Une tribune pour les luttes

Début de « printemps des peuples » au Maghreb et au Moyen Orient

Lettre n° 126 (27 janvier 2011)

Culture & Révolution

Article mis en ligne le samedi 29 janvier 2011

Nous assistons en plein hiver à un début de « printemps des
peuples » au Maghreb et au Moyen Orient avec des
manifestations au Yémen, en Égypte et en Algérie.

Après le peuple tunisien, c’est maintenant au tour du peuple
égyptien de surgir sur la scène politique et sociale aux
cris de : « Moubarak dégage ! », « La Tunisie est la
solution ». A l’échelle de l’Égypte (80 millions
d’habitants), le régime peut se dire que les manifestations
sont numériquement modestes puisqu’il peut encore aligner
autant de flics que de manifestants. Mais ces dizaines de
milliers de manifestants dans les principales villes
égyptiennes sont pour la plupart des jeunes qui, en dépit
des tués, des blessés et des centaines d’arrestation, ont
vaincu la peur, le repli sur soi et le fatalisme. Il n’est
pas exclu, malgré les flics et l’armée de Moubarak, qu’ils
soient rejoints bientôt par nombre de ces gens qui vivent
avec moins de deux dollars par jour et qui constituent près
de 50 % de la population égyptienne. De la révolte désespérée
qui a conduit quelques personnes sans ressources à se donner
spectaculairement la mort, nous sommes passés en quelques
heures à une révolte collective porteuse d’espoir.
« Du pain, la liberté et la paix ! », voilà comment un vieux
manifestant au Caire formulait les choses hier. Des mots
simples et terriblement redoutables pour tous les profiteurs
en Égypte comme dans tous les pays du monde.

Quand des hommes et des femmes se redressent et agissent
pour exiger la liberté et des conditions décentes
d’existence, un avenir pour leurs enfants et pour eux-mêmes,
des relations fraternelles et pacifiées entre les gens, ce
sont les bases mêmes du capitalisme qui commencent à être
ébranlées.

Car le capital ne peut vivre et se reproduire qu’en prenant
et en exploitant le plus grand nombre, en spéculant sur les
denrées de premières nécessité comme sur les sources
d’énergie, en stimulant les replis individualistes, en
divisant les populations et en attisant les haines
collectives.

Les affaires prospèrent sur un terreau de dictatures
nationales et locales mafieuses ou au minimum, comme en
France, sur des régimes présidentiels de plus en plus
policiers, soudés et corrompus par les grands groupes
financiers, commerciaux et industriels.

La démocratie vivante qui s’épanouit dans la rue comme sur
Internet, qui prend en charge les aspirations sociales les
plus justifiées, devient une menace pour toutes les classes
dirigeantes. Quand on observe ce qui s’est déjà produit
depuis le renversement de Ben Ali le 14 janvier dans
différents pays, nous ne pouvons que dire à nouveau : Vive
la révolution tunisienne !


- Les aveux les plus doux
- Ce que nous offre la révolution tunisienne
- Le crépuscule des sauveurs suprêmes
- Même la pluie
- Another Year
- Faites le mur
- In situ


LES AVEUX LES PLUS DOUX

Les agences de notation qui orientent les grands flux de la
spéculation boursière à l’échelle mondiale ont commencé à
baisser la note de la Tunisie ou s’apprêtent à le faire.
D’autre part on assiste depuis 48 heures à un effondrement
des valeurs à la Bourse du Caire à la suite des
manifestations en Égypte.

Toutes les institutions financières qui mènent le jeu
économique mondial nous envoient des messages forts. Elles
adorent les dictatures qui leur garantissent de bas coûts de
main d’œuvre. Elles détestent par conséquent les aspirations
des peuples à la démocratie et au bien-être, ce qui
incontestablement met, à terme, leurs profits en péril.

Il est implacablement logique que les banques, compagnies
d’assurances, fonds de pension et agences de notation
estiment que toutes les formes de protection sociale,
sécurité sociale et services publics qui existent encore
dans certains pays doivent être détruits. Ces organes vitaux
du capital formulent leurs demandes mortifères par le canal
des gouvernements en exigeant la réduction des dépenses de
l’État utiles aux citoyens et la réduction d’une dette dite
abusivement publique et dont les groupes capitalistes sont
entièrement responsables. Casser cette logique, c’est ce que
toutes les luttes ont commencé et vont continuer à faire,
par les grèves, les manifestations, les révoltes
individuelles et collectives ou les révolutions. Bref, par
tous les moyens nécessaires.

CE QUE NOUS OFFRE LA RÉVOLUTION TUNISIENNE

Si nous nous en rendons compte, la révolution tunisienne
nous aura rendu de grands services en Europe et en
particulier en France. On peut même dire qu’il s’agit de
cadeaux précieux qui n’ont aucune valeur marchande mais une
grande valeur politique et humaine.

Les jeunes, les avocats, les salariés et tous les pauvres
qui ont mis Ben Ali et ses proches en fuite ont par ricochet
contribué à démasquer et à discréditer les gouvernants
d’aujourd’hui. Déjà sérieusement plombé par l’affaire
Woerth-Bettencourt, par l’affaire du Médiator
(Servier-Xavier Bertrand, etc.), par les condamnations en
justice de Brice Hortefeux et bien sûr par le mouvement de
défense des retraites, le gouvernement
Sarkozy-Fillon-Alliot-Marie vient d’étaler, avec une
stupidité remarquable, sa connivence avec les clans
dictatoriaux et mafieux qui régnaient en Tunisie et
cherchent à garder le pouvoir.

Ils ont démasqué les responsables du Parti socialiste qui
hébergeaient très confortablement le parti de Ben Ali (de
même que celui de Laurent Gbagbo) au sein de leur club
international : l’Internationale socialiste. Si nous avions
un peu de mémoire et un peu d’exigence, la collection des
déclarations et des actes de soutien à Ubu-Ben Ali et ses
affidés, en toute connaissance de cause de la part de
François Mitterrand, Hubert Védrine, Chevènement, Jospin,
Delanoë et Strauss-Kahn devrait nous inspirer un dégoût
définitif pour le Parti socialiste et ses fidèles supporters
et alliés. Car leur soutien a contribué très concrètement à
permettre à Ben Ali de maintenir tout un peuple dans la
terreur pendant 23 ans, à emprisonner et torturer des
journalistes, des avocats, des syndicalistes et aussi de
simples quidams surpris en train de prier et qu’on a
qualifié de « terroristes » pour faire du chiffre et
complaire aux gouvernements occidentaux.

En s’emparant de la rue et de la parole dans une nouvelle et
belle version de Mai 68, les Tunisiens nous ont fait savoir
qu’on pouvait commencer une révolution avant de faire une
grève générale. Ce qui ne les empêchera pas si nécessaire de
faire une grève générale pour ne pas se faire voler leur
révolution. Que chacun range son formalisme de la pensée à
propos des étapes obligées de la lutte des classes au
magasin des discussions byzantines périmées.

Bien plus, le soulèvement en Tunisie a redonné un sens et de
belles couleurs au mot révolution. Que chacun s’efforce de
ne pas tourner le dos à cette réalité en se réfugiant dans
une « solidarité avec la lutte du peuple tunisien » aussi
creuse que platonique. Il y a peut-être mieux à faire et à
penser. Du reste la révolution ne doit pas être ravalée au
rang d’un mythe, d’un slogan pour tee-shirt, d’un coup de
chapeau nostalgique à de glorieux événements du passé.

Il faut redire que cette révolution où les intégristes n’ont
joué aucun rôle est une arme politique possible contre les
réactionnaires islamistes, de même qu’elle est une arme
politique possible contre le racisme et contre
l’islamophobie, contre une certaine prétention en France,
bien discutable, d’être le pays des droits de l’homme et
même d’être le nombril de la lutte des classes.

Cette révolution en cours à deux pas de chez nous est une
expérience collective, avec ses obstacles et ses avancées,
une expérience difficile et enthousiasmante, qui peut se
partager et devenir un bien commun, si nous le souhaitons,
si nous le voulons.

LE CRÉPUSCULE DES SAUVEURS SUPRÊMES

La révolution tunisienne est déconcertante et presque
vexante pour tous ceux qui s’imaginent qu’on ne peut pas se
lancer dans une telle aventure sans leaders, de préférence
charismatiques. Elle ruine cette idée qu’une population doit
toujours être guidée et s’identifier à un individu
exceptionnel pour aller de l’avant. En Tunisie il n’y a donc
pas eu de Khomeiny, de Walesa, de Mandela, de Lula ou
d’Obama. Donc jusqu’à présent, les gens sont dépourvus d’une
figure susceptible de les décevoir, de les trahir ou de les
aliéner en les dépossédant de leur pleine confiance dans
leurs capacités de réflexion et d’action. Qui s’en
plaindrait ? Certainement pas celui qui a composé les
paroles de « L’Internationale » : « Il n’est pas de sauveur
suprême, ni dieu, ni césar, ni tribun ». Ni tribun ! C’est
là qu’il faut espérer que les évènements qui se déroulent
actuellement en Tunisie, en Égypte ou au Yémen, ouvrent une
nouvelle ère, celles de luttes et de révolutions modernes où
chaque participant joue pleinement son rôle, avec ses
particularités, et se découvre une nouvelle existence au
sein du collectif en mouvement. L’absence (ou la mise sous
le contrôle raisonnable par tous) d’une personnalité
d’exception permet en fait à toutes les personnalités de se
développer, de se respecter et de devenir « exceptionnelles ».

Ce qu’on présente comme des mouvements d’anonymes ne
signifie en rien que des hommes et des femmes
exceptionnellement courageux n’ont pas pris, aussi isolés ou
minoritaires fussent-ils, l’initiative de la résistance, de
l’affirmation de droits et de leur dignité face aux sbires
de ces régimes.

A cet égard, pour comprendre les soulèvements d’aujourd’hui,
il y aura à revenir avec attention sur l’action de celles et
ceux qui en janvier 2008 ont été au cœur des grèves et
mobilisations dans la région minière de Gafsa en Tunisie, de
même que sur l’action des salariés qui en avril 2008 se sont
mis en grève dans l’usine textile de Mhallah el-Koubra, au
nord du Caire. Cette grève a donné naissance au Mouvement du
6 avril en Égypte, un groupe de jeunes qui a pris
l’initiative d’appeler à manifester ces derniers jours.

MÊME LA PLUIE

Plusieurs critiques ont fait la fine bouche à propos du film
de la réalisatrice espagnole Iciar Bollain, « Même la pluie »
dont le scénario a été conçu par Paul Laverty, un fidèle
collaborateur de Ken Loach. Indépendamment de leurs
réserves, il est regrettable qu’ils ne se soient pas donnés
la peine de préciser un peu plus le contexte historique de
cette fiction.

Pourquoi ce titre d’abord, « Même la pluie » ? La Banque
mondiale avait exigé la privatisation du système de l’eau à
Cochabamba, la troisième ville de Bolivie à la fin des
années 1990. En septembre 1999 la multinationale Bechtel a
signé un contrat d’exploitation de l’eau pour 40 ans avec le
président de la Bolivie, l’ex-dictateur Banzer. Même les
réservoirs d’eau de pluie étaient privatisés !

C’est dans ce contexte tendu qui entraîne une augmentation
de 50 % des tarifs de l’eau pour les habitants, qu’une
équipe de tournage d’un film sur la mise en esclavage des
Indiens des Caraïbes par Christophe Colomb débarque à
Cochabamba. Le scénariste et le producteur recrutent des
figurants parmi les Indiens quechuas pour la modique somme
de deux dollars par jour. Mais le tournage va être plus que
perturbé par la mobilisation des gens en lutte contre le
pouvoir et la multinationale.

Cette « guerre de l’eau » au cours de laquelle la police tua
six personnes et en blessa 170 fut finalement gagnée par les
habitants de Cochabamba.

Ce film où deux histoires distantes de cinq siècles
s’emboîtent et s’éclairent mutuellement est rondement mené,
avec des acteurs qui ont une vraie puissance de jeu. Il est
rare qu’un film mette aussi fermement en cause les
responsabilités de cinéastes débarquant dans un pays avec à
la fois de « bonnes intentions », la volonté de réussir et
de rentrer dans leurs sous, et une certaine dose
d’inconscience et de sentiment de culpabilité.

ANOTHER YEAR

En France nous avons bien failli ne pas voir « Another year »
de Mike Leigh qui a fait un flop au festival de Cannes. Il
n’a intéressé qu’un seul distributeur capable d’audace à ses
heures, par passion cinéphilique, quitte à prendre une
claque financière. Ce film a été sauvé en trouvant un public
depuis des semaines qui porte d’ailleurs des appréciations
assez diversifiées sur cette chronique d’aujourd’hui qui se
passe dans la banlieue de Londres.

Le titre « Another year » peut se comprendre dans deux sens
à la fois : une année de plus, avec ses habitudes agréables,
ses routines, ses problèmes récurrents, ou bien une autre
année, différente, avec ses événements inédits, heureux et
malheureux.

Un couple de sexagénaire mène une vie tranquille et plutôt
agréable. Ils entretiennent avec plaisir leur jardin ouvrier
par tous les temps. Gerri est psychologue dans un hôpital et
Tom est géologue sur un chantier près de la Tamise. Ces
deux-là s’entendent bien et de longue date. Cela est
énervant pour le critique de Télérama, Pierre Murat, et sans
doute aussi pour d’autres gens. D’autant plus que Tom et
Gerri ne sont pas repliés sur eux-mêmes. Ils étaient jeunes
dans les sixties et parfois ça compte durablement. Leur
porte est toujours ouverte pour faire partager des bons
petits plats et descendre une bouteille (ou deux) avec Mary,
une collègue de travail de Gerri sérieusement paumée, ou
avec Ken, un ami d’enfance de Tom qui essaie en vain de
noyer ses frustrations dans la bière et dans la bouffe.

Circonstance aggravante pour ceux qui aiment à l’écran les
situations familiales dramatiques, ce couple s’entend bien
avec leur fils qui s’occupe de défendre des sans-papiers
indiens et pakistanais, même s’ils sont un peu inquiets
qu’il n’ait toujours pas trouvé une bonne copine. Les
dialogues du film de Mike Leigh sont irrigués par un humour
constant qui peut habiller des moments de joie comme des
instants de désarroi. Les personnages nous renvoient à des
personnes que nous connaissons dans la vie, qu’on aime bien
et qui nous irritent tout à la fois. Nous percevons bien des
gens, y compris nous-mêmes, comme plus ou moins adorables ou
pénibles selon les saisons et selon notre humeur, nos
réussites ou nos échecs.

Mike Leigh qui ne veut rien démontrer, nous tend donc un
petit piège avec cette chronique d’une année : celui de
porter un jugement hâtif sur telle ou telle personne, ce
penchant que nous avons tous quotidiennement,
inévitablement, faute de recul, faute de temps, faute
d’humour et d’attention suffisante pour aller plus loin dans
la compréhension des autres et de soi-même. Ce mélange
d’humour et de désenchantement rend bien compte du fait que
le vivre ensemble est fragile dans les conditions sociales
actuelles, que nous aspirons à un vivre ensemble serein pour
échapper à une terrible solitude.

FAITES LE MUR

Il vaut mieux être jeune et en pleine forme physique pour
pratiquer l’art dans la rue (ou « street art »). Le film du
graffiteur Banksy, « Faites le mur » (1h 26) montre qu’il
faut être agile et rapide pour peindre, coller une affiche
ou faire un pochoir sur un mur, un lieu difficile à
atteindre mais bien en vue. C’est en général illégal et
selon les lieux et les pays, des gardiens, des flics ou des
soldats peuvent vous courser avec des conséquences
désagréables en termes d’amendes ou autres ennuis. Le danger
peut-être le plus terrible d’une certaine façon est de
sombrer dans la facilité que procure la notoriété et qui
fait du graffiteur une proie appétissante pour les marchands
d’art. La provocation se vend bien dans certaines galeries.
Le geste du « street art » qui se voulait dérangeant,
provocateur contre une injustice ou un abêtissement, devient
soudain « terriblement fun ».

C’est pour cette raison que Bansky qui a pratiqué le
« street art » de l’Angleterre aux États-Unis en passant par
le mur édifié par l’État israélien, se cache, y compris dans
son film. Il est centré sur un de ses fans et amis, Thierry
Guetta, un petit français à grandes rouflaquettes installé
depuis longtemps à Los Angeles. C’est un éternel ado qui
filme compulsivement sa vie familiale et les œuvres de
graffiteurs célèbres. Quand Thierry Guetta adopte le
sobriquet de Mr Brainwash (Monsieur Lavage de cerveaux) et
se prend pour un grand artiste, il faut s’attendre à des
résultats étranges sur le plan humain et à rien de fameux
sur le plan créatif.

Banksy démontre brillamment que le sentier est étroit entre
la création originale et le n’importe quoi qui fait les
délices du marché de l’art et des collectionneurs
richissimes. Son film, mené à un rythme de rock endiablé,
nous ouvre sur une réflexion d’un grand intérêt à propos de
l’art, de la célébrité, du marché et de sa contestation.

IN SITU

Depuis le début du mois nous avons mis en ligne une critique
du roman américain « Un pays à l’aube » de Dennis Lehane qui
vient d’être réédité en collection de poche, une critique du
roman « Dolce Vita 1959-1979 » de Simonetta Greggio qui est
en même temps une analyse politique et sociale de cette
période en Italie, et enfin une critique du roman
« L’immeuble Yacoubian » de l’écrivain égyptien Alaa El Aswany
qui arrive dans une chaude actualité.

Bien fraternellement à toutes et à tous

Samuel Holder


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