Une tribune pour les luttes

Retraite : de quoi le mouvement social est-il le nom

par François-Xavier Barandiaran

Article mis en ligne le samedi 20 novembre 2010

http://lecafepolitique.free.fr/spip.php?article242

Jeudi 18 novembre 2010,

La France est bien paradoxale. Depuis quelques semaines circule sur Internet une bande que beaucoup d’entre vous ont dû voir : un éminent professeur chinois, qui serait l’auteur du livre « La patrie des droits de l’homme en déclin », répond aux questions d’un journaliste et explique qu’en France le Gouvernement est en train de ruiner le modèle social, avec le consentement du peuple français, puisque la majorité des gens serait atteinte par une pathologie qui s’appelle le syndrome du larbin ! Info ou intox, cette bande de Youtube tape droit dans le mille.

En effet, alors que les conséquences de la crise frappent si durement des millions de personnes, on pouvait être tenté de désespérer de la capacité de nos concitoyens à vouloir sortir de la nasse dans laquelle le capitalisme financier nous a enfermés, en constatant que les gouvernements du G20, après avoir investi des sommes colossales pour sauver le système bancaire, n’ont rien changé au fonctionnement de ces mêmes banques qui en quelques mois – après le risque de faillite passé- engrangent à nouveau des milliards comme si rien ne s’était passé. Et, comble du cynisme, à travers les agences de notation elles imposent des cures drastiques pour qu’en deux ou trois ans les Etats reviennent à des équilibres budgétaires qui aggravent la crise sociale.

C’est là la vraie raison de la réforme des retraites : montrer au Marché que la France est un bon élève qui mérite la note triple A. Alors que les ministres répètent sans cesse que les sacrifices sont «  justes et partagés », un heureux concours de circonstances a voulu que la plainte portée par une fille contre sa mère milliardaire mette sur la place publique les connivences entre le pouvoir et les possédants.

Devant la France des larbins et des moutons qui se laissent tondre a surgi une autre France qui résiste, qui ne gobe pas les fausses raisons mises en avant par le Gouvernement. Une France qui ne se résigne pas au démantèlement de son système social. C’est de cette France-là que le mouvement social contre la réforme des retraites est le nom.

Pourtant, ce n’est pas faute de nous avoir répété ad nauseam,-comme lors du référendum sur la constitution européenne la plupart des médias ont entonné les antiennes du pouvoir-, que partout dans les autres pays européens les gouvernements prolongeaient la durée des années de cotisation. Et de nous rappeler l’étonnement de la presse étrangère devant ce qui se passait en France comparé, par exemple, à la résignation des britanniques après les sacrifices imposés par Cameron, fidèle disciple de M.Thatcher. A l’unisson du New York Times qui nous avait traités « d’enfants gâtés »… « qui veulent toujours plus ».

Rien n’y a fait. Des millions de personnes, par la grève, les manifestations et un soutien largement majoritaire a dit non à une loi «  inefficace et injuste ». Cela relève de l’exception française, dont on doit être fier, qui fait de tous ceux qui résistent des dignes héritiers de ceux qui avaient fait de la France le pays des droits de l’homme.

Évidemment tous les européens ne sont pas sur la même ligne : pour preuve le soutien du président de la confédération des syndicats allemands ou des syndicats belges. Ou ces militants espagnols qui me transmettaient leur admiration : « en France vous avez une plus grande conscience politique ».

Les syndicats n’ont pas fait fléchir le gouvernement, mais ils ont gagné «  la bataille de l’opinion » : ce n’est pas parce que la loi est proclamée, qu’elle n’apparaît pas toujours comme illégitime !

Les systèmes de retraite sont complexes et divers en Europe, si bien qu’il n’est pas aisé de les comparer, même si on ne considère que les pays qui globalement maintiennent la retraite par répartition. Il est patent que le vent de la compétitivité pousse partout dans le sens de l’allongement de la durée de cotisation et de l’introduction progressive de la capitalisation, souvent avec une forte incitation fiscale. Mais là où la campagne de communication a péché au moins par simplisme délibéré, c’est quand on nous a dit que la réforme en Allemagne avait retardé l’âge de la retraite à 67 ans. Point ! En omettant de dire que cela devrait arriver à l’échéance 2028, après une lente progression de 1 mois par an entre 2012 et 2014, et ensuite 2 mois par an. De plus, une condition a été mise pour que cette réforme soit appliquée : c’est l’amélioration de l’emploi des seniors qu’une commission indépendante devra vérifier périodiquement. La réforme ne devrait pas s’appliquer tant que le taux d’emploi des plus de 55 ans ne dépasse pas un certain seuil (actuellement le taux des 55/64 est de 55%, mais celui des plus de 60 ans, seulement de 33%). Raison pour laquelle la contestation de ce projet de réforme est de plus en plus vive dans ce pays voisin !

Une autre contrevérité : pendant tout le conflit le mot négociation revenait sans cesse dans les déclarations du ministre Woerth. Pourtant, rien n’est plus contraire à la vérité, sinon, peut-être, l’autre affirmation prétendant que le vote de la loi était le seul moyen de sauver la retraite par répartition. En Suède les négociations avaient duré de nombreuses années avant d’arriver à un accord, de même qu’en Allemagne, où elles se poursuivent encore. Normal, dans des pays où la démocratie fonctionne mieux que chez nous, dès lors qu’on touche aux rouages profonds de la vie sociale. Rien de tel en France où la réforme a été menée à pas de charge et pendant les mois d’été, sans aucun débat préalable, et en court-circuitant les syndicats qui – de leur aveu unanime- se sont heurtés à un véritable mur. Que traduit ce terrible constat sur la nature de la façon de gouverner par un pouvoir qui exclut la négociation dans la pratique de la démocratie ?

Quelques questions à propos de ce mouvement social : fallait-il appeler à la grève générale au risque de bloquer le pays ? Les syndicats ont-ils adopté la bonne stratégie, la plus efficace, celle qui correspondait le mieux à la majorité des français qui ont soutenu à 70% le mouvement social ? Ce sont des questions qui ne manqueront pas d’être posées, alors que la loi a été votée. Le clivage entre les syndicats les plus radicaux et les autres, et même entre fédérations d’un même syndicat, continuera d’alimenter les débats. Mais, la problématique de bloquer le pays ou pas, n’est-elle pas, en fait, une question théorique ?

Les assemblées générales dans les transports publics, qui devaient reconduire la grève à bulletin secret, n’ont jamais retrouvé la force de 1995. Et les plus décidés des grévistes annonçaient qu’ils ne feraient pas la « grève par procuration », si les secteurs du privé ne s’y associaient pas. Or, mis à part les ouvriers du port de Marseille et des raffineries, les grèves dans le secteur privé n’ont été que ponctuelles. Nous ne sommes plus en 1995, et la classe ouvrière n’est plus la même ! C’est que, comme l’analyse R.Castel, fin connaisseur du monde du travail, la classe ouvrière, devenue « le précariat », a intégré l’insécurité sociale généralisée que le néolibéralisme a imposée à l’ensemble des salariés.

Tout de même, il y a un point qu’il ne faut pas passer sous silence : pendant toute cette période l’intersyndicale et notamment les leaders de la CGT et de la CFDT ont cherché à gêner le moins possible les usagers et à ne pas se couper de l’opinion. Ce qui a valu à Thibault et à Chérèque l’épithète de meneurs «  responsables ». Cette appréciation n’est-elle pas inquiétante quand elle sort de la bouche des patrons et des membres du Gouvernement ?

Par ailleurs, moult différences traversent le paysage syndical français : tant de syndicats pour si peu de syndiqués ! Elles s’expliquent, sans doute, par l’histoire et l’idiosyncrasie sociologique de la France. C’est pour cela que l’unité à huit pendant ces longues semaines du conflit est un fait inédit dans notre pays et que, largement approuvée, elle a été portée par les deux tiers de l’opinion. Nouveau paradoxe : les grévistes n’ont pas paralysé le pays, mais contre vents et marées ils ont résisté à la campagne de communication du Gouvernement, manifestant ainsi leur défiance envers la classe politique qui nous dirige. Les médias qui ont servi de porte-voix aux slogans du Gouvernement se gargarisent des dissonances syndicales, surtout au moment de la sortie du conflit. Mais, après une longue période de lutte, c’est l’unité d’action qui est remarquable et qui a contribué au soutien sans faille de l’opinion. Oui, les syndicats ont marqué des points, ce qui leur vaut une montée d’estime et un afflux de nouveaux adhérents. Mais, dorénavant, quelle forme prendra-t-elle, cette unité ? Résistera-t-elle aux analyses différentes sur la conduite du conflit et à la compétition accrue qui a été établie par la nouvelle loi sur la représentativité syndicale ? Les semaines à venir nous apporteront la réponse, puisque dès la fin novembre des négociations s’annoncent, dans le calendrier social, sur les complémentaires obligatoires (AGIR et ARCCO) et celles sur l’assurance chômage, en décembre.

La loi portant sur la réforme des retraites a été promulguée le 10 novembre, mais le combat n’est pas terminé. L’onde de choc se fera sentier dans les combats à venir.

Quelques mots, encore, sur la place des jeunes dans ce mouvement social : au-delà des quelques faux pas de la part de la droite, traitant les lycéens qui se sont engagés dans le conflit «  d’irresponsables » et de « manipulés », l’entrée massive – tant redoutée par le Gouvernement – des jeunes aurait pu, sans doute, en modifier l’issue. On ne peut que constater qu’il n’en a rien été. Le nombre de lycées et des facs concernés est resté très minoritaire. Pourtant, il ne fait pas de doute que l’application de cette loi va retarder l’entrée dans le monde du travail de milliers de jeunes.

Et que dire de la place des partis politiques de gauche ? S’il est vrai qu’ils ont tous appuyé le mouvement, il leur reste à convaincre l’opinion de la justesse de leur projet (on attend toujours celui du parti socialiste !) Il n’ y a pas de doute que le grand débat national qui n’a pas eu lieu animera la campagne des présidentielles en 2012. Tous sont d’accord pour modifier la loi. Mais, quelle réforme proposer ? Comment assurer le financement pérenne du système par répartition ? Quels efforts demander aux salariés et aux détenteurs des bénéfices du capital ?

Face aux réformes libérales et à l’appauvrissement général de nombreux retraités qui ira en augmentant, il faudra se souvenir de ce que Tahar Ben Jelloun écrivait dans le Monde du 7/8 novembre : « ce que la France est en train de sauver, c’est une qualité de vie, une autre vision du monde, une humanisation des rapports marchands ».

Retour en haut de la page

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Analyse/réflexions c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 2110