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Musiciens étrangers : Pas de visa, pas de concert

Article mis en ligne le dimanche 18 juillet 2010

http://www.educationsansfrontieres.org/article30828.html

source : http://www.lesinrocks.com/actualite...

Crédits photo : Visa refusé la veille de leur tournée européenne pour les Congolais de Konono n°1. (Pieter Hugo)

A l’heure des festivals d’été, il est de plus en plus difficile pour un musicien africain ou sud-américain d’obtenir un visa pour donner un concert en France. Une dérive de la politique d’immigration.

"Nous avons frôlé la catastrophe”, confie Yorrick Benoist, gérant de Run Productions. En 2008, l’entrepreneur de spectacles s’est retrouvé dans une situation désastreuse : à la veille de la tournée européenne de Konono N°1 et Kasai Allstars, deux groupes phares de la scène congolaise, les musiciens se sont vu refuser leur visa d’entrée :

Nous avions payé les billets d’avion et les hôtels, que nous avons perdus ainsi que les revenus potentiels de la tournée. Ne parlons pas des artistes, qui font vivre des familles et des villages entiers.”

Ce cas est loin d’être isolé en Europe : “Faire tourner des artistes sud-américains ou africains est un casse-tête”, confirme Corinne Serres, productrice de spectacles au sein de Mad Minute Musique. L’an dernier, elle en a fait les frais avec les Sud- Africains de Tumi & The Volume :
_ “Pour une tournée prévue depuis des mois, nous n’avons obtenu les visas que le matin du départ. Ça a été le stress jusqu’au dernier moment, nous avons failli tout annuler. C’est une course contre le temps, contre les administrations, contre l’argent.”

Sur le papier, il est relativement simple de faire venir des musiciens sur le sol européen. Pour obtenir un visa Schengen, l’artiste doit fournir une lettre d’invitation du producteur, un permis de travail, une attestation d’assurance internationale et éventuellement des billets d’avion. Sur le terrain, ça se complique :
“En Afrique, les musiciens doivent se présenter en personne au consulat, détaille Philippe Conrath, fondateur du festival Africolor. Lorsqu’ils habitent loin, il leur faut prendre l’avion, payer l’hôtel, parfois se rendre dans un pays voisin pour trouver le bon consulat.”

Autant de dépenses que le tourneur prend en charge avant d’être sûr d’obtenir le visa. Sans compter l’arbitraire des services locaux : “Pour les rendez-vous, les consulats s’en remettent à des sociétés privées qui distribuent les tickets par téléphone portable ou internet, parfois dans des endroits où il n’y a pas d’électricité”, poursuit le producteur. Il en faut davantage pour venir à bout de la ténacité des professionnels : “La paperasse est lourde mais on s’en sort, ajoute Yorrick Benoist. Ce que l’on ne contrôle pas, en revanche, c’est la décision finale.”

En dépit des recommandations du ministère des Affaires étrangères, qui appelait dès 2008 les autorités consulaires à faciliter la délivrance des visas aux artistes, le soupçon d’immigration clandestine est bien réel. L’association Zone Franche fédère les acteurs des musiques du monde. En 2009, Didier Le Bret, alors directeur adjoint du cabinet du secrétaire d’Etat à la coopération et à la francophonie, reconnaissait :
“Pour l’instant, les consulats se montrent sans doute un peu frileux sur le sujet. Ils appliquent des consignes énergiques concernant les risques migratoires.”

Renforcées par quelques cas comme celui de Papa Wemba, (condamné en 2004 pour avoir fait transiter des immigrés clandestins lors d’une tournée), les crispations administratives plombent les procédures, quitte à friser l’absurde : “Il s’agit d’un travail sans fin, confie Corinne Serres. Nous devons gagner la confiance des consulats qui ont besoin de preuves de notre sérieux pour accorder les visas, mais le personnel change régulièrement pour limiter les liens personnels qui pourraient s’établir.”

Via son Comité Visas Artistes, l’association Zone Franche tente de débloquer les situations d’urgence : “Il faut convaincre que nous ne sommes pas des passeurs d’immigrés mais des professionnels du spectacle, dit Philippe Conrath, président du Comité. Nous sommes parvenus à faire admettre que ce n’est pas une question d’immigration, mais d’économie.”Cela pose la question du libre accès au marché, poursuit Yorrick Benoist. Les groupes sont des entreprises culturelles, et à partir du moment où ils fournissent les informations demandées et sont en règle, je ne vois pas comment on peut leur refuser l’accès à un espace économique.”

La directive Bockel est venue faciliter la délivrance de visas de courts séjours (trois mois) valables cinq ans et permet enfin aux producteurs d’envisager une continuité dans leurs projets :
Ce visa permet de mettre en place des projets plus longs sans repasser par cette case départ aléatoire, admet Yorrick Benoist, mais il ne concerne que les artistes ayant déjà effectué plusieurs séjours et bénéficiant d’une notoriété.”

Pour de jeunes artistes, il demeure en effet toujours aussi compliqué d’obtenir un visa, comme en atteste le cas du chanteur de reggae sénégalais de Black African Positive, contraint d’annuler son concert à Lille en mars. Dans ces conditions, comment faire émerger les Salif Keita de demain ? “Le risque est en effet de se concentrer sur des artistes connus que l’on n’aura aucun mal à faire venir et de renoncer à découvrir et développer de jeunes talents. Le risque, c’est qu’à un moment, on reste tous chez nous”, regrette Philippe Conrath.

Au règne de l’aléatoire, Yorrick Benoist oppose une logique pragmatique : “Il est impensable qu’un artiste demeure clandestinement dans un pays s’il a l’assurance qu’il peut s’y rendre chaque fois qu’il a un concert à donner.” Ce qui permettrait d’asphyxier au passage le marché noir qui se développe autour des titres de séjour, des assurances ou des tickets de rendez-vous au consulat.

"Si vous êtes jeune, célibataire et malien, vous n’avez aucune chance"

Les chiffres du ministère de l’Immigration faisaient état, pour 2008, de la délivrance de 2238 visas pour les artistes sur 2536 demandes, soit un taux de refus de 12%. Aussi, malgré l’assouplissement qu’apporte la directive Bockel, les multiples exceptions qui subsistent pourraient bien décourager de nombreux candidats : “Je n’ai eu aucun refus de visas depuis deux ans, reconnaît Philippe Conrath. Cependant, chaque année, une nouveauté vient complexifier la procédure : on demande la feuille de route, les réservations d’hôtels ou même la déclaration d’embauche des musiciens que vous envoyez à l’Urssaf, mais que, comme de bien entendu, ladite Urssaf ne vous retourne jamais signée. C’est une épreuve permanente.

Sous les intentions louables d’une politique qui se dit libérale pour les artistes, s’insinuent ainsi les exigences d’une administration de plus en plus zélée, ce qui revient peut-être au même… “Cela signifie que si vous n’avez pas derrière vous un producteur reconnu, une équipe qui a du temps et des fonds à consacrer à votre venue, c’est très difficile, analyse Philippe Conrath. Pour résumer, si vous êtes jeune, célibataire et malien, vous n’avez aucune chance de circuler.”


Voir à ce sujet Mille Bâbords 14702

La Cimade : Publication de "VISA REFUSE", Enquête sur les pratiques consulaires en matière de délivrance des visas

Depuis plusieurs années, les permanences de La Cimade se font écho du labyrinthe administratif dans lequel se perdent ceux qui demandent un visa pour pouvoir venir en France. Cependant à cause de l’opacité qui règne sur les pratiques des consulats, lointains et méconnus, il est devenu très difficile d’orienter les étrangers en proie à cet univers kafkaïen.
La délivrance des visas constitue pourtant aujourd’hui un outil essentiel de la politique d’immigration (...)

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