Une tribune pour les luttes

« Les Egyptiens étaient enceints d’une révolution ».

Entretien avec l’écrivaine et féministe égyptienne Nawal El Saadawi, 80 ans, qui n’a pas raté un seul jour sur le square Tahrir au Caire pour y soutenir le soulèvement du peuple contre la dictature

Article mis en ligne le dimanche 13 février 2011

Fenliste / Interview parue dans l’hebdomadaire flamand Knack du 9 février 2011, p.52

Traduction du néerlandais.

« Les Egyptiens étaient enceints d’une révolution ».

par Ludo De Witte

L’écrivaine et féministe égyptienne Nawal El Saadawi a passé une grande partie de sa vie en exil intérieur et extérieur. Elle a été menacée de mort et emprisonnée. Maintenant elle donne une voix à la rébellion sur le square Tahrir au Caire.

Nawal El Saadawi a bientôt 80 ans, mais seuls ses cheveux blancs et ses rides profondes trahissent son âge. La gynécologue s’est fait un nom comme écrivaine et comme féministe, mais l’histoire de son pays est gravée dans son âme. L’an dernier, El Saadawi disait encore : « Je constate qu’avec l’âge les écrivains s’adoucissent. Chez moi, c’est le contraire, je suis de plus en plus en colère. » Elle n’a pas raté un seul jour sur le square Tahrir au Caire pour y soutenir le soulèvement du peuple contre la dictature.

Q : Il y a quelques années, vous vous trouviez sur quelques listes de personnes à tuer des fondamentalistes musulmans,. Maintenant, vous travailler avec eux pour une Egypte nouvelle.

Nawal El Saadawi : Les médias occidentaux parlent de crise, mais ceci est une vraie révolution. J’ai toujours rêvé d’une révolution déjà du temps du roi Farouk. Nous avons déjà manifesté en 1951 contre le roi et l’occupant britannique. Le Samedi noir, le 26 janvier 1952, on a mis le feu au Caire et maintenant c’est ce qui se passe de nouveau. Moubarak veut créer le chaos. Monter des Egyptiens contre des Egyptiens pour rester au pouvoir. Mercredi dernier j’ai presque été piétinée par un cheval quand Moubarak nous avait envoyé ses bandits.

Q : L’Egypte a semblé longtemps un oasis de tranquillité et de stabilité. Comment expliquez-vous ce soulèvement ?

Nawal El Saadawi : Nous étions enceints d’une révolution Nous en avons marre du régime, des humiliations, de l’oppression, de la censure et de la pauvreté, des prisons pleines, de la colonisation américaine et israélienne de notre pays. Sadat et Moubarak ont accepté qu’on soit de nouveau colonisé par les US et Israël. Ils tendaient la main pour l’aide américaine. Mais nous ne voulons pas d’aide, nous voulons une conduite honnête. Ce n’est pas un sentiment qui vit seulement chez des intellectuels, il vit dans toute la population. La révolution de 1952-53 a été la suite d’un coup d’état militaire, sous la direction d’officiers comme Gamal Abdel Nasser. Aujourd’hui, c’est le peuple qui est le moteur. La force agissante sont les jeunes, mais toutes les couches et classes sont actives : des hommes et des femmes, la classe moyenne et les ouvriers. Les femmes jouent un rôle important, les jeunes femmes aussi, je vois des gamines de 10, 12 ans manifester.

Q : Les caméras sont dirigées sur le Square Tahrir. Comment est la situation dans les quartiers populaires et dans les petites villes. Les Coptes chrétiens jouent-ils un rôle ?

Nawal El Saadawi : A Shoubra, le quartier pauvre où j’habite, on manifeste tous les jours. Le régime a d’abord empêché que des gens d’autres villes viennent au Caire. Il a fermé les routes, et c’est pour cela que les gens à Alexandrie et à Suez se sont mis à manifester sur place. Le Square Tahrir est notre quartier général, rien de plus, rien de moins. A Shoubra, la moitié de la population est chrétienne. Il y a beaucoup d’églises. Les Chrétiens et les Musulmans manifestent ensemble. Ils prient même ensemble. Sur le Square Tahrir, des hommes et des femmes dorment dans des tentes improvisées, sans aucun problème.

Q : Le manque de direction est-il le point faible du soulèvement ? Voyez-vous des dirigeants crédibles se lever ?

Nawal El Saadawi : Je vis sur le square. je peux vous assurer que la révolution est unie. Le régime dit qu’il n’y a pas de partenaires pour négocier, que nous sommes un corps sans tête. On est en train de mettre en avant un groupe de treize multimillionnaires : tous, à part un, des hommes âgés, de plus de 70 ans, et sans aucune femme, bien sûr. Ils se dénomment eux-mêmes le Conseil des hommes sages et ils sont présentés comme les porte-parole de la révolution. Ce sont des hommes qui se sont enrichis dans l’ombre du régime et qui veulent à présent s’emparer de la révolution. Mohammed ElBaradei, a une position très faible. On s’en méfie parce qu’il vient de l’étranger et il est considéré comme un homme de Moubarak. C’est encore plus vrai pour quelqu’un comme Amr de la Ligue arabe.

Q : Qui a alors la direction du soulèvement ?

Nawal El Saadawi : Sur le square de Tahrir au Caire et à Alexandrie il y a environ 300 militants qui constituent le cœur et la tête du soulèvement. Ils vivent au milieu des milliers de manifestants qui viennent et partent et qui les protègent. C’est une direction collective libre et ferme. Pour le moment, ils n’avancent pas de porte-parole, parce que cela pourrait signifier leur arrêt de mort. Je les connais, ce sont des jeunes gens et des jeunes filles très intelligents. Eux mènent la danse, et pas les « sages » multimillionnaires ou ElBaradei.

Q : Sur Facebook on appelle à aller au palais de Moubarak et d’y installer un blocus.

Nawal El Saadawi : Dans ce cas, on se dessaisirait du Square Tahrir, notre quartier général. Le premier morceau libéré du territoire égyptien. Cela, on ne peut pas l’abandonner.

Q : On a l’impression que le peuple n’a qu’une seule revendication : le départ de Moubarak. Le danger n’est-il pas grand que l’appareil de répression reste intact et reprenne progressivement le terrain perdu ? Quand, d’après vous pourra-t-on parler d’un succès ?

Nawal El Saadawi : On veut que le régime disparaisse et pas seulement Moubarak. Le régime fait pour le moment une concession après l’autre. Des personnages importants du parti de Moubarak s’en vont mais cela ne suffit pas. Nous exigeons le départ de Moubarak, du Vice-président Omar Suleiman, du gouvernement et du parti. Et il faut qu’il y ait un procès pour les méfaits qu’ils ont commis.

Q : Comment voyez-vous le rôle de l’armée ?

Nawal El Saadawi : La position de l’armée n’est pas très claire. Il y a des forces en faveur de la révolution et d’autres qui sont contre qui sont en action. Moubarak et Suleiman étaient d’abord des officiers et ensuite des politiques. Nous restons méfiants et vigilants.

Q : L’Amérique et l’Europe continuent à insister sur un dialogue du régime avec l’opposition. Barak Obama, David Cameron et Nicolas Sarkozy soutiennent, mais pas sans équivoque, la volonté de la population que Moubarak dégage.

Nawal El Saadawi : Ils représentent des forces colonisatrices. Ils se font des soucis pour Israël, pas pour l’Egypte. D’abord, L’Amérique a continué à soutenir complètement Moubarak. Maintenant qu’il a perdu beaucoup de pouvoir à cause du soulèvement, Obama utilise l’aide américaine à l’armée égyptienne pour faire pression sur le régime afin qu’il laisse tomber Moubarak. Pour l’Amérique, ce qui est important c’est que les piliers essentiels du régime soient sauvés.

Q : Les médias occidentaux craignent un scénario à l’iranienne : une révolution laïque tournant en dictature religieuse.

Nawal El Saadawi : L’Egypte ne deviendra jamais comme l’Iran. Les Frères musulmans sont parmi nous sur le Square Tahrir. Ils viennent me saluer. Ils disent qu’ils ont lu mes livres et qu’ils ne peuvent pas partager certaines idées, mais qu’ils me respectent. Ils sont une minorité et ils ne sont pas présent dans le noyau dirigeant de la révolution. On n’entend pas dans les manifestations un seul slogan islamiste. On n’entend pas un seul manifestant crier que la solution doit venir de l’Islam. On peut comparer les Frères musulmans en Egypte avec le AKP en Turquie, le parti qui est au pouvoir. Ils acceptent la démocratie et le pluralisme politique. Ils acceptent que les femmes et les hommes, les Chrétiens et les Musulmans aient des droits égaux.

Q : Ne vous ont-ils jamais menacé de mort ?

Nawal El Saadawi : Les menaces de mort à mon adresse ne sont jamais venues des Frères musulmans mais de partisans de Osama Bin Laden et ses semblables. Des gens qui ont été créés par Moubarak et George W. Bush. Tout a commencé avec Anwar Sadat. Quand celui-ci est arrivé au pouvoir après la mort de Nasser en 1970, il a conclu un accord avec Washington pour détruire des nationalistes, des socialistes et des communistes en Egypte. Il a ouvert la porte au fondamentalisme, parce que c’était une arme pour atteindre son but.

Q : Sadat a pourtant été tué par des fondamentalistes en 1981 ?

Nawal El Saadawi : Un meurtre du père – il était aussi un ami d’Israël. On voit la même chose avec Bush et Bin Laden : les US ont créé Al-Qaeda, mais maintenant le fils veut assassiner le père.

Q : Mais ne craignez vous tout de même pas que votre soulèvement ne soit détourné ?

Nawal El Saadawi : La révolution iranienne a en effet commencé par un soulèvement laïc, pluraliste et démocratique. Mais Londres, Paris et Washington craignaient des tendances socialistes en Iran. Ils craignaient de perdre leur emprise sur le pétrole iranien et que la position d’Israël dans la région ne s’affaiblisse. C’est pour cela que l’Occident a soutenu le retour de l’ayatollah Khomeiny. Je prévois qu’ils essayeront de faire la même chose pour l’Egypte. Ils donneront une chance à un fondamentaliste égyptien, pour étouffer la révolution laïque.

Q : Quelles conséquences aura le soulèvement sur les relations d’Israël avec l’Egypte dans le monde arabe ?

Nawal El Saadawi : Israël s’assied sur des dizaines de résolutions des Nations Unies. Il refuse de stopper l’extension des colonies sur la rive occidentale du Jourdain. Mais maintenant, la démocratie s’amène en Tunisie, en Egypte, en Jordanie, en Syrie et au Yémen. Notre révolution inspire tout le monde arabe et renverse les rapports de force. L’Egypte n’est pas la Jordanie. L’Egypte est le plus grand pays de la région, avec une large couche de militants et d’intellectuels. Nous n’acceptons absolument plus la soumission de notre politique étrangère aux intérêts américains et israéliens. La démocratisation du monde arabe est une défaite stratégique pour Israël. C’est pour cela que les médias en Israël et en Occident appellent ce qui se passe ici « une crise ». Mais ce n’est pas une crise, c’est une révolution. Et bientôt, elle ne laissera plus le choix à Israël.

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Nawal El Saadawi

Une vie d’exilée : « Rien n’est plus dangereux que la vérité dans un monde de mensonges »

Nawal El Saadawi a grandi dans un village au bord du Nil. Son père vivait en exil pour avoir participé à la révolution de 1919 contre le colonisateur britannique.

A l’âge de six ans, elle a été mutilée génitalement, une tradition barbare contre laquelle elle agira et écrira toute sa vie. Elle dit qu’elle est devenue féministe comme enfant, quand elle a entendu sa grand-mère dire qu’un garçon valait 15 filles.

Comme médecin, elle a fait connaissance de première main du joug sous lequel vivaient courbées les femmes égyptiennes ordinaires.

En 1972, est paru « Women and Sex », un classique de la littérature féministe. La publication a coûté à El Saadawi son emploi comme directrice au Ministère de la Santé. Le livre fut interdit en Egypte. Le nouveau président égyptien Anwar Sadat opta pour une alliance étroite avec les US et Israël ce qui suscita la colère.

El Saadawi disparut en 1982 pour quelques mois en prison. Elle a écrit : « Rien n’est plus dangereux que la vérité dans un monde de mensonges ».

En 1980 a paru la traduction anglaise de son livre « The Naked face of Eve » (La face nue d’Eve), avec la description de sa propre circoncision génitale. L’éditeur changea le titre en « The Hidden Face of Eve » (La face cachée d’Eve) comme si la clitoridectomie était une affaire de l’Islam. La traduction néerlandaise avait un titre encore plus chargé (L’Eve voilée).

« Je n’ai jamais lié la circoncision à l’Islam ou à d’autres religions » dit-elle à ce sujet. « La pratique trouve ses racines dans une culture d’esclaves. »

Elle a écrit à ce jour une quarantaine de romans et de travaux non fictionnels, mais c’est ce livre qui a fait d’elle, l’auteur égyptien le plus lu en Occident.

De 1988 à 1996, Nawal El Saadawi a vécu en Occident, après des menaces du régime et des fondamentalistes Quand son association, l’Union des femmes égyptiennes fut interdite, elle retourna en exil jusqu’en 2001.

Alors qu’elle séjournait en Europe, en 2007 un imam égyptien lança une fatwa contre elle : une condamnation à mort pour hérésie, à cause de sa nouvelle « The fall of the Imam ». En août 2009 elle retourna dans son pays natal, de nouveau comme une exilée dans son propre pays parce qu’on lui infligea une interdiction de parler et d’écrire dans les médias égyptiens.

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