Une tribune pour les luttes

« zone sanctuaire » contre « zone d’attente »

Réflexion sur la « zone d’attente » dans le projet de loi d’Eric Besson

Jean-Pierre Cavalié

Article mis en ligne le mardi 11 janvier 2011

Le projet de loi Besson sur l’immigration, réformant une fois encore le CESEDA1 a prévu, entre autres choses, de rendre
extensibles les «  zones d’attentes ». Les associations de défense du droit des étrangers y ont immédiatement relevé
une atteinte à la juridiction européenne2, mais je voudrais ici me pencher sur une question spécifique : le problème de
fond soulevé par la notion même de « zone d’attente » ou « internationale ». Cette «  fiction juridique3 » permet aux
autorités françaises de déclarer une partie du territoire comme n’étant pas la France, mais sur lequel cependant, elles
affirment une souveraineté. Cette fiction permet de refuser ou de renvoyer plusieurs dizaines de milliers d’étrangers. En
élargissant cette notion à l’ensemble du territoire, le projet de loi Besson risque de faire de la France une «  fiction
juridique », une « non-France
 ». Le paradoxe est qu’au nom de la défense de la souveraineté nationale, on développe
des zones extra-nationale. Peut-on pousser ce paradoxe jusqu’à parler de transformation de la France en « zone
sanctuaire
 » internationale gérée par les Nations Unies ? Expliquons-nous !

1- Une ambiguïté juridique

Les «  zones d’attente » sont des portions du territoire français4 qui sont déclarés par la loi5 comme n’étant
«  pas encore » la France, et sur lesquelles la Police de l’Air et des Frontières (PAF) peut fait «  attendre » les
étrangers sans document de voyage adéquat, le temps de se prononcer sur leur sort : l’entrée en France ou
le refus d’entrer sur le territoire.

Il y a là une ambiguïté juridique de taille : le territoire français se définit par des frontières précises, à
l’intérieur desquelles la loi française s’applique et l’administration y exerce son pouvoir. La loi française a
donc autorité sur le sol français et seulement sur celui-ci. Il s’agit là d’un ordre très ancien, consacré par le
traité de Westphalie de 1648 qui a posé le principe de souveraineté des Etats, non plus autour d’une
personne souveraine (roi, seigneur...), mais d’un territoire aux frontières délimitées et reconnues.

Ce lien entre territoire (aux frontières précises) et autorité (de la loi et des pouvoirs publics) demeure valable
aujourd’hui6 : la loi française s’applique parce que l’on est en France, et on est en France parce que la loi
française s’y applique.

2- La souveraineté nationale en question

Il est clair que la notion de «  zone d’attente » ou « internationale » contrevient à ce principe fondateur des
Etats-nations : la loi française définit des règles concernant un territoire qu’elle déclare elle-même ne pas
être la France. Alors, de deux choses l’une : ou bien ces zones sont en France parce que la loi et les
autorités y exercent leur pouvoir et dans ce cas, l’étranger est déjà en France et il ne peut être victime de loi
d’exception ; ou bien elles ne sont pas en France, et dans ce cas la loi et les autorités françaises n’y ont pas
autorité et ne peuvent donc le renvoyer.

On comprend alors que cet délicat problème prenne des allures de « révolution », lorsque le projet de loi
d’Eric Besson veut faire de la France entière (métropole uniquement) une « zone d’attente » potentielle. Il
veut en effet rendre ces zones extensibles, s’étendant du lieu de découverte d’au moins 10 personnes sans-
papiers et « venant d’arriver » (mais comment le prouver) jusqu’à la zone officielle la plus proche. N’étend-il
pas ainsi ce qui est d’abord un problème juridique, et ne fait-il pas de la France elle-même un problème
juridique ?


3- La France aux Français ?

Le projet de loi bouleverse non seulement le rapport territoire – autorité, mais également le rapport territoire -
étranger en opérant un changement majeur. Depuis la loi du 7 février 1851 introduisant le « double droit du
sol
 », le territoire donne, à certaines conditions, un statut aux personnes étrangères qui y sont nées7. Or, si
le projet passe, la relation inverse sera introduite : c’est le statut des étrangers qui s’y trouvent qui donnera
son statut au territoire : il sera « zone internationale » ou « non-territoire français » pour les étrangers sans-
papiers, et il sera «  la France » pour les Français et les étrangers en situation régulière. Le projet de loi crée
donc un statut nouveau pour le territoire français qui changera de fonction du statut administratif des
personnes qui s’y trouvent. Sera-ce un prélude à l’abrogation quasi totale du «  droit du sol » ?

C’est en tout cas un bouleversement du vieux principe médiéval voulant que «  tout ce qui est sur le territoire
soit du territoire
 » et par là-même sous l’autorité de son souverain, éventuellement sa protection8. Le projet
de loi semble dire aux étrangers sans-papiers9 : même sur le territoire français, vous ne serez jamais en
France ; nous vous en chassons symboliquement avant même d’avoir été arrêtés, jugés et expulsés ! Peut-
on y voir une application du principe cher au Front National : la France aux Français ?


4- Qu’en dit la Justice ?

Elle a effectivement été amenée à se prononcer sur les «  zones internationales », et les réponses sont très
significatives : Le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative, a considéré, concernant des
étrangers arrivant en France, qu’il existe bien des zones « hors France » (arrêt Eksir). Mais la Cour de
Cassation, la plus haute juridiction judiciaire, a considéré à l’inverse, à propos d’un étranger devant quitter le
territoire français, qu’une telle zone n’existait pas (arrêt youssef youssef).

Nous pouvons en tirer quelques
enseignements :
Il n’y a pas accord sur la question, mais il est intéressant de noter que la Juridiction judiciaire qui remet en
question l’existence de ces « zones hors France ». La 1° chambre du tribunal de Paris a d’ailleurs, dans ce
sens, considéré dans un avis du 25 mars 1992 que « la zone internationale » n’était qu’une « fiction
juridique ». A première vue, ces avis sont contradictoires, lorsque l’on regarde de plus près, les avis
dépendent du sens dans lequel on passe la frontière. Ces zones sont déclarées françaises lorsqu’il s’agit
d’expulser un étranger, et non-françaises quand il s’agit de ne pas l’accepter sur notre territoire. Mais dans le
fond, ne partagent-elles pas la même logique de rejet de l’étranger « indésirable » ? Quoiqu’il en soit, un
principe de non-contradiction devrait opérer, mais qui aura le pouvoir de trancher ?

5- La France, zone sanctuaire ?

Si nous acceptons l’idée de «  zones réellement internationales » -il n’y en a pas qu’en France-, la première
question est : qui pourrait y exercer son autorité souveraine ? Si nous restons dans la logique de Westphalie,
ce ne pourrait être logiquement qu’une autorité internationale du style ONU. Mais la question se complique
avec ce projet de loi qui décrète l’ensemble du territoire français comme potentiellement non-français ; car
alors c’est toute la France qui devient zone internationale et sur laquelle, forcément, ce devrait être une
autorité internationale qui exerce son autorité. Pour être légitime, celle-ci devrait bien entendu être élue par
un peuple international, cosmopolite, ce qui nous amène à l’idée de citoyenneté mondiale pour des territoires
transnationaux dans un état de Droit mondial appliquant l’ensemble de la juridiction internationale.

Vu sous cet angle -et je sais bien entendu que ce n’est pas le sien, loin s’en faut-, le projet Besson prend des
accents futuristes, une sorte de préfiguration de «  la planète aux humains ». Une véritable révolution
internationaliste faisant des zones d’attente de véritables sanctuaires internationaux pour tous les sans-
papiers de la planète ; mieux encore, supprimant la notion même de sans-papiers. Tout compte fait, je me
demande si Nicolas Sarkozy ne se doute pas de quelque chose... c’est sans doute pour cette raison qu’il l’a
rétrogradé comme simple ministre délégué ... Non ?

Jean-Pierre Cavalié – Marseille le 24 novembre 2010

N.B. : Je me suis inspiré, pour écrire ce texte, d’un article de Christian Bourguet : « La notion de frontière dans les
aéroports ou « le pays de nulle part
 » ; publié dans la revue «  Autre temps » n°33-34 de 1992.

1 Code sur l’entrée et le séjour des étrangers et la demande d’asile.

2 La directive retour qu’il est censé transposer, prévoit ce genre de mesure de privation de liberté, mais dans des cas exceptionnels et
d’urgence, alors que le projet la banalise.

3. 1° chambre du tribunal de Paris, avis du 25 mars 1992.

4. Elles sont situées dans l’enceinte des ports, aéroports et gares frontalières ; ce peut être des locaux spécifiques ou des hôtels.

5. CESEDA : « maintien en zone d’attente », titre II du livre II sur l’entrée en France ; articles L221 à L224.

6.
Il est cependant perturbé par l’émergence, surtout depuis la 2° guerre mondiale, de pouvoirs transnationaux, notamment des
juridictions internationales émanant des Nations Unies et de l’Union Européenne qui s’imposent aux Etats, grignotant ainsi leur
souverainet

7 Deux situations l’illustrent : - « Est français l’enfant né en France lorsque l’un de ses parents au moins y est lui-même né est. »

8« quidquid est in territorio est de territorio » : « Les chasses à l’homme » Grégoire Chamayou «  p198. Ed. La fabrique, mars 2010.

9
(article 19-3 du Code Civil). - « Tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité si, à
cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue
d’au moins cinq ans, depuis l’âge de onze ans »
(article 21-7 du Code Civil).

Rappelons qu’ils sont une création administrative et n’ont commis aucun délit ; ils sont donc jugés non pour ce qu’ils ont fait, mais
pour ce qu’ils sont : étrangers.

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