Une tribune pour les luttes

Premiers jours en Tunisie / La grande manifestation du 25 février à Tunis

Poursuite de la révolution en Tunisie

Christine Karmann, photos de Marc Safran

Article mis en ligne le samedi 26 février 2011


Vidéo d’euronews de la manifestation
http://fr.euronews.net/2011/02/26/100000-tunisiens-dans-les-rues-hier/


25 février 2011 Tunis

Sallah et Thaker, rencontrés au Kef il y a trois jours me disaient que l’expression "normalement" était remplacée par "dorénavant" en Tunisie ; jolie image d’ un peuple tourné vers son avenir me suis-je dit...

Accompagnée de mon ami Marco qui réside ici, je m’éloigne aujourd’hui du quartier nouveau riche d’ Ariana où la vie continue tranquillement, les magasins affichant leurs soldes, les TV des cafés diffusant le foot ou les actualités. Le chauffeur de taxi nous explique qu’il y avait une grosse manif en ville, mais que d’ après lui, ce n’est pas le moment de manifester, ni de faire grève. L’ urgence est à la reprise du travail, car la nouvelle Tunisie ne se construira pas si l’ économie flanche et que les touristes vont dépenser leur argent ailleurs. Les grévistes et les manifestant-e-s sont contre-producti-f/ve-s d’ après lui car "il faut laisser le temps au gouvernement transitoire de réfléchir et de préparer la suite, les élections et au peuple de se former politiquement. Avant on ne parlait pas de politique, c’ était interdit. Aujourd’hui tout le monde, même ma grand-mère, parle de politique ! Le premier mot que les bébés apprennent à dire c’ est : dégage !".

Arrivés près de la Kasbah, le taxi nous lâche, les rues sont bouclées. C’ est une autre vision, celle de 100.000 à 200.000 manifestant-e-s (l’écart est moins flagrant qu’à Marseille, mais ce n’ est pas très précis :-). Moi qui, au Kef il y a deux jours, me demandais où étaient les femmes que je n’ apercevais que dans la rue en journée, je constate qu’elles sont nombreuses ici dans la foule de manifestant-e-s. Je m’approche d’une jeune femme voilée qui me sourit. Elle m’ explique qu’elle est venue avec ses cousins pour réclamer le départ du gouvernement de transition présidé par Ghannouchi, car en 6 semaines, ils n’ont rien fait. "Ce sont les mêmes qu’avant, on leur fait pas confiance".
Pendant que Marco photographie, j’enregistre des témoignages. Parallèlement aux slogans "Ghannouchi dégage", l’ expression "crise de confiance" revient à plusieurs reprises dans les discussions avec les gens. Trois étudiantes présentes dans la foule massée devant le ministère de l’intérieur répondent à mes questions. Extraits : "C’est une journée exceptionnelle pour les Tunisiens. Il faut qu’ils dégagent tous, ce qu’il montrent à la TV ce n’est qu’un jeu, un camouflage. Les racines de Ben Ali existent encore en Tunisie, avec ce gouvernement transitoire. On ne veut pas d’ intervention étrangère, on veut qu’on nous écoute, nous les jeunes qui sommes formé-e-s, qui avons des diplômes. Nous poursuivons notre rêve de liberté. Pour les jeunes de France, on voudrait leur dire qu’il faut se réveiller aussi contre Sarko et croire en ses rêves. Et aidez-nous à nous débarasser de Boris Boillon ici !" concluent-elles en riant. On se quitte après avoir échangé nos coordonnées.
Quelques minutes plus tard, des tirs de sommation résonnent, des policiers sont sur le toit du ministère et font feu vers le ciel pour faire peur. Les lacrymos fusent, la foule se disperse. Mon taux d’adrénaline grimpe en flèche pendant que je pars en courant. C’ est que, même si j’aperçois de plus en plus régulièrement des flics et des militaires armés jusqu’aux dents en France, le bruit d’ un coup de feu a toujours été inquiétant pour l’adepte de la non-violence que je suis, et de précédents séjours au Brésil ou en Corse ne m’ avaient guère rassurée... De nombreuses personnes font des malaises et sont évacuées dans les rues adjacentes par leurs proches. C’ est violent de voir autant de gens à terre. Je ne suis pas dans une paisible manif un samedi après-midi cours Lieutaud...

La foule se disperse, on décide, avec Marco, de ne pas se séparer mais de rester dans le coin pour voir comment la situation évolue. Les manifestants reviennent, décidés à ne rien lâcher. La révolution n’ est pas terminée, elle est en cours. "Ca fait 6 jours que les gens se réunissent, les jeunes sont très bien organisés, des caravanes sont venues du centre du pays, tout se passait calmement, proprement. Mais comme vous avez vu, on nous agresse. On ne comprend pas pourquoi il y a ces démonstrations de force, il y en a déjà eu assez. On veut juste exprimer notre mécontentement, car presque aucun des responsables des dépassements de la loi n’ont été arrêtés, on ne les juge pas. Les avocats qui ont eu l’audace de faire des procès contre pas mal de responsables du RCD ont été agressés, menacés ces derniers jours. Les policiers qui ont tiré sur la foule le 13 janvier ont repris leur service".
Les hélicos militaires nous survolent pendant que ce couple témoigne, les coups de feu continuent devant le ministère deux rues plus loin. "On nous a volé notre révolution, maintenant le peuple est ici pour dire non. Rien n’ a changé dans le fond, on veut que justice soit faite, au bout d’ un mois et demi, les condamnations n’ ont pas été faites. Notre seul espoir c’ est la loi et les juges, mais les juges ne peuvent pas faire leur travail. Ils ont manifesté la semaine dernière aussi. Les journalistes sont dépassés car après plus de 23 ans sans liberté d’ expression, ils ne savent pas faire des bons articles. La TV nationale continue à mentir. Dorénavant le peuple sera toujours là. On a conquis notre liberté et on va pas la lâcher. On a même pas pu fêter notre révolution, on est déterminés à continuer, on peut plus revenir en arrière. C’est une année blanche pour la Tunisie, mais les acquis à conquérir valent bien ce sacrifice".

Je me sens plus proche de leur analyse que de celle du chauffeur de taxi qui nous a mené sur ces lieux et qui prônait la reprise du travail coûte que coûte et s’ inquiétait du danger de ces jours perdus pour l’ économie. Je me demande quelle est la part de manipulation des médias, car j’ai déjà entendu cette thèse, comme quoi il fallait vite reprendre le travail et que les manifestations faisaient perdre du temps au pays. Absence de considérations sur l’ importance de continuer à se battre pour que les acquis deviennent pérennes, que ne se poursuive pas la politique du vol et de l’ exploitation.
Malgré la fierté incontestable affichée à l’évocation des évènements et de la liberté reconquise, quelques personnes m’ ont soutenu qu’ils percevaient les manifestant-e-s actuel-le-s comme des égoïstes qui ne pensent qu’à leur augmentation salariale. Or ce n’ est pas du tout ce que j’ ai perçu dans la foule des manifestant-e-s, les revendications concernant avant-tout la transparence, la progression des acquis en droit, la nécessité d’ un changement radical et la volonté de justice. Peut-être mes idées personnelles m’ orientent toujours vers plus de sympathie pour celles et ceux qui luttent que pour ceux qui pensent productivisme... "Je pense que votre président a fait la même école que Ben Ali, il faut rester vigilant partout" conclut madame. Je suis impressionnée par ces nombreu-se-s tunisien-ne-s à l’esprit critique exacerbé que je rencontre, et qui affirment humblement n’avoir aucune culture politique... on a de grandes leçons à prendre de l’ autre côté de la méditerranée, avec nos lumières qui s’ éteignent lentement.

La nuit tombe, avec elle la crainte de ripostes violentes face aux provocations de la police nous fait nous éloigner. Un peu plus loin un café est noir de monde, que des hommes rivés sur le poste de TV. Je passe une tête par la porte pour regarder ce qu’ils fixent aussi intensément : du foot, finale des championnat d’ Afrique Tunisie Angola. Ca parait tellement décalé, ce café plein de supporters et les manifestant-e-s qui courent dehors fuyant les lacrymos. On rencontre une femme avec sa fille. Elle vient nous parler, nous recommandant d’être prudents, mais relevant l’ importance de témoigner des violences policières. "Ca redégénère pour la première fois depuis le 14 janvier. C’ est une crise de confiance. Je n’ avais pas encore vu de telles violences, j’espère que certains jeunes ne vont pas répondre à la provocation par de la casse...". Elle s’éloigne, sa fillette à la main, mais 5 minutes plus tard, je la recroise. "C’est important pour ma fille de voir ce qui se passe réellement !" me dit-elle avant de rentrer chez elle. Nous décidons aussi de rentrer. Dans le quartier d’Ariana, on dirait que rien n’ a eu lieu, les cafés sont pleins de spectateurs de foot. Des hurlements de joie s’élèvent, des klaxons retentissent, la Tunisie est championne d’ Afrique de foot. Pendant ce temps, en ville, la révolution suit son cours. Si j’ en crois la détermination des personnes avec lesquelles je me suis entretenue, elle le suivra encore un moment...



22-23-24 fevrier Le Kef / Ariana-Tunis

Marco, l’ ami qui m’accueille ici, m’ a entrainée au Kef dès mon arrivée, à quelques 170 km de Tunis. Il souhaitait visiter ce coin du pays qu’ il ne connaissait pas et j’ étais ravie de l’ accompagner. Le Kef (ca veut dire rocher) est une petite ville perdue à flanc de colline à 800m d’ altitude, dans une campagne alternant plaines agricoles et petites montagnes. Le voyage en bus nous a pris plus de trois heures, il a fallu changer de bus car le premier avait une panne du levier de vitesse. Les bus qui sillonnent la Tunisie sont très vétustes, la plupart des gens préférant voyager en "louage", des minibus qui partent dès que les 8 places sont occupées. Arrivés au Kef, hotel, restau et repos. Le lendemain matin, bus pour Dougga, un site archéologique impressionnant. Partant du principe qu’ on comprend mieux un endroit si on connait les bases de son histoire, je me suis documentée et me rendais là-bas pleine d’ entrain. Une cité romaine y a été construite au premier siècle avant JC après 2 millénaires d’ occupations variées. Elle était habitée jusqu’en 500 après JC. Temples, thermes, maisons d’ habitations, théâtres, citernes, tours, mosaïques... ça m’ a évoqué Pompei, dont je n’ ai pourtant que des souvenirs confus car visité il y a très longtemps. La météo alternant averses drues et ciel nuageux, nous pensions ȇtre les seuls touristes, mais dans l’ après-midi, nous avons croisé 4 Français. Sinon plein de moutons et les bergers qui les accompagnaient. C’ est rigolo de voir des moutons paître au milieu des ruines ! un vieil homme a accompagné la fin de notre visite, guide un peu théâtral qui récitait des commentaires appris par cœur en français, et déclamait du Victor Hugo entre deux vieilles pierres. Entre les moutons et cet homme, le tableau était assez surréaliste dans l’ensemble... Il nous a parlé de la difficulté à survivre dans cette région.

Rentrés au Kef en fin d’ après-midi, encore transis de froid par la pluie et le temps frais, on a cherché à manger une soupe, mais les restaus ne servant pas encore, on a erré dans la ville. Plusieurs personnes nous ont dit "enfin des touristes, bienvenue", les gens étaient tous très souriants et accueillants.
Après avoir mangé et bu quelques bières au restau, où j’ étais bien contente d’ être avec Marco car seule femme du lieu (pfff !) un jeune homme, Salah, qui nous faisait des coucous de la main depuis un moment, est venu nous parler. On l’ a invité à se joindre à nous, puis son ami Thaker l’ a rejoint. Parlant de tout, des évènements récents qui ont secoué la ville, le pays, la Lybie, les étrangers, l’ absence des femmes dans les restaus et cafés le soir (je me demandais à propos comment aller aux toilettes, il y a bien des toilettes pour femmes, mais fermées à clef ! le refrain de "où sont les femmes" me tournait en tête en permanence, car j’ avais bien vu qu’elles étaient nombeuses en ville dans l’ après-midi, mais le soir, elles sont toutes cantonnées chez elles pendant que les hommes sortent... re-pff... ce n’ est pas encore la révolution féministe dans les campagnes ! les deux jeunes Tunisiens me disaient "attends, c’ est pas encore possible parce que c’ est culturel et que ici c’ est petit. A Tunis les femmes sortent. Mais ca va venir, regarde en France il y a 30 ans les femmes n’allaient pas au bar dans les villages ! j’ ai rétorqué qu’il fallait des précurseures, que ma mère et ses copines allaient au bar dans les campagnes il y a 40 ans, et qu’il était grand temps que les femmes s’approprient l’ espace public dans les campagnes aussi...
Salah et Thaker étaient tous deux très drôles et tournaient tout à la dérision ("avant, on avait que la liberté de... dormir" nous disaient ils morts de rire). A la fermeture du bar, ils nous ont emmené voir la ville de nuit du haut de la Kasbah, citadelle qui domine la vile, puis fait visiter des ruelles charmantes et on a fini chez l’un d’eux à boire les bières que nous avions pu acheter dans un autre bar. Thaker ayant les mêmes goûts musicaux que moi, on a écouté et parlé musique et politique jusqu’ 2 ou 3h du matin.

Le lendemain, ils nous ont donné RDV dans un café, je souhaitais les interviewer pour l’émission de radio que j’ aimerais faire à mon retour.
Finalement, comme il pleuvait, on a décidé de ne pas faire d’ excursion ce jour, mais de rester au Kef avec eux. lls nous ont fait une "visite de la révolution", nous montrant les lieux qui ont ete occupés (centre de police et siège de la RCD), les tags et poèmes qui fleurissent sur les murs... Les évènements au Kef ont eu lieu le 6 février, c’ est donc très récent... Beaucoup de jeunes ne travaillent pas, le chômage est excessif pour tous. Ils ont envie pourtant d’ avoir un emploi ici, pas de quitter leur pays, mais d’ aider a la reconstruction du paysage politique. Ils s’ indignaient contre les lâches qui ont fui vers l’ Italie sous prétexte de révolution (" ce ne sont pas que les policiers de l’ancien régime, ce sont aussi des gens qui veulent profiter de la situation, ils sont lâches, c’est pas maintenant qu’il faut partir, on a trop à faire")
Thaker, Salah et leurs amis nous expliquaient que pour la première fois en Tunisie depuis 23 ans, les gens parlaient politique, que tout était à apprendre, à construire, à imaginer, qu’ils n’ avaient aucune culture politique et qu’ils devaient apprendre, que ça prendrait du temps, mais qu’ils n’ avaient pas fait cette révolution pour 2 mois mais pour arriver à un changement durable, même si ca prendrait des années. L’idée de radio libre leur a bien plu, de travailler à développer des medias indépendants (Youtube et dailymotion ne sont autorisés que depuis la révolution, Al Jazira aussi), des coopératives d’ achat, davantage d’autogestion. Beaucoup de gens parlent ici du "modèle turc", qui intègre laïcité et démocratie via des partis variés, permettant pour eux une harmonie entre pratique religieuse et vie civile. Je restais dubitative car les ami-e-s que je me suis fait en Turquie sont dégoûté-e-s de leur gouvernement et remettent en question le système politique qui a permis un retour des barbus sur la scène politique via les urnes...
Au Kef comme il n’ y avait plus de police pendant un moment, les gens se sont organisés, montant la garde dans la ville à tour de rôle. Les militaires ont pris le relais, dans une franche cordialité (moi qui ai toujours peur des militaires, j’étais d’ abord inquiète de voir des tanks dans la ville, mais les gens nous ont expliqué qu’ils œuvraient pour la protection civile).

En tous cas, l’ échange avec ces deux jeunes gars fut très riche. Hier soir on est rentrés a Tunis, Marco travaillant aujourd’hui. Dans le bus un homme nous a couvert de sucreries, pas moyen de refuser même si je n’arrivais plus à en avaler. Il a fini par nous donner un sachet pour qu’on puisse les emporter, avec le pain qu’il a acheté à un gamin sur la route pour nous... Il ne parlait pas trois mots de francais, mais semblait heureux de nous rencontrer. Il a pris le numéro de tel de Marco et l’a appelé aujourd’ hui. "Ca va ?" s’inquiétait-il... C’est touchant, vraiment...
J’ai visite cet après-midi le quartier ou Marco vit, très nouveau riche et pas beau. Là encore, discussion avec des vendeurs ("merci de venir nous voir, ca nous fait chaud au coeur de voir que des francais s’ intéressent à notre révolution et viennent jusqu’ ici pour en parler") Partout des tv braquées sur la Lybie. " Khaddafi c’ est un fou" disent unanimement les gens horrifiés par les massacres.
Quant à la fortune de "Ben Ali Baba" dévoilée récemment via une soi-disant première visite avec équipe de tv dans un de ses palais... "on a pas la confiance dans ces gens. Qui dit qu’ ils ne sont pas allés se servir dans la maison avant que les caméras ne soient la ? Ya meme pas d’ huissier pour constater tout ça. Si c’ est pour attiser encore la haine contre ce voleur, on va finir par ne ne s’ occuper que de ça, et ne plus se préoccuper d’ apprendre comment construire quelque chose de neuf et de démocratique. Or on a tout a apprendre. On ne veut pas être riches, on ne veut pas être comme ces voleurs, on veut que tout le monde ait à manger et l’ education, on veut être libres et vivre tranquilles".

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