg », où étaient basées les «  Forces spéciales américaines », est « un endroit stratégique ». Le Français précise : « c’était le PC des parachutistes de toutes les forces aéroportées et surtout le centre des forces spéciales ». Aussaresses dit avoir « travaillé en duo avec un lieutenant-colonel américain, Carl Bernard », son « partenaire instructeur ». Celui-ci non plus n’est pas passé par Nuremberg. Serait-ce parce ce qu’il aurait conscience de ce risque que Carl Bernard a préféré incarner la critique des méthodes de « guerre révolutionnaire » sur le plateau de télévision français, où Marie- Monique Robin sera parvenue à le mettre en présence d’Aussaresses, en 2003 ?

Il a expliqué devant les caméras que, selon lui, l’usage de la torture est contre-productif sur le long terme et qu’elle se retourne contre l’armée qui la pratique, rappelle Deniau. Il a expliqué […] que c’est en vous écoutant à Fort Bragg […] qu’il a monté l’opération Phénix au Viêt-nam qui a coûté, dit-il, la vie de vingt mille civils innocents.

Aussaresses dément bien sûr, il n’a « rien à voir avec ce que les Américains ont fait au Viêt-nam ». « Ils étaient assez grands pour se débrouiller tous seuls. » Il avoue bien connaître William Colby, qui a dirigé la dite opération Phénix, mais il ne sait rien « de ce qu’il a pu faire au Viêt-nam ou ailleurs ».

À Fort Bragg, il enseignait les méthodes de la guerre révolutionnaire à des «  stagiaires » américains, mais aussi «  alliés ». « Il y en avait beaucoup qui venaient des pays d’Amérique latine. » « Bolivie, Argentine, Mexique, Colombie, Brésil, Paraguay, Uruguay, Chili et Venezuela. »

La liste est précise. Le vieil homme se vante de sa bonne mémoire, tenant au fait qu’il écrivait «  le moins possible » – pour ne pas laisser de traces de ses crimes.

Mais, dites-moi, tous ces pays étaient ou allaient devenir des dictatures militaires, non ? remarque Deniau. Et c’est à partir de 1964, à la fin de votre séjour américain, curieux, non ? […] Les Américains, à l’époque, faisaient tout pour instaurer et soutenir des dictatures en Amérique du Sud. […] Et les Français participaient à cette politique, en toute connaissance de cause ? demande-t-il.

Bien entendu qu’ils participaient et ils étaient tout à fait au courant du contexte, répond Aussaresses. Vous croyez que Pierre Messmer ignorait quelle était ma mission à Fort Bragg et Fort Benning ?

Il n’enseignait qu’à des officiers, « capitaines au minimum et un peu plus haut dans la hiérarchie ». « Tous triés sur le volet. »

Je leur apprenais ce que j’avais vu et fait en Indochine et ce que j’avais vu et fait en Algérie. […] Toutes les techniques de la guerre subversive, la lutte contre la guérilla urbaine, le quadrillage des quartiers, l’infiltration, comme je l’avais fait à Philippeville et pendant la bataille d’Alger, et puis surtout nos méthodes pour récolter du renseignement. […] Je leur apprenais comment l’état-major français avait procédé pour lutter contre la guérilla urbaine. Je leur décrivais les différentes étapes des opérations à mener pour éradiquer le terrorisme, d’abord les arrestations préventives pour neutraliser les meneurs, […] le quadrillage des quartiers, l’exploitation du renseignement et les arrestations. À ce propos, nous disions qu’il fallait « vider l’eau dans laquelle les poissons se déplacent ». Cette image est claire. C’est la seule méthode pour venir à bout du terrorisme urbain. Nous ajoutions même que « s’il fallait vider une piscine avec une petite cuiller pour attraper les gros poissons, nous étions prêts à le faire ».

C’est ainsi que ces gens-là considèrent l’humanité : comme de l’eau, qu’il faudrait vider de la «  piscine ». Et s’il faut l’exterminer, « à la petite cuiller », pour parvenir à ses fins, ils sont « prêts à le faire »…

Parlons des arrestations. Vous leur appreniez quoi, aux stagiaires ?

– Je leur apprenais comment procéder intelligemment à des arrestations ciblées. Elles ne doivent par être effectuées par n’importe qui et à n’importe quelle heure. Il faut savoir monter une équipe qui procédera au travail discrètement ou pas, suivant le but recherché.

– Et après, vous appreniez quoi à vos élèves ?

– Eh bien, les méthodes pour faire parler les gens…

– En clair, cela veut dire la torture ?

– Exactement, oui.

Question : il dort bien, la nuit, monsieur Giscard d’Estaing ?

Deuxième question : et les citoyens qui payent des impôts pour financer ce genre d’activités, et qui élisent des hommes, de Gaulle, Giscard, Mitterrand, et j’en passe, pour ordonner ce travail ?

Les officiers que vous avez formés, ils ont été au pouvoir dans les dix ans qui ont suivi ?

– Voilà.

– En fait, vous avez formé ceux qui allaient être les piliers des dictatures d’Amérique latine ?

– Comme vous dites.

– Vous savez, je suppose, ce qu’ils sont devenus ?

– Bien sûr ! Ils ont tous obtenu des commandements importants dans leurs pays, soit peu après leur passage à Fort Bragg, soit plusieurs années plus tard. Ils sont devenus commandants des forces armées ou patrons des services spéciaux, ou bien ils se sont retrouvés dans les missions diplomatiques dans d’autres pays d’Amérique latine [pour y exporter la guerre révolutionnaire].

Parmi ses élèves, il se souvient du colonel Franco, qui deviendra chef d’état-major sous la dictature d’Hugo Banzer, en Bolivie, de 1971 à 1978. Faut-il préciser que celui-ci était assisté d’un certain Klaus Barbie ? Il dit avoir revu aussi « le chef des Services spéciaux de l’armée chilienne », qui deviendra chef d’état-major de l’armée sous Pinochet, dont il dit avoir oublié le nom.

Le bilan de tout ça, c’est qu’en Amérique latine, dans les années 1970-80, sous les dictatures, il y a eu vingt mille morts, des dizaines de milliers d’arrestations, de détention sans procès et de gens torturés, résume Deniau pour demander à Aussaresses ce qu’il en pense.

On ne sait d’où le journaliste tire ses statistiques, « officielles » selon lui, mais il semble bien qu’elles soient contestables. On compte plutôt un minimum de 30 000 morts au Chili, et plus encore en Argentine. Si la mortalité n’a pas été massive en Bolivie, au Guatemala par contre elle explose pour atteindre les centaines de milliers. De même au Salvador ou au Pérou, là où les méthodes antisubversives se sont appliquées non plus dans les villes, mais dans les campagnes, se confrontant au monde indien, les massacres se sont multipliés dans des proportions inouïes, dans une logique quasiment génocidaire, comme au Salvador et surtout au Guatemala. Plutôt que de donner son appréciation morale, Aussaresses préfère insister sur la difficulté d’évaluation de ces crimes :

Je pense que c’est très difficile de savoir tout ça avec précision. Les opérations contre la subversion étaient menées par des organisations spécialisées et dans le plus grand secret. Donc, c’est très difficile de juger ce qui s’est vraiment passé à ce moment là. Deniau insiste pour savoir « ce qu’il pense » de « tout ça » :

Je pense aujourd’hui encore que c’était dans mes attributions de faire ce travail et je l’ai fait. Mais attention ! Toute la hiérarchie militaire était au courant. Je n’étais pas un mercenaire, mais un officier supérieur français en mission officielle. Le premier ministre Michel Debré, le ministre des Armées Pierre Messmer, et peut-être même le général de Gaulle, savaient ce que je faisais. Je n’étais pas un électron libre. J’étais en poste à Fort Bragg dans le cadre de la coopération entre la France et les Etats-Unis d’Amérique […]. La preuve que je n’ai pas démérité, c’est que, de retour en France, j’ai été promu au grade de colonel.

Il n’y a vraiment pas de quoi être fier, d’avoir dirigé cette fantastique école du crime politique, quasiment sans équivalent à travers les âges. Mais non, Aussaresses plastronne, et n’envisage à aucun moment que ses responsabilités, en amont de la chaîne de l’horreur qui s’est abattue sur l’Amérique latine alors, puissent lui être à aucun moment reprochées. Pas plus qu’à Valéry Giscard d’Estaing, aujourd’hui toujours vivant, et membre honorable du Conseil constitutionnel, et même de l’Académie française. Faut-il leur rappeler qu’aux termes du Droit, les crimes contre l’humanité, dont ils ont à répondre, sont imprescriptibles ?

Apocalypse now, titrait Francis Ford Coppola, pour son film décrivant un épisode typique de guerre révolutionnaire, dans son décor d’origine, l’Indochine du colonel Trinquier. Marlon Brando, incarnant le guerrier révolutionnaire poussé au bout de sa logique, résumait ce dont il est question en deux mots : «  L’horreur, l’horreur… »

L’horreur : c’est ainsi que se résume l’enquête de Serge Farnel sur le 13 mai 1994. « Aucun témoin ne doit survivre » – Simusiga, dit-on en kinyarwanda. On aura mis seize ans à comprendre le sens de cette expression qui pourrait bien être le vrai nom du génocide des Tutsi, comme la Shoah est devenu celui du génocide des Juifs, Samudaripen, « le meurtre total », celui des Tziganes. Et pourquoi donc «  aucun témoin » ne devait-il survivre ? De quoi pouvaient-ils avoir été témoins ? De quel horrible secret ? C’est en interrogeant ceux qui ont survécu, en écoutant ce qu’ils nous disent, que l’on finit par comprendre : le secret qu’il fallait étouffer, c’est la présence constante des militaires français, à toutes les étapes du génocide.

La première indication d’une présence française, on la recevait pendant le génocide, par l’entremise de Colette Braeckman rapportant le témoignage d’un chef de milice de Kigali ayant dénoncé nominalement le soldat français, « Etienne », Pascal Estreveda, pour avoir été auteur de l’attentat contre Juvénal Habyarimana. On attend toujours, seize ans plus tard, l’alibi de ce monsieur. On savait aussi que le commandant Grégoire de Saint-Quentin était au camp de Kanombe à l’heure où « Etienne » aurait appuyé sur le bouton du génocide, puisqu’il avait pu se rendre aussitôt sur les décombres de l’avion présidentiel.

En 1998, la Mission d’information parlementaire avait permis de mettre à jour le fait que le commandant de Saint-Quentin n’était pas seul, mais que vingt-quatre officiers français étaient bien présents au Rwanda, officiellement, au titre de la coopération militaire, y compris au début du génocide. Dont le colonel Jean-Jacques Maurin, chef d’état-major de fait de l’armée génocidaire.

On en restait néanmoins à l’idée que le soutien français au génocide, que tout attestait par ailleurs, était affaire de préparation, entraînement, fournitures de moyens. On parlait ainsi de complicité de génocide.

C’est en 2002 que Cécile Grenier revenant de six mois d’enquêtes au Rwanda pouvait, la première, parler de participation directe de l’armée française au génocide des Tutsi. Cécile avait écouté des témoins qui avaient survécu.

En 2003, se montait la Commission d’enquête citoyenne, et Georges Kapler était envoyé au Rwanda pour recueillir à son tour des témoignages. Il revenait lui aussi en disant qu’on ne pouvait plus parler de complicité de génocide, mais bien de participation directe. En 2004, pour les cérémonies du dixième anniversaire, on recevait le témoignage du général Dallaire de la Minuar, confirmant la présence de militaires français « tout le long » du génocide. Ce dernier témoignait d’avoir vu des Français particulièrement à l’état major et dans la garde présidentielle, là où il avait pu les voir.

En 2007, jaillissait une nouvelle salve de témoignages, dans le cadre de la Commission Mucyo. On découvrait alors les lancers de Tutsi sur la forêt de Nyungwe, du haut des hélicoptères français. Ceux qui survivaient à la chute dans les arbres se retrouvaient sous les machettes des miliciens, ceux-là même que l’armée française entraînait dans la forêt pour plus de discrétion.

« Aucun témoin ne devait survivre », mais certains ont survécu néanmoins.

On avait également des informations sur la capture de militaires français par le FPR, pendant le génocide, sans parvenir à dater précisément l’incident – en mai ou en juin ? après le début de l’opération Turquoise ou avant ?

C’est riche de ces interrogations que Serge Farnel est retourné au Rwanda l’année dernière. À son tour, il en a trouvé, des témoins. Ceux-ci lui ont raconté un épisode déjà connu du génocide des Tusti : le terrible massacre du 13 mai. Les enquêtes menées par African Rights et Human Rights Watch, avec la FIDH, avaient déjà mis à jour l’horreur de l’extermination des derniers Tutsi du Rwanda qui avaient résisté jusqu’à cette date aux assauts des miliciens.

Ces témoins-là, une cinquantaine nous dit Farnel, racontent comment, le 12 mai, sont arrivés des soldats français, pour repérer les lieux. Le 13, ils sont revenus, et ont installé leurs batteries de mortiers sur les hauteurs. Pilonnant méthodiquement le secteur, ils rééditaient une manoeuvre dont les Tutsi de la colline de Kizenga avaient déjà fait la cruelle expérience, ainsi que Samuel Musabyimana en a rendu compte au colloque qui s’est tenu à Genève [voir le texte de son intervention dans ce numéro]. Chassés de leurs abris par les artilleurs français, les résistants de Bisesero qui survivaient aux bombes tombaient sous la mitraille et les machettes des miliciens, mobilisés en nombre pour l’occasion. Le 14, l’hallali se poursuivit. Dès lors, le génocide des Tutsi du Rwanda était, pour l’essentiel achevé. Quelques milliers auraient survécu, et c’est eux que les soldats de Turquoise achèveront de débusquer à la fin juin, pour les livrer une dernière fois aux miliciens. Il aura ainsi fallu seize ans pour que le tableau à peu près complet du génocide se montre à nos yeux.

On y voit l’armée française du premier au dernier acte, de l’assassinat d’Habyarimana au massacre des derniers Tutsi. On comprend maintenant qu’à la mi-mai, le Pape, comme le secrétaire général de l’ONU ou le ministre des affaires étrangères français, soit les principaux artisans du crime, pouvaient crier à l’unisson au génocide. Celui-ci achevé, on pouvait passer aux opérations cosmétiques.

C’est alors qu’on passa aussi, à grand prix, un contrat avec la société de services de Paul Barril pour une « opération insecticide » qui n’avait quasiment plus d’objet. Au cas où des témoins aient survécu, il fallait qu’on puisse prétendre que ces soldats français qu’ils avaient vus auraient aussi bien pu être des mercenaires. Des « soldats perdus », dit Hubert Védrine à Politis.

Confronté aux informations de Farnel, on apprend aussi pourquoi cette participation manifeste de soldats français à des épisodes aussi spectaculaires que les massacres des 13 et 14 mai, n’avait jusque-là pas été prise en compte. Malgré le recoupement de l’enquête de Farnel par Anne Jolis, une journaliste du Wall Street Journal réputé pour sa rigueur, celle-ci n’aura fait l’objet d’aucune reprise à ce jour, en dehors de quelques revues confidentielles, Controverses ou Diasporiques, la revue de la Ligue des Droits de l’Homme. Lors d’une récente table ronde organisée par la LDH pour examiner les informations rapportées par Farnel, Catherine Choquet, qui a participé aux précédentes enquêtes de Human rights watch et de la FIDH au cours desquelles de nombreux témoignages ont été recueillis, reconnaissait que seuls 25% de ces témoignages avaient été pris en compte. On apprenait dans le même mouvement que les enquêteurs d’African rights avaient pareillement écarté la plupart des témoignages qui leur avaient été faits.

À cette table ronde, qui s’est tenue dans les locaux de la LDH, salle Alfred Dreyfus, le 16 avril 2010, Philippe Lazar, patron de la revue Diasporiques, comme d’autres intervenants, pouvait insister sur la nécessité que la centaine d’heures de témoignages enregistrés par Serge Farnel soient retranscrits intégralement, et que les traductions du kinyarwanda soient révisées soigneusement, afin qu’on dispose le plus fidèlement possible de la parole des rescapés, comme de celle de leurs bourreaux qui acceptent aujourd’hui de témoigner, après avoir purgé leurs peines.

De même, les cinquante-six heures de témoignages recueillis par Cécile Grenier demandent toujours à être intégralement retranscrites, et leur traduction fixée avec la plus grande rigueur. Georges Kapler a, lui, engrangé une trentaine d’heures dont seule une petite fraction a été diffusée lors de la Commission d’enquête citoyenne de 2004. Enfin, la masse de témoignages écartés par African rights et Human rights Watch doit être également exploitée avec soin, en ayant conscience que cette masse documentaire constitue la mémoire du génocide. L’indispensable matériau de la connaissance du crime. Surtout, riches d’une meilleure connaissance des faits, il est toujours temps de retourner sur le terrain, pour tenter d’en apprendre plus auprès de ceux qui, seize ans après, sont encore vivants.

À l’initiative de la Commission d’enquête citoyenne, une poignée de ces témoignages auront connu une destinée différente, faisant l’objet de procédures contre l’armée française, dont la première concernant six d’entre eux est toujours en attente devant le Tribunal des armées de Paris. Une deuxième, regroupant trois témoignages de femmes se plaignant d’abus sexuels de la part de soldats français, a récemment été reçue, et devrait passer en justice, grâce à l’insistance d’Annie Faure.

D’ores et déjà, nous en savons assez, bien assez, pour incriminer les responsables politiques et militaires français. C’est ce dont prenait acte la commission Mucyo, il y a deux ans, en désignant 34 d’entre eux : Mitterrand, Juppé, Léotard, Marcel Debarge, Hubert Védrine, Édouard Balladur, Bruno Delaye, Jean-Christophe Mitterrand, Paul Dijoud, Dominique de Villepin, Georges Martres, Jean-Michel Marlaud, Jean-Bernard Mérimée, pour les civils. Jacques Lanxade, Christian Quesnot, Jean-Pierre Huchon, Raymond Germanos, Didier Tauzin, Gilles Chollet, Bernard Cussac, Jean-Jacques Maurin, Gilbert Canovas, René Galinié, Jacques Rosier, Grégoire de Saint- Quentin, Michel Robardey, Denis Roux, Étienne Joubert, Patrice Sartre, Marin Gillier, Éric de Stabenrath, Jacques Hogard, Jean- Claude Lafourcade, pour les militaires.

Dans cette liste manquait manifestement le nom du ministre de la coopération du temps du génocide – et de sa préparation –, Michel Roussin, qui aura été particulièrement actif. Et sûrement d’autres. Quant à ce celui-ci, rappelons qu’il était ministre de la coopération, et à ce titre ministre de tutelle de la coopération militaire, soit de l’ensemble des troupes envoyées au Rwanda. Le général Huchon, dirigeant la Mission militaire de coopération, s’est distingué pour son maximalisme anti-tutsi, souvent dénoncé, comme dans cette liste proposée par le rapport Mucyo, où il figure au troisième rang des responsables militaires, après l’amiral Lanxada, chef d’état-major des armées, et le général Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand. On observe rarement toutefois qu’Huchon agissait sous la tutelle de Michel Roussin, celui qu’on pourrait appeler “le gendarme de l’Hôtel de Ville”, de la même façon qu’on a pu qualifier Paul Barril ou Christian Prouteau de “gendarmes de l’Élysée”.

Avec Chirac, à la mairie de Paris, Roussin se formera à des fonctions plus directement politiques. Il aura alors, en particulier, la haute main sur le système de financement du RPR, avec Yvonne Casseta et Jean-Claude Méry, ainsi que le juge Halphen a pu le mettre à jour. C’est en tout cas sur la base de ces exploits qu’il se verra promu ministre dans le gouvernement Balladur. [Voir à ce sujet Balladur l’inconscient, dans ce numéro.]

Dès la première réunion de conseil restreint de défense, le 2 avril 1993, on put voit le nouveau responsable de la coopération militaire souhaiter “s’engager plus activement dans ce dossier”, en particulier pour mettre en oeuvre le “renforcement” du dispositif français qui sera ordonné ce jour-là. Quelques jours plus tard, le 7 avril 93, il demande l’envoi d’une mission conjointe de l’état-major des armées et de son ministère, pour veiller à la mise en place des “moyens supplémentaires” débloqués lors du conseil précédent, dont on sait qu’ils consisteront à booster le programme génocidaire destiné à éclater un an plus tard.

On sait également de Roussin que le 13 avril 1994, alors que le génocide était pleinement engagé, ce dont pouvait convenir Mitterrand et Lanxade lors d’une semblable réunion de “conseil restreint, le ministre de la coopération interviendra pour dire : “Nous sommes dans une situation où les comptes vont se régler sur place.” Cette phrase horriblement glaçante, une semaine après le début du génocide, où “les comptes” avec “l’ennemi intérieur” tutsi se “réglaient”, en effet, “sur place”

Un des trente-trois responsables politiques et militaires dénoncés par le rapport Mucyo, le général Quesnot, déclarait dans L’Express du 28 octobre 2009, qu’il souhaiterait pouvoir poursuivre en diffamation les rapporteurs rwandais, mais en était empêché par l’immunité diplomatique dont bénéficie un État étranger. C’est pour ça que l’association France-Rwanda-Génocide, enquête, justice et réparations a diffusé un communiqué réitérant les accusations contenues dans le rapport Mucyo contre le chef d’état-major particulier de François Mitterrand, considéré comme un des principaux responsables de la politique génocidaire française. La Nuit rwandaise y souscrit à son tour. Si le général Quesnot souhaitait réellement laver son honneur, et ne procédait pas seulement par effet d’annonce, nous nous offrons pour tout débat public, y compris judiciaire, qui puisse être l’occasion d’examiner le plus complètement possible la réalité de son action. De même pour tous les autres responsables dénoncés ici comme dans les précédents numéros de La Nuit rwandaise.

En même temps que nous avons choisi de déplacer la date de parution de notre revue annuelle du 7 avril, début du génocide, au 13 mai, date de son dernier grand massacre dans lequel l’armée française porte une responsabilité décisive, nous proposions que ce 13 mai soit à l’avenir, en France, le jour du repentir. De Renaud Girard, journaliste au Figaro, à Nicolas Sarkozy, président de la République, nombreux sont ceux qui ont entonné l’antienne inverse, qu’il y aurait lieu de s’éloigner des chemins de ce qu’ils appellent “la repentance”, proposant au peuple français de s’épargner toute réflexion critique sur ses crimes. Reconnaissons que cet argument démagogique satisfait en grande part le désir d’oublier, aussi profond que l’innocence collective est relative.

Seize ans après, la question de l’ignorance du public n’est plus de mise. Tous ont eu l’occasion d’entendre parler des accusations extrêmement graves dont leur État fait l’objet. À ce jour, aucun parti politique, aucun grand média, et bien peu de médias alternatifs ou d’associations émanant de la société civile, auront assumé de demander des comptes à l’État pour la monstruosité de sa politique rwandaise.

Mais, derrière le génocide des Tutsi, il y a de nombreux autres crimes, plus anciens ou plus récents, qui ensanglantent et ruinent tout l’espace colonial, pour lesquels l’État français n’a toujours pas eu à répondre.

La marche des sans-papiers, de Paris à Nice, tout au long de ce mois de mai 2010, pour dénoncer le sommet franco-africain prévu en fin de mois pour célébrer le cinquantième anniversaire de la «  décolonisation » est un geste héroïque dans un pays où l’inconscience de l’énormité du crime néocolonial domine, au point où Jacques Toubon, chargé de l’organiser, peut tranquillement appeler un tel sommet « familial ».

La méconnaissance et l’indifférence de nos concitoyens obligent à s’interroger. Comment un tel phénomène est-il possible ? Le « contrôle des consciences », concept central de la science politicopolicière moderne, atteint là un degré de performance inquiétant. Pire que tout, il produit une véritable perte de conscience, et l’on attend toujours la nécessaire prise de conscience. Cela fait plus d’un demi-siècle de crimes continu – sous l’égide de la dite Vème République, l’État néocolonial –, auxquels on aura assisté sans réagir. Un demi-siècle de crimes sans une seule polémique parlementaire. Aucun parti ne se hasarderait aux élections sur la base d’un programme anti-colonial. Car le consensus muet autour de l’ambition de « grandeur de la France » concerne non seulement tous les partis, mais leurs publics.

De même, le budget militaire, aussi astronomique soit-il, passe comme une lettre à la poste – certes de la plus discrète façon, en session extraordinaire de juillet, telle la récente loi de programmation militaire qui détermine les efforts que la collectivité devra consentir dans ce domaine pour les cinq prochaines années, votée en juillet 2009. Non seulement on tolère ses crimes, mais personne n’oserait contester l’existence dispendieuse de l’armée. Au contraire, les seules critiques, virulentes, venant du Parti communiste, dénoncent le fait qu’on amoindrisse les effectifs – mais non le budget, qui perdure au même niveau, en dépit de cette réduction d’effectifs, les dépenses en équipement atteignant un montant inégalé.

Nul n’oserait évoquer que de telles extravagances budgétaires se produisent en pleine crise économique, alors même que l’État est plus déficitaire que jamais – et que leur économie s’impose, indépendamment de tout autre critère.

L’art de tourner autour de cette évidence budgétaire en dit long. Si ce n’était tragique, c’en serait drôle, de voir le gouvernement grec, par exemple, se débattre – et l’Europe incapable de lui porter secours –, sans que le paramètre principal de cette crise soit jamais dénoncé : les dépenses militaires grecques, par tête d’habitant, sont… les plus élevées du monde ! Faut-il sourire quand on pense qu’une telle folie doit être supportée par les citoyens grecs, en héritage de l’affrontement séculaire avec la Sublime Porte – le monde musulman, toujours incarné par la Turquie moderne… ?

De même les États français et américains atteignent des niveaux d’endettement record, exactement à la mesure de leurs dépenses militaires, également record, qui installent leurs économies au bord de l’implosion. L’ambition planétaire de ces duettistes ne fait pas mystère. Qu’ils osent par contre ruiner leurs peuples pour satisfaire l’hystérie mégalomane de cette ambition, voilà qui n’est par contre jamais évoqué. Comme si cela allait de soi. L’Angleterre figure en troisième position au palmarès de cette folie budgétaire, ayant manifestement, elle aussi, conservé quelque nostalgie de sa grande époque impériale. On voit ainsi les peuples payer la note, très salée, de leurs rêves idéologiques.

Tout le monde comprend que ces deux faces d’une même pièce, l’armée et l’espace colonial qu’elle contrôle, sont nécessaires à la « grandeur » du pays. « Idéologie française », la « mission de la France » habite l’inconscient collectif tout comme la conscience de nos élites criminelles. Le messianisme discret de la « fille aînée de l’Église » imprègne ce pays au moins depuis Louis XIV et son ambitieuse participation à la Contre-Réforme catholique. En fait, dès François 1er, on pouvait voir la furia francese déferler sur l’Italie. Et, remontant le temps, on entend la terrible voix de Saint-Bernard, à Vezelay, appelant aux croisades. Mais l’ensemble de ce dispositif va profondément se renouveler en 1789, avec la Marseillaise et le début des guerres révolutionnaires qui, d’emblée, permettaient de mobiliser le peuple y compris pour des guerres laïques. Et c’est en 1793, dans le contexte des guerres vendéennes, qu’apparaît pour la première fois la lutte contre « l’ennemi intérieur » au degré du génocide :

On ne chasse pas l’ennemi du dedans, dit Robespierre.

Qu’est-ce donc qu’on fait ? demande naïvement Danton.

On l’extermine, répond Robespierre.

Le grand comité de salut public inventait la science politique moderne, et un demi-siècle plus tard Victor Hugo reconstituait les minutes de débats dont on aimerait bien lire la version originelle. Deux siècles après, en 1993, on dispose de compte-rendus de conseil de ministres restreints, présidés par François Mitterrand et Édouard Balladur, dont on a pu dire qu’ils constituent l’équivalent de la conférence de Wansee – au cours de laquelle fut décidée l’extermination des Juifs –, pour le génocide des Tutsi. On sait combien les soldats de la Vème République envoyés au Rwanda, tout comme leurs alliés rwandais, avaient présent à l’esprit le précédent du crime de Robespierre, allant jusqu’à habiller le « peuple hutu » du mythe des « sans-culottes ». Belle continuité.

Entre-temps, l’appel à faire couler le « sang impur » a souvent résonné. Pour une histoire complète de cette idéologie du massacre, il faut probablement remonter en amont, à l’extermination des cathares, fondatrice de l’unité française telle qu’on la connaît encore.

La sauvagerie alors mise en oeuvre s’accompagnait d’un dispositif de justification idéologique élaboré, avec la Sainte-Inquisition de Saint Dominique, postulant la légitimité d’imposer sa foi par le fer et par le feu. C’est dans la cathédrale de Béziers qu’on entendra pour la première fois ce cri répété si fort au Rwanda : « Tuez-les tous ». Véritable Nyamirambo des cathares, la cathédrale de Béziers sera jonchée de milliers de cadavres exterminés à l’arme blanche. Les disciples de Saint-Dominique exporteront en Amérique cette furie idéologique, payée si cher par ceux qu’on appellera les Indiens, les dépossédant y compris de leurs noms. Et c’est, comme on sait, dans le même mouvement, que l’Europe fondera sa prospérité sur la mise en esclavage des peuples d’Afrique pour exploiter ces terres nouvellement « colonisées », sur la base de cette «  vraie foi » qui permettait de retirer jusqu’au droit de vivre aux Noirs comme aux Indiens.

Les tribunaux révolutionnaires animés par Fouquier-Tinville, ressusciteront les moeurs de ceux de l’Inquisition, substituant à la proclamation chrétienne celle des idéaux républicains. Et ces nouveaux idéaux iront jusqu’à justifier l’extermination du peuple même duquel ils prétendent tirer leur légitimité, comme on a pu le voir en juin 1848 et à la fin de la Commune de 1871. C’est cette même République, fondée sur le massacre des Parisiens, qui partira à la conquête de l’Afrique sans le moindre état d’âme.

Pour comprendre le Rwanda, il faut toutefois ausculter une autre généalogie, celle du racisme, dont le point de départ s’identifie au milieu du XIXème siècle, aux débuts de l’aventure coloniale moderne. Dès 1830, la furie française s’abat sur l’Algérie, et même le pape du libéralisme français, Alexis de Tocqueville, applaudira devant la cruauté des conquérants sur laquelle il enquêtait en tant que parlementaire. Mais c’est en chemin que le discours scientifique du racisme moderne s’élaborera, porté par les efforts d’Ernest Renan et surtout de son ami Arthur de Gobineau. L’antisémitisme chrétien devenu socialiste, se renforcera alors de cette pensée racialiste. Et c’est dans ce bric-à-brac idéologique qu’il se forgera un nom, désignant les prétendus « sémites » qui seraient implantés jusque dans la chrétienté. Armée de cette toute nouvelle science «  anthropologique », la pensée occidentale s’offrira le luxe de hiérarchiser les races en réservant le premier rang aux européens, non « sémites », qui trouvaient là le droit de dépouiller la terre entière. Fort de cette idéologie sans frein, le colonialisme se déchaînera. Les « razzias » expérimentées en Algérie traverseront l’Afrique de part en part, comme la mémorable colonne Voulet-Chanoine. Et l’asservissement des peuples se fera au prix de la plus effrayante inhumanité, comme en témoignent les « fantômes du roi Léopold » dont le martyre permettra au roi des belges de se tailler un empire personnel au Congo. L’ensemble des puissances européennes rivaliseront alors d’énergie pour s’emparer, en totale bonne conscience, des terres les plus riches du monde.

Dans une récente présentation de textes de Renan [« De la nation et du “peuple juif” chez Renan », éditions Les liens qui libèrent, 2009], Shlomo Sand explique comment le racisme français se retrouvera pris à son propre piège avec la perte de l’Alsace et de la Lorraine, « ethniquement » – linguistiquement surtout – plus « allemandes  » que «  françaises ». Dès lors, on assiste à une paradoxale mutation de cette idéologie, renouant avec ses racines universalistes pour justifier de «  l’unité française ». Ce nouveau dispositif triomphera dans l’anti-racisme de l’affaire Dreyfus. Et il reviendra à l’Allemagne de garder, pour un temps, le temple du racisme. En 1905, celle-ci ouvrira la procession funèbre du XXème siècle avec le génocide des Herero, en Namibie, l’Afrique occidentale allemande.

Dix ans plus tard, en 1915, c’est encore à l’Allemagne que l’on doit le génocide des Arméniens. On sait comment Hitler s’est inspiré de ce précédent : non seulement la contribution allemande à ce premier grand génocide passera complètement inaperçue, mais le crime lui-même pouvait sembler quasiment oublié vingt ans plus tard – ce qui permettait au leader antisémite d’envisager la récidive avec sérenité. Arrêtons-nous un instant sur la responsabilité allemande dans le génocide arménien. L’armée turque était entraînée, formée, équipée, par l’armée allemande, à un degré tout à fait comparable à… l’engagement français au Rwanda. Les Allemands accompagneront les Turcs tout le long du génocide. Et, de la même façon, on peut alors dénoncer l’idéologie raciste pan-turque comme une importation allemande, clonée du pan-germanisme. Exactement comme le suprématisme hutu, importé au Rwanda dans un premier temps par l’église, sera conduit par la «  coopération » française jusqu’à la folie génocidaire. Du lac de Van à Auschwitz, la pensée raciste aura fait plus qu’un détour par l’Allemagne, pour revenir animer la patrie de Gobineau, où elle se porte très bien, merci.

L’analyse de Renan proposée par Shlomo Sand a l’avantage de permettre de saisir l’ambivalence de la conscience française. Antisémite tout au long du XIXème siècle, elle deviendra philosémite au XXème, ce qui ne l’empêchera pas de s’empresser de voter des lois raciales en 1940, et d’organiser la déportation des Juifs, tout en prétendant en sauver le plus possible.

C’est d’un véritable monstre idéologique qu’il s’agit, où le chef de l’État fasciste – incriminable pour avoir été le banquier du génocide, en tant que ministre du Budget, en 1994 – épouse une chanteuse gauchiste. L’énumération serait longue de tous ces symptômes ubuesques qui n’empêchent pas la France, loin de là, de prétendre au magistère universel. Au contraire, c’est bien cette prétention qui conduit ce pays jusqu’au-delà des frontières de l’innommable. Il faudra bien en sortir, d’une manière ou d’une autre. Or il n’y a pas trente-six chemins. Ou ce pays choisit de s’enfoncer dans le crime, et de porter en guise de message universel celui du racisme exterminateur – ce que proposent les chasseurs de sans-papiers qui fondent leur carrière politique sur la haine de l’autre –, ou bien il faudra en passer par la case du repentir – et s’engager sur la voie des réparations.

À l’heure de boucler cette revue annuelle, on peut lire, au bistrot, dans Le parisien libéré du jour, des nouvelles de Camerone. Comme tous les ans à pareille date, le 30 avril, toutes les unités de la Légion étrangère célèbrent l’anniversaire de la bataille livrée contre 2000 soldats mexicains par soixante légionnaires, près de Veracruz, en 1863. Cette année 2010, l’événement se célèbre avec une splendeur inaccoutumée. Le ministre de la défense lui-même, Hervé Morin, dirige une délégation au Mexique, sur les lieux de ce combat légendaire. Il est accompagné de deux unités de la Légion, fait sans précédent depuis 147 ans, et depuis plus d’un siècle que, chaque année, cette bataille fait l’objet de la fête annuelle des légionnaires. Cette présence française au Mexique marque avec éclat l’excellente qualité des relations franco-mexicaines qui remonte au milieu des années 80, mais qui sera scellée solennellement par Jacques Chirac, en novembre 1998, lors de sa “visite d’État” au Mexique, à l’occasion de laquelle il pouvait prononcer un discours devant le Parlement mexicain, exceptionnellement réuni en Congrès. [Voir à ce sujet l’article sur la coopération policière franco-mexicaine dans ce numéro.]

C’est alors que seront signés, discrètement, de nombreux accords, en particulier de coopération policière, consistant à fournir à la police mexicaine tout l’encadrement nécessaire pour la guerre de “basse intensité” livrée contre les zapatistes des Chiapas d’abord, puis contre la révolte du peuple de Oaxaca, et partout ailleurs. La guerre dite de “basse intensité” au Mexique, c’est bien sûr la mieux connue “guerre révolutionnaire”, avec son cortège de manipulations, tortures, disparitions. La “guerre psychologique”. On doit en particulier à la coopération franco-mexicaine la création de la PFP, “police fédérale préventive”, célèbre pour son emploi contre les mouvements sociaux, qu’il s’agisse des étudiants occupant l’université de Mexico, l’Unam, en 2000, ou de la fermeture d’une radio communautaire à Oaxaca en 2005. Mais c’est plus encore contre les mineurs de Sicartsa, ou pour réprimer la révolte de la ville d’Atenco, en avril et mai 2006, que la PFP se distinguera pour sa sauvagerie, faisant des morts et de nombreux blessés à chacune de ces interventions. L’insurrection de la Commune de Oaxaca sera combattue par la PFP avec énergie, de 2006 à ce jour. Ainsi, ce 27 avril 2010, une caravane de solidarité formée par des membres d’organisations civiles mexicaines et internationales a été attaquée alors qu’elle se rendait à la communauté indienne autonome de San Juan Copala. Ce jour-là, une vingtaine de paramilitaires a mitraillé le convoi, faisant deux morts et une quinzaine de blessés. Certains participants étaient “capturés”, d’autres ont réussi à s’enfuir dans les montagnes. «  Alberta “Bety” Cariño, directrice du collectif CACTUS, et Tyri Antero Jaakkola, observateur international finlandais, ont perdu la vie dans cette embuscade meurtrière et préméditée », informait, ce 30 avril justement, un collectif d’associations parisiennes. « Cette guerre sociale franchit un nouveau palier dans la barbarie et ne cherche même plus à se dissimuler » peut-il ajouter.

Le même 30 avril, c’est sur le cadavre des militants des droits de l’Homme assassinés à San Juan Copola trois jours plus tôt que Hervé Morin pouvait célébrer la gloire de la Légion à Camerone, conjointement avec un ministre mexicain.

Au quartier général de la Légion aussi, à Aubagne, se tenait, comme tous les ans, la fête annuelle des légionnaires. Cette année, se produisait là un autre événement, encore plus notable que la cérémonie mexicaine : c’est à Roger Faulques que revenait “l’honneur suprême” de porter la prothèse en bois du capitaine Danjou, mort à Camerone à la tête de ses hommes, en 1863. Le “chef d’escadron” Faulques, aujourd’hui âgé de 86 ans, est une légende vivante de la guerre révolutionnaire. “Héros” de la bataille d’Alger, « par des moyens qui ne sont pas ceux de la guerre en dentelle, Faulques causait alors de gros dommages au FLN », rappelle Jean Guisnel, dans Le Point de cette semaine.

Après la guerre d’Algérie, le commandant Faulques a ensuite livré la guerre du Katanga, où il sut affronter, héroïquement encore, les troupes de l’Onu qui cherchaient à rétablir la légalité internationale, contre la tentative de sécession organisée au Congo belge par le gouvernement de Charles de Gaulle. Spécialiste en tentatives de sécessions meurtières et foireuses, Faulques se retrouvera ensuite au Biafra. Depuis, il s’était retiré sur ses terres, dit Guisnel. Au pays du crime permanent, les assassins ont ainsi droit à la paix – et à la gloire.

Michel Sitbon

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Vos commentaires

  • Le 11 septembre 2012 à 17:13 En réponse à : La Nuit rwandaise n°4 • 13 mai 2010
    50 ans de néo-colonialisme •

    C’est tout simplement scandaleux !!!!! Rwanda 94, une BD, non, un torchon d’injures écrit par Cécile Grenier, opératrice de prise de vue qui se fait passer pour une réalisatrice. j’espère tout simplement que ces calomnies diffamatoires vont provoquer quelques réactions. Vous aviez des témoignages, si les sbires de Kagamé vous avez dit, les militaires français sont des cannibales, vous auriez dessiné un soldat entrain de manger un enfant tutsi, vous devriez avoir honte, vous dessinez "goma", j’y étais, je n’ai pas vu de planches montrant des soldats qui rassurent, qui soignent, qui sauvent des vies etc etc..... vous me donnez la nausée !!!
    En tout cas on ne peut pas continuer à laisser dire tout et n’importe quoi sur les soldats de l’opération Turquoise ; le mandat de départ était très clair, la résolution 929 du conseil de sécurité ( 22 juin 1994) autorise la France à mener une action temporaire, à caractère strictement humanitaire et conformément au chapitre VII de la charte de l’ONU, il peut être fait usage des armes pour exécuter la mission. Une stricte neutralité vis à vis des factions ( FAR / FPR …) est impérative. Un simple rappel des faits me paraît nécessaire, suite à l’attentat contre le falcon 50 ayant causé la mort des présidents burundais et rwandais (le 6 Avril 1994) , s’est déclenché un massacre généralisé de la population Tutsis et Hutus modérés par des extrémistes Hutus (milices, unités militaires, population….) Les premier éléments français sont arrivés à Goma et Bukavu à partir du 22 juin 1994, date de l’autorisation du conseil de sécurit酅donc deux mois et demi après le déclenchement du génocide, certes, bien tard, mais qui a empêché une intervention plus rapide ? pourquoi ? qui voyait d’un mauvais œil l’intervention de l’armée française ? Sans entrer dans les détails, les français ont assuré d’emblée la protection du camp de réfugiés de Cyangugu, puis la création d’une zone humanitaire sure à la périphérie de laquelle tous les agresseurs sont repoussés et à l’intérieur tous les éléments hostiles sont neutralisés afin de protéger les populations et de permettre l’action humanitaire…..des milliers de vies ont été sauvées….trop peu certes, mais une seule vie sauvée valait la peine d’intervenir, devant l’immobilisme international, la France a fait preuve, à travers ses soldats, de courage et d’abnégation. Rappelons nous que fin 1993 , le FPR demandait comme préalable aux accords d’Arusha, le départ des troupes françaises, ce qui fût fait….on connaît la suite….. La catastrophe humanitaire, provoquée par le flux de réfugiés fuyant vers le Zaïre, l’épidémie de choléra a transformé les soldats français en fossoyeurs, tout ça pour enrayer cette épidémie… Depuis toutes ces années, les soldats français doivent encaisser sans cesse des accusations de viols, assassinat etc etc , sans parler de la pire des accusations « complicité de génocide et crime contre l’humanité » rien que ça……que ceux qui ne connaissent pas notre action au rwanda, au moins ne nous jugent pas, et s’ils nous jugent, qu’ils aillent voir un peu du côté du nord kivu , qu’ils cherchent la réponse à tout ce drame dans les réserves minières de la RDC …le coltan ( tantale) par exemple !!!!! A qui profite le crime ? Pas aux soldats de turquoise en tout cas, eux, ils n’ont pas à rougir, ils doivent garder la tête haute et se mobiliser pour que cesse la calomnie. j’étais un de ces soldats, où étiez vous, les donneurs de leçons, quand nous sauvions des vies ?
    Unter Daniel

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