Une tribune pour les luttes

Efficacité et vanité de la mise en fiches

Autour d’un procès en correctionnelle au Tribunal de Tours le 3 décembre 2010.

Article mis en ligne le mercredi 1er décembre 2010

Quatre militants de la cause des sans-papiers, pour reprendre cette expression commode, sont traduits devant le Tribunal correctionnel pour diffamation par Brice Hortefeux parce qu’ils ont émis des soupçons sur l’usage d’un fichier – le fichier scolaire « Base-Elèves » - pour le repérage des familles étrangères «  irrégulières ». Ce faisant, ils ont mis le doigt sur un des secrets de fonctionnement de notre monde contemporain : la multiplication des fichiers, phénomène banal auquel nous sommes tous habitués, fichés de la naissance jusqu’à la mort, par l’état-civil, la Sécurité sociale, la Préfecture qui nous délivre notre permis de conduire, etc.

Lorsque j’étais jeune professeur, j’avais cette habitude, encore ancrée chez certains collègues, de faire remplir des fiches à mes élèves, le jour de la rentrée. Nom, prénom, adresse, profession des parents, nombre de frères et sœurs, redoublements passés... Fichage anodin, dira-t-on, mais qui a un double effet pervers. D’abord, celui de saisir la personnalité d’un adolescent au travers de critères «  objectifs » qui font de lui un objet d’analyse, avant d’être le sujet de la relation pédagogique. Ensuite, celui de bâtir cette relation sur des pré-jugés, qui eux-mêmes induisent des anticipations néfastes à l’attention qui doit être portée à des êtres en devenir. Etablir une fiche, c’est réduire une personne à ce qu’elle est déjà – le comble de la méconnaissance de son rôle pour un éducateur. J’ai donc, après quelques années, renoncé aux fiches.

Mais il faut croire que la société, les pouvoirs agissant dans la société, les gens de pouvoir, n’ont jamais fait l’expérience existentielle de l’inanité des fichiers, de la violence intrinsèque que représente une mise en fiches. Car, faisant écran à cette inanité fondamentale, s’étale ce que l’on dit être l’utilité des fichiers. Un fichier, c’est un des outils dominants de la technologie du pouvoir. C’est un instrument puissant de contrôle et de réification. Une fois qu’on est fiché, ça ne vous lâche plus, comme un filet qui vous enserre, comme une glu qui vous colle aux pattes et vous interdit d’être autre que ce qui est inscrit sur la fiche. C’est la fin définitive d’un droit qu’on croyait essentiel, le droit à l’oubli.

Ce peut être, et c’est ce sur quoi on se focalise le plus souvent, un instrument de prise au corps. Tel est l’usage des fichiers des personnes recherchées par la police. Ce peut être un instrument d’immobilisation : tel est l’usage du fichier européen S.I.S, «  système informatisé Shengen », dans lequel sont répertoriés, y compris sur de simples soupçons et de vulgaires ragots, les étrangers jugés « indésirables » en Europe. Ce peut être un instrument de vérification, par lequel ce qu’il s’agit de vérifier, c’est que vous êtes toujours et éternellement conforme à ce qui est inscrit de vous dans les fiches. C’est pourquoi il faut s’insurger contre le fichage des jeunes enfants « turbulents ». Le risque le plus sûr de ce fichage, que nos gouvernants rêvent de systématiser sous couvert de permettre une prise en charge médico-sociale précoce des « troubles de la conduite », c’est qu’à travers cet étiquetage et les regards croisés des professionnels de l’action éducative et médico-sociale, le destin de l’enfant s’en trouve fixé définitivement. Le Collectif national de résistance à Base-Elèves (CNRBE) s’oppose à la mise en place de ce fichier scolaire, pas seulement - quoique ce ne soit pas rien - parce qu’il peut permettre de localiser les étrangers sans-papiers, mais pour ses effets prédictifs de l’avenir de l’enfant. Un enfant y est fiché dès la maternelle, et les données du fichier sont conservées pendant 35 ans. Ce qui veut dire que jusqu’à l’âge de 40 ans, vous êtes sous le regard du pouvoir tel qu’il a décidé de vous voir à l’âge de 3, 4 ou 5 ans.

La dénonciation des effets de prise au corps de (potentiellement) tous les individus composant une société par l’existence des fichiers sont un combat essentiel pour la défense de ce que l’on appelle les libertés. Mais les effets de réification de la personne, pour être plus insidieux, n’en sont pas moins critiquables. Ils sont même plus terrifiants encore. Etre arrêté par la police, mis en rétention si l’on est un étranger sans-papiers, expulsé du territoire où l’on a cru pouvoir trouver refuge, est un traumatisme inouï, et plus insupportable encore à la conscience commune lorsque ce traumatisme frappe des enfants. Mais ce sont des épisodes de votre vie qui restent de l’ordre de l’événement : « voici ce qui m’est arrivé. » On peut en identifier l’origine et les responsables. On peut en circonscrire les effets à un pouvoir injuste et à des circonstances extérieures.

Les fichiers sont des instruments de répression et de contrôle, nous en sommes de plus en plus conscients – et conscients aussi que les assertions rassurantes et lénifiantes de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) sur l’impossibilité d’interconnecter ces fichiers et sur l’efficacité de la surveillance de leurs usages ne sont que de risibles fables. Des «  hackers » amateurs peuvent déjouer les systèmes de défense des fichiers du Pentagone. A qui fera-t-on croire que les concepteurs-mêmes de ces fichiers ne peuvent pas en faire autant ? Et je n’évoque qu’en passant ce fichier de la gendarmerie nationale sur les Roms, que nous avons tous pu consulter en détail sur Internet, et dont on nous dit qu’il n’existe pas ! J’imagine que dans le milieu des informaticiens de haut vol, on se raconte parfois l’histoire des aruspices, ces devins auxiliaires du culte qui, dans la Rome antique, ne pouvaient croiser dans la rue un de leurs collègues sans échanger avec lui des coups d’œil entendus et des rires feutrés, l’air de dire : « T’as vu, vieux, comme c’est facile de les berner ! "

Mais notre vigilance finit par s’émousser devant l’imprégnation constamment réactivée et agissante de notre vie entière par les mises en fiche multiformes, quotidiennes et invisibles que nous subissons, sans même le savoir. Or, pour désigner les effets à long terme et en profondeur du fichage sur notre personnalité même, sur la liberté empêchée de son devenir, sur sa pétrification, nous manquons de mots - d’autant que l’extension indéfinie des fichages est en passe de révéler son inanité. En effet, cette technologie avancée du pouvoir se révèlera bien vaine, le jour où ses promoteurs s’apercevront qu’ils règnent sur des choses, sur des pierres, sur des morts.

Tours, 28 novembre 2010

Chantal BEAUCHAMP

une des quatre prévenus traduits devant le Tribunal correctionnel de Tours le 3 décembre 2010.

3 décembre 2010

Pour en savoir plus sur la plainte de Brice Hortefeux et le procès des 4 de Tours, voir
_ http://baleiniers.org

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