Une tribune pour les luttes

COMAGUER

ANTENOR FIRMIN,
FRANTZ FANON
Deux caribéens remarquables

Au fil des jours et des lectures n°81

Article mis en ligne le mardi 25 janvier 2011

Frantz Fanon et la décolonisation

EXTRAIT DE « POUR LA REVOLUTION AFRICAINE »

Première édition : Maspéro 1964 Réédition La Découverte Syros 2001

Publié dans "Afrique Action." N° 19, 20 février 1961.

http://comaguer.over-blog.com/artic...

La Mort de Lumumba

Pouvions – nous faire autrement ?

Les observateurs qui se sont trouvés dans les capitales africaines pendant le mois de juin 1960 pouvaient se rendre compte d’un certain nombre de choses. De plus en plus nombreux, en effet, d’étranges personnages venus d’un Congo à peine apparu sur la scène internationale s’y 8uccèdaient. Que disaient ces Congolais ? Ils disaient n’importe quoi. Que Lumumba était vendu aux Ghanéens- Que Gizenga était acheté par les Guinéens Kashamura par les yougoslaves.... Que les civilisateurs belges partaient trop tôt, etc. ...

Mais si l’on s’avisait d’attraper dans un coin un de ces Congolais, de l’interroger, alors on s’apercevait que quelque chose de très grave se tramait contre l’indépendance du Congo et contre l’Afrique.

Des sénateurs, des députés congolais aussitôt après les fêtes de l’indépendance se sauvaient hors du Congo et se rendaient... aux Etats-Unis. D’autres s’installaient pour plusieurs semaines à Brazzaville. Des syndicalistes étaient invités à New­York. Là encore, si l’on prenait l’un de ces députés on de ces sénateurs dans un coin et qu’on l’interrogeait, il devenait patent que tout un processus très précis allait se mettre en route.

Dès avant le 1er juillet 1960, l’opération Katanga était lancée, Son but ? Bien sûr, sauvegarder l’Union Minière. Mais au-delà de celle opération, c’est une conception belge qui était défendue. Un Congo unifié, avec un gouvernement central, allait à l’encontre des intérêts belges. Appuyer les revendications décentralisatrices des diverses provinces, susciter ces revendications, les alimenter, telle était la politique belge avant l’indépendance.

Dans leur tâche, les Belges étaient aidés par les autorités de la Fédération Rhodésies-Nyassaland. On sait aujourd’hui, et M. Hammarskjöld mieux que quiconque, qu’avant le 30 juin 1960, un pont aérien Salisbury-Elisabethville alimentait le Katanga en armes. Lumumba avait certain jour proclamé que la libération du Congo serait la première phase de la complète indépendance de l’Afrique Centrale et Méridionale et il avait très précisément fixé ses prochains objectifs : soutien des mouvements nationalistes en Rhodésie, en Angola, en Afrique du Sud.

Un Congo unifié ayant à sa tête un anticolonialiste militant constituait un danger réel pour celle Afrique sudiste, très proprement sudiste, devant laquelle le reste du monde se voile la face. Nous voulons dire devant laquelle le reste du monde se contente de pleurer, comme à Sharpville, ou de réussir des exercices de style à l’occasion des journées anticolonialistes. Lumumba, parce qu’il était le chef du premier pays de cette région à obtenir l’indépendance, parce qu’il savait concrètement le poids du colonialisme, avait pris I’engagement au nom de son peuple de contribuer physiquement à la mort de celle Afrique-là. Que les autorités du Katanga et celles du Portugal aient tout mis en œuvre pour saboter l’indépendance du Congo ne nous étonne point. Qu’elles aient renforcé l’action des Belges et augmenté la poussée des forces centrifuges au Congo est un fait. Mais ce fait n’explique pas la détérioration qui s’est installée progressivement au Congo, ce fait n’explique pas l’assassinat froidement décidé, froidement mené de Lumumba, cette collaboration colonialiste au Congo est insuffisante à expliquer pourquoi en février 1961 l’Afrique va connaître autour du Congo sa première grande crise.

Sa première grande crise car il faudra qu’elle dise si elle avance ou si elle recule. Il faudra qu’elle comprenne qu’il ne lui est plus possible d’avancer par régions, que, comme un grand corps qui refuse toute mutilation, il lui faudra avancer en totalité, qu’il n’y aura pas une Afrique qui se bat contre le colonialisme et une autre qui tente de s’arranger avec le colonialisme. Il faudra que l’Afrique, c’est-à-dire les Africains, comprennent qu’il n’y a jamais de grandeur à atermoyer et qu’il n’y a jamais de déshonneur à dire ce que l’on est et ce que l’on veut et qu’en réalité l’habileté du colonisé ne peut être en dernier ressort que son courage, la conception lucide de ses objectifs et de ses alliances, la ténacité qu’il apporte à sa libération.

Lumumba croyait en sa mission. Il avait une confiance exagérée dans le peuple. Ce peuple, pour lui, non seulement ne pouvait se tromper, mais ne pouvait être trompé. Et de fait, tout semblait lui donner raison. Chaque fois par exemple que dans une région les ennemis du Congo arrivaient à soulever contre lui l’opinion, il lui suffisait de paraître, d’expliquer, de dénoncer, pour que la situation redevienne normale. Il oubliait singulièrement qu’il ne pouvait être partout à la fois et que le miracle de l’explication était moins la vérité de ce qu’il exposait que la vérité de sa personne.

Lumumba avait perdu la bataille pour la présidence de la République. Mais parce qu’il incarnait d’abord la confiance que le peuple congolais avait mise en lui, parce que confusément les peuples africains avaient compris que lui seul était soucieux de la dignité de son pays, Lumumba n’en continua pas moins à exprimer le patriotisme congolais et le nationalisme africain dans ce qu’ils ont de plus rigoureux et de plus noble.

Alors d’autres pays beaucoup plus importants que la Belgique ou le Portugal décidèrent de s’intéresser directement à la question. Lumumba fut contacté, interrogé. Après son périple aux Etats-Unis la décision était prise : Lumumba devait disparaître.

Pourquoi ? Parce que les ennemis de l’Afrique ne s’y étaient pas trompés. Ils s’étaient parfaitement rendus compte que Lumumba était vendu, vendu à l’Afrique s’entend. C’est à dire qu’il n’était plus à acheter.

Lee ennemis de l’Afrique se ont rendu compte avec un certain effroi que si Lumumba réussissait, en plein cœur du dispositif colonialiste, avec une Afrique française se transformant en communauté rénovée, une Angola « province portugaise » et enfin l’Afrique orientale, c’en était fini de « leur » Afrique au sujet de laquelle ils avaient des plans très précis.

Le grand succès des ennemis de l’Afrique, c’est d’avoir compromis les Africains eux-mêmes. Il est vrai que ces Africains étaient directement intéressés par le meurtre de Lumumba. Chefs de gouvernements fantoches, au sein d’une indépendance fantoche, confrontés jour après jour à. une opposition massive de leurs peuples, ils n’ont pas été longs à se convaincre que l’indépendance réelle du Congo les mettrait personnellement en danger.

Et il y eut d’autres Africains, un peu moins fantoches, mais qui s’effraient dès qu’il est question de désengager l’Afrique de l’Occident. On dirait que ces Chefs d’Etat africains ont toujours peur de se trouver en face de l’Afrique. Ceux-là aussi, moins activement, mais consciemment, ont contribué à la détérioration de la situation au Congo. Petit à petit, on se mettait d’accord en Occident qu’il fallait intervenir au Congo, qu’on ne pouvait pas laisser les choses évoluer à ce rythme. . ..

Petit à petit, l’idée d’une intervention de l’O.N.U. prenait corps. Alors on peut dire aujourd’hui que deux erreurs simultanées ont été commises par les Africains.

Et d’abord par Lumumba quand il sollicita l’intervention de l’O.N.U. Il ne fallait pas faire appel à l’O.N.U. L’O.N.U. n’a jamais été capable de régler valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le colonialisme, et chaque fois qu’elle est intervenu, c’était pour venir concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays oppresseur.

Voyez le Cameroun. De quelle paix jouissent les sujets de M. Ahidjo tenus en respect par un corps expéditionnaire français qui, la plupart du temps, a fait ses premières armes en Algérie ? L’O.N.U. a cependant contrôlé l’autodétermination du Cameroun et le gouvernement français y a installé un «  exécutif provisoire ».

Voyez le Viet-Nam.

Voyez le Laos.

Il n’est pas vrai de dire que l’O.N.U. échoue parce que les causes sont difficiles.

En réalité l’O.N.U. est la carte juridique qu’utilisent les intérêts impérialistes quand la carte de la force brute a échoué.

Les partages, les commissions mixtes contrôlées, les mises sous tutelle sont des moyens légaux internationaux de torturer, de briser la volonté d’indépendance des peuples, de cultiver l’anarchie, le banditisme et la misère.

Car enfin, avant l’arrivée de l’O.N.U., il n’y avait pas de massacres au Congo. Après les bruits hallucinants propagés à dessein à l’occasion du départ des Belges, on ne comptait qu’une dizaine de morts. Mais depuis l’arrivée de l’O.N.U. on a pris l’habitude chaque matin d’apprendre que les Congolais par centaines s’entremassacraient.

On nous dit aujourd’hui que des provocations répétées furent montées par des Belges déguisés en soldats de l’Organisation des Nations Unies. On nous révèle aujourd’hui que des fonctionnaires civils de l’O.N.U. avaient en fait mis en place un nouveau gouvernement le troisième jour de l’investiture de Lumumba. Alors on comprend beaucoup mieux ce que l’on a appelé la violence, la rigidité, la susceptibilité de Lumumba.

Tout montre en fait que Lumumba fut anormalement calme.

Les chefs de mission de l’O.N.U. prenaient contact avec les ennemis de Lumumba et avec eux arrêtaient des décisions qui engageaient l’Etat du Congo. Comment un chef de gouvernement doit-il réagir dans ce cas ? Le but recherché et atteint est le suivant : manifester l’absence d’autorité, prouver la carence de l’Etat.

Donc motiver la mise sous séquestre du Congo.

Le tort de Lumumba a été alors dans un premier temps de croire en l’impartialité amicale de l’O.N.U. Il oubliait singulièrement que l’O.N.U. dans l’état actuel n’est qu’une assemblée de réserve, mise sur pied par les Grands, pour continuer entre deux conflits armés la « lutte pacifique » pour le partage du monde. Si M. Iléo en aout 1960 affirmait à qui voulait l’entendre qu’il fallait pendre Lumumba, si les membres du cabinet Lumumba ne savaient que faire des dollars qui, à partir de cette époque, envahirent Léopoldville, enfin si Mobutu tous les soirs se rendait à Brazzaville pour y faire et y entendre ce que l’on devine mieux aujourd’hui, pourquoi alors s’être tourné avec une telle sincérité, une telle absence de réserve vers l’O.N.U. ?

Les Africains devront se souvenir de cette leçon. Si une aide extérieure nous est nécessaire, appelons nos amis. Eux seuls peuvent réellement et totalement nous aider à réaliser nos objectifs parce que précisément, l’amitié qui nous lie à eux est une amitié de combat.

Mais les pays africains de leur côté, ont commis une faute en acceptant d’envoyer leurs troupes sous le couvert de l’O.N.U. En fait, ils admettaient d’être neutralisés et sans s’en douter, permettaient aux autres de travailler.

Il fallait bien sûr envoyer des troupes à Lumumba, mais pas dans le cadre de l’O.N.U. Directement. De pays ami à pays ami. Les troupes africaines au Congo ont essuyé une défaite morale historique. L’arme au pied, elles ont assisté sans réagir (parce que troupes de l’O.N.U.) à la désagrégation d’un Etat et d’une nation que l’Afrique entière avait pourtant salués et chantés. Une honte.

Notre tort à nous, Africains, est d’avoir oublié que l’ennemi ne recule jamais sincèrement. Il ne comprend jamais. Il capitule, mais ne se convertit pas.

Notre tort est d’avoir cru que l’ennemi avait perdu de sa combativité et de sa nocivité. Si Lumumba gêne, Lumumba disparaît. L’hésitation dans le meurtre n’a jamais caractérisé l’impérialisme. .

Voyez Ben M’Hidi, voyez Moumié, voyez Lumumba. Notre tort est d’avoir été légèrement confus dans nos démarches. Il est de fait qu’en Afrique, aujourd’hui, les traîtres existent. Il fallait les dénoncer et les combattre. Que cela soit dur après le rêve magnifique d’une Afrique ramassée sur elle-même et soumise aux mêmes exigences d’indépendance véritable ne change rien à la réalité. ’

Des Africains ont cautionné la politique impérialiste au Congo, ont servi d’intermédiaires, ont cautionné les activités et les singuliers silences de l’O.N.U. au Congo.

Aujourd’hui ils ont peur. Ils rivalisent de tartufferies autour de Lumumba déchiqueté. Ne nous y trompons point, ils expriment la peur de leurs mandants. Les impérialistes aussi ont peur. Et ils ont raison car beaucoup d Africains beaucoup d’Afro-Asiatiques ont compris. Les impérialistes vont marquer un temps d’arrêt. Ils vont attendre que « l’émotion légitime » se calme. Nous devons profiter de ce court répit pour abandonner nos craintives démarches et décider de sauver le Congo et l’Afrique.

Les impérialistes ont décidé d’abattre Lumumba. Ils l’ont fait. Ils ont décidé de constituer des légions de volontaires.

Elles sont déjà sur place.

L’aviation katangaise sous les ordres de pilotes sud-africains et belges a commencé depuis plusieurs jours les mitraillages au sol. De BrazzaviIIe, des avions étrangers. se rendent bondés de volontaires et d’officiers parachutistes au secours d’un certain Congo.

Si nous décidons de soutenir Gizenga, nous devons le faire résolument.

Car nul ne connaît le nom du prochain Lumumba. Il y a en Afrique une certaine tendance représentée par certains hommes. C’est cette tendance dangereuse pour l’impérialisme qui est en cause. Gardons-nous de ne jamais l’oublier : c’est notre sort à tous qui se joue au Congo.


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Au fil des jours et des lectures n°81

24 Janvier 2011

Antenor Firmin (1850-1911) avocat, journaliste et homme politique haïtien est nommé diplomate à Paris en 1883. Il est accueilli par la société d’anthropologie de Paris et participe activement à ses travaux.
Mais il constate bien vite que les savants renommés qui animent cette société utilisent leur notoriété scientifique pour conforter au mépris de toute démarche rationnelle la principale base idéologique du colonialisme : l’inégalité des races.
Il va donc réagir en haïtien, citoyen de ce qui est encore à l’époque la seule République noire au monde et entreprend de démontrer dans un ouvrage solide et documenté l’égalité des races humaines.
Son livre parait en 1885 deux ans avant le Congrès de Berlin qui va donner lieu au découpage du continent africain entre les colonisateurs européens. Sa compréhension du rôle central de l’idéologie raciste dans le colonialisme éclate dans le chapitre XVI comme en témoigne l’extrait qui suit .

Relire ANTENOR FIRMIN en cette année où se commémore le soixantième anniversaire de la mort de FRANTZ FANON*, où le néocolonialisme martyrise encore et toujours Haïti, et où l’étranglement de la République Cubaine par les Etats-Unis se poursuit avec une volonté de mise à mort qui n’a jamais faibli, permet de saisir l’immense apport des peuples caribéens à la cause du progrès général de l’humanité.

On relira avec un frisson d’effroi la phrase de SPENCER (en gras) qui souligne que la principale opposition philosophique et politique à ce progrès général vient de ceux qui se considèrent soit comme des peuples élus soit comme des peuples dépositaires d’une destinée manifeste.

*voir sur le blog comaguer le texte de Frantz Fanon sur la décolonisation
http://comaguer.over-blog.com/artic...

A Port au prince comme à Guantanamo et à Gaza cette phrase résonne, aujourd’hui encore, de façon sinistre.

ANTENOR FIRMIN
De l’égalité des races humaines
Anthropologie positive
1885
(Réédition l’Harmattan 2003)

Extrait de chapitre XVI

La solidarité européenne

C’est un caractère particulier de la civilisation moderne que les actions politiques et nationales, de même que les actions individuelles et privées, ont communément besoin d’une justification morale ou scientifique, sans laquelle les acteurs ne se sentent pas la conscience tranquille. Hypocrite, subtil parfois est le raisonnement dont ils tirent leurs règles de conduite ; mais est-ce l’indice d’un certain respect de la justice et de la vérité éternelles, auxquelles on rend hommage alors même qu’on les élude ? Pour légitimer les prétentions européennes, il a bien fallu mettre en avant une raison qui les justifiât. On n’a pu en imaginer une meilleure que celle qui s’appuie sur la doctrine de l’inégalité des races humaines. D’après les déductions tirées de cette doctrine, la race blanche, étant unanimement reconnue supérieure à toutes les autres, a pour mission de dominer sur elles, car elle est seule capable de promouvoir et de maintenir la civilisation. Elle en est devenue le porte-étendard élu et consacré par les lois mêmes de la nature !

Cette doctrine est-elle née d’une inspiration purement platonique ? Nullement Elle est le résultat du plus affreux égoïsme, usurpant le nom de la civilisation, adultérant les plus belles notions de la science, pour en faire les soutiens des convoitises matérielles, les moins respectables du monde. Les peuples européens heureux d’être parvenus les premiers à un degré de développement qui leur garantit actuellement une supériorité incontestable sur le reste des nations, ne voient en dehors de l’Europe que des pays et des hommes à exploiter. Trouvant trop étroit le terrain où ils sont nés et doivent vivre, ils recherchent, avec une insatiable ardeur, des territoires plus vastes, où puissent se réaliser leurs rêves de déployer à l’infini leurs immenses ressources et d’augmenter de plus en plus leurs richesses, sans qu’aucune difficulté les vienne contrarier. Partout et chaque jour, se manifeste davantage en Europe cette soif de coloniser qui est devenue insensiblement la passion dominante de la politique. Cette aspiration grandissante à s’emparer de territoires étrangers, habités par des regnicoles qui ont possédé depuis une époque immémoriale la terre où sont plantées leurs tentes, où sont établies leurs huttes, terre mille fois sacrée pour eux, parce qu’elle contient le dépôt précieux des cendres de leurs pères, a quelque chose de souverainement brutal. Elle ne cadre pas le mieux du monde avec la moralité du siècle et les prescriptions du droit des gens dont elle est la négation positive. De là la nécessité de recourir à la casuistique et d’éluder le droit par une considération arbitraire des faits.

Le droit naturel, le droit des gens ne s’élève contre les usurpations politiques ou sociales, que parce qu’il admet comme premier principe l’égalité de tous les hommes, égalité théoriquement absolue, intégrale, qui impose à chacun l’obligation de respecter aussi religieusement son semblable qu’il se respecte lui-même, tous ayant la même dignité originelle attachée à la personne humaine. L’égalité de droit ne pourrait se maintenir comme une pure abstraction, n’ayant aucune corrélation avec les faits. Toutes les lois générales de la sociologie, quelque élevée qu’en puisse être la notion, doivent infailliblement se relier à une loi biologique qui leur serve de base et leur crée une racine dans l’ordre des phénomènes matériels. Ainsi que nous l’avons vu ailleurs, la base de l’égalité de droit, entre les hommes, ne saurait être autre chose, que la croyance aprioristique en leur égalité naturelle. Il a donc suffi à la conscience européenne de supposer les autres races humaines inférieures à celles de l’Europe, pour que tous les principes de justice aient perdu leur importance et leur mode d’application ordinaire, à chaque occasion où il s’agit d’empiéter sur les domaines de ces races déshéritées. Ce biais est d’une commodité incomparable et prouve la fine adresse du Caucasien. Sans doute, les choses ne se divulguent pas clairement. Ceux qui s’occupent des questions anthropologiques, ou même philosophiques, semblent ne se préoccuper aucunement de la portée juridique des théories ou des doctrines qu’ils préconisent ; mais au fond tout s’enchaîne. Plus d’une fois, l’homme d’Etat, acculé par des interpellations difficiles et pressantes, s’abattra soudain sur des théories scientifiques qui semblent être si étrangères à sa sphère d’activité.

Toutes les fois qu’on se trouve donc en présence d’Européens discutant la question scientifique de l’égalité ou de l’inégalité des races humaines, on a en face des avocats défendant une cause à laquelle ils sont directement intéressés. Encore bien qu’ils aient l’air de se placer sous l’autorité de la science et de ne plaider qu’en faveur de la pure vérité ; alors même qu’ils se passionnent pour leur thèse jusqu’à faire abstraction du mobile positif qui les y maintient, leurs argumentations se ressentent toujours de l’influence que subit l’avocat plaidant pro domo sua. Argumentant dans un sens contraire, peut-être ne fais-je rien autre chose que céder à la même impulsion. La réciproque est vraie, pourrait-on dire ; mais cela ne détruit point le fait à démontrer. Or, il est constant que l’une des causes d’erreur qui agit le plus puissamment sur l’intelligence des philosophes et des anthropologistes, soutenant la thèse de l’inégalité des races, c’est l’influence ambiante qu’exercent sur elle les aspirations envahissantes et usurpatrices de la politique européenne, aspirations dont l’esprit de domination et la foi orgueilleuse en la supériorité de l’homme de type caucasien sont la source principale.

La plupart de ceux qui proclament doctoralement que les races humaines sont inégales - que les Noirs, par exemple, ne parviendront jamais a réaliser la civilisation la plus élémentaire, à moins qu’ils ne soient courbés sous la férule du Blanc -, arrondissent le plus souvent leurs phrases aux périodes sonores, en pensant à une colonie qui leur a échappé ou à une autre qui ne leur reste qu’en réclamant audacieusement l’égalité de conditions politiques entre noirs et blancs. On ne renonce pas facilement à l’antique exploitation de l’homme par l’homme : tel est pourtant le principal mobile de toutes les colonisations, soutenu par le besoin que les grandes nations industrielles éprouvent d’étendre sans cesse leur rayon d’activité et d’augmenter leurs débouchés. Économistes, philosophes et anthropologistes deviennent ainsi des ouvriers de mensonge, qui outragent la science et la nature, en les réduisant au service d’une propagande détestable. En fait, ils ne font que continuer, dans le monde intellectuel et moral, l’œuvre abominable que les anciens colons exerçaient si bien en abrutissant l’esclave jaune ou noir par l’éreintement matériel. Combien de travailleurs, en effet, ne se laisseront pas gagner par un pénible et sombre découragement, en lisant les sentences absolues prononcées par les plus grands esprits contre les aptitudes du Nigritien ! Combien d’intelligences naissantes, au sein de la race éthiopique, ne se laisseront pas endormir au souffle mortifère des phrases sacramentelles d’un Renan, d’un de Quatrefages ou d’un Paul Leroy-Beaulieu ! Ces savants ont-ils conscience de leur malheureuse complicité ? Personne ne le sait, personne ne peut le savoir. Ce que l’homme pense dans son for intérieur sera éternellement un mystère pour les autres hommes. Cependant il y a un fait positif, c’est que toutes les tendances colonisatrices de la politique européenne les entraînent dans un courant d’idées où l’égoïsme de race doit dominer fatalement, de plus en plus, les pensées et les inspirations individuelles. Ces tendances renforcent chaque jour les préjugés d’une sotte hiérarchisation ethnique, plutôt que de les laisser tomber dans un relâchement que l’absence de tout intérêt actuel produirait infailliblement et naturellement. De même que la majorité de leurs congénères, ils ne pourraient s’affranchir d’une telle influence qu’en tant que leur esprit serait suffisamment prémuni contre elle. Pourtant tout se réunit de manière à ce qu’ils soient difficilement désabusés.

En effet, l’axe de la politique européenne semble tourner vers l’Asie et l’Afrique. Toutes les ambitions s’entrechoquent, allant à la recherche d’un terrain propre à leur agrandissement commercial, c’est une course insensée et bizarre, bien ressemblante à celle de Jérôme Paturot à la recherche ’d’une position sociale ! C’est à qui, des peuples de l’Europe, aura la plus grande part dans cette curée où l’on se précipite avec avidité. L’Afrique, peuplée de Noirs, semble être de si bon droit accessible aux conquêtes de l’Européen, que rien ne repousse les prétentions de ceux qui veulent s’y procurer un lopin de terre, au détriment de l’indigène. L’homme noir n’est-il pas d’une race inférieure ? N’est-il pas destiné à disparaître de la surface du globe, afin de faire place à la race caucasique, à laquelle Dieu a donné le monde en héritage, comme, dans le mythe biblique, il le donna aux descendants d’Israël ? Tout se fait donc pour le mieux, à la plus grande gloire de Dieu !

Les idées que j’esquisse légèrement ici ne sont nullement le produit de ma seule imagination. C’est le résultat d’une théorie qui est tellement répandue parmi les Européens que les esprits les plus philosophiques n’ont pu échapper à sa prestigieuse inspiration. Il serait peut-être étonnant de voir un homme de la trempe de M. Herbert Spencer y céder comme tous les autres et y compromettre, sans hésiter, sa réputation de profonde clairvoyance. Cependant, il va plus loin que personne, en affirmant le droit d’extermination qu’a l’Européen contre tous ceux qui résistent-à son envahissement. Dans son traité de Morale évolutionniste, qui est le couronnement de ses principes philosophiques et scientifiques, on lit les paroles suivantes :

« Si l’on dit qu’à la manière des Hébreux qui se croyaient autorisés à s’emparer des terres que Dieu leur avait promises, et dans certains cas, à en exterminer les habitants, nous aussi, pour répondre à "l’intention manifeste de la Providence", nous dépossédons les races inférieures, toutes les fois que nous avons besoin de leurs territoires, on peut répondre que, du moins, nous ne massacrons que ceux qu’il est nécessaire de massacrer et laissons vivre ceux qui se soumettent.  » (1)

Il est curieux de constater à quelle conséquence la doctrine de l’inégalité des races a pu amener l’esprit le mieux fait, l’intelligence la mieux équilibrée ; mais c’est une nouvelle preuve de la puissance de la logique. On ne s’en écarte, dans la science comme en tout, que pour tomber dans les erreurs les plus grossières, les théories les plus insensées !

L’Asie, avec des peuples en possession d’une civilisation mille fois séculaire, mais vieillie et décrépite dans une stagnation malheureuse, ne tente pas moins les convoitises de la race caucasique. Là aussi, elle se croit appelée à tout régénérer ; non par un commerce régulier, non par un échange d’idées et de bons procédés qui profiteraient admirablement aux fils de l’extrême Orient, mais en s’imposant comme des maîtres, de vrais dominateurs. Pour encourager l’esprit public dans l’acceptation et l’exécution de ces entreprises lointaines et chanceuses, n’y a-t-il pas la théorie de l’inégalité des races ? N’est-ce pas la destinée des peuples blancs de gouverner le monde entier ? Toute l’Europe n’est-elle pas devenue héritière des grandes destinées de Rome ?

Tu regere imperio populos, Romane, memento !

Aussi combien enchevêtrée ne se trouve pas la politique européenne dans toutes ces convoitises sur l’Asie et l’Afrique, que le langage parlementaire a décorées du nom élégant de question d’Orient ! C’est la civilisation occidentale qui agit, mais tous ses efforts sont tournés vers le monde oriental. Chaque incident qui se produit en Asie ou en Afrique a son contrecoup parmi les nations de l’Europe qui, chacune pour un motif, y sont directement ou indirectement intéressées. La seule question égyptienne, par exemple, réunit les intérêts les plus complexes, tenant en haleine le monde ottoman, le monde slave, le monde germanique, ainsi que le monde latin.
«  L’Egypte, dit Emilio Castelar, est pour les Turcs une portion de leur empire ; pour les Autrichiens, une ligne qu’il leur convient d’observer à cause de leurs possessions dans la mer Noire et dans la mer Adriatique ; pour les Italiens, c’est une frontière que la sécurité indispensable de leur belle Sicile et leur constante aspiration à revendiquer Malte et à coloniser ainsi Tripoli et Tanis leur font l’obligation de tenir à l’abri de tout obstacle ; pour la grande et puissante Allemagne, dont l’orgueil ne veut point perdre son hégémonie dans le monde européen, elle est une question continentale et extra continentale ; pour la Russie, qui songe, en Europe, à une Byzance grecque et, en Asie, à une route terrestre vers l’Inde, c’est une question européenne ; pour l’Espagne, le Portugal, la Hollande, c’est la clef de leurs voyages aux divers îles et archipels où flottent encore leurs drapeaux respectifs ; pour tous, en ce moment d’horrible angoisse, c’est la question par excellence, puisqu’elle porte dans ses innombrables incidents la paix à la chaleur de laquelle fleurissent le travail, le commerce et la liberté, ou la guerre implacable dont les commotions épouvantables entraînent et répandent dans le monde la désolation et l’extermination avec leur funèbre cortège de catastrophes.
« Mais, à la vérité, la question égyptienne est plus spécialement une question anglo-française
(2) ••• »

Le Madhi ne se figure pas le rôle qu’il joue dans les ressorts de la politique européenne, avec sa propagande religieuse et l’esprit de fanatisme qu’il inspire à ses adeptes du Soudan. A la prise de Khartoum et à la nouvelle de la mort du général Gordon, les journaux de l’Europe (3) n’ont-ils pas déclaré que, tout en reconnaissant les fautes du gouvernement britannique et la grande part de responsabilité de l’illustre M. Gladstone, le vétéran du parti libéral anglais, il fallait agir de manière à sauver le prestige de la civilisation, en venant en aide à l’égoïste Albion ? N’est-ce pas toujours la question de race qui domine en ces élans de solidarité, mais qui, édulcorée par le miel du parlementarisme, se change en question européenne, en la cause de la civilisation ? L’Angleterre a dû évacuer le Soudan, car la France est occupée ailleurs ; l’Italie est plus présomptueuse que puissante ; l’Allemagne ruse ; la Russie se heurte aux frontières de l’Afghanistan : mais on est tellement contrarié, que chacun menace de reprendre l’œuvre qui s’est brisée entre les mains de l’anglais. Aussi comprend-on bien que la théorie de l’inégalité des races humaines ait facilement trouvé dans un tel état des esprits un ensemble de raisons, un appui qui ne se dément jamais ! (4)

1. Herbert Spencer, Les bases de la morale évolutionniste, p. 206.

2. Emilio Castelar, Las guerras de América y Egypto. Madrid, 1883, p. 120-121.

3. « Que l’Occident serre les rangs ! » s’écrie M. John Lemoine dans le Journal des Débats du 10 fév. 1885. Toute la presse européenne a fait écho à cette espèce de consigne.

4- Note Comaguer : l’année où Antenor Firmin publie son livre, le Mahdi vient de prendre le pouvoir à Khartoum après avoir défait les troupes britanniques de Gordon. Albion ne reprendra le contrôle du Soudan que quatre ans plus tard. Surtout soucieuse de surveiller la Mer Rouge qui lui assure l’accès à l’empire des Indes elle y installera un simple protectorat sous la forme d’un condominium anglo-égyptien.

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