Une tribune pour les luttes

TUNISIE

Tunis, avenue Bourguiba, 26 février


Christine Karmann,
Photos de Marc Safran.

Article mis en ligne le dimanche 27 février 2011

La vie est toujours paisible à Ennaser, rien ne laisse présager qu’en ville, de violents affrontements ont lieu, et pourtant... Le taxi qui nous dépose nous recommande de ne pas trop nous approcher de l’épicentre du rassemblement. Qu’à cela ne tienne, nous le remercions pour son attention mais nous faisons le choix de nous y rendre, poussés par la volonté de comprendre ce qui se passe ici depuis hier, de comprendre pourquoi cette révolution qui se poursuivait exemplairement par son calme et son pacifisme se transforme petit à petit en un théâtre de violences.

Les grilles de la majorité des commerces sont fermées ; journée blanche.
Des groupes se dirigent vers l’ avenue Bourguiba. D’autres s’en éloignent, on voit de la fumée au loin.
On s’ approche lentement. Dans les artères adjacentes à l’avenue, la tension devient peu à peu palpable, les gens regardent tous dans la même direction. La place est pleine de monde, mais il y a beaucoup moins de personnes qu’hier. Moins de mixité aussi, beaucoup de jeunes hommes, quelques femmes, pas de familles comme la veille. Lorsque je sors mon micro, je me retrouve vite entourée d’ une dizaine d’hommes qui veulent savoir si je suis journaliste et pour quelle TV je travaille (un comble sans camera avec juste un mini enregistreur...). On me dit "c’est bien, ya pas de journalistes qui témoignent des violences policières, ya que facebook". Pour éviter de se lancer dans de longues explications, Marco et moi nous faisons passer pour des journalistes amateurs, endossant un costume dans lequel on est pas forcement à l’aise... Tout le monde parle en même temps, en arabe, en français, en anglais. Je n’ y comprends rien. Je demande le calme et m’entretiens avec un jeune homme qui se présente au micro "Mon nom c’est Wassim, ça veut dire BEAU, mais mon nom commercial c’est Quentin. Je travaille dans les centres d’appel, je vends des produits téléphoniques aux français, et comme la majorité des français est raciste, il faut que je prenne un nom français. On veut un régime parlementaire, c’est l’essentiel. Je suis contre Ghannouchi parce qu’il ne donne aucune nouvelles, on sait pas ce qu’il fait". Un de ses amis complète : "il n’ y a pas de communication, ils ne montrent rien du tout, on sait pas ce qu’ils font, ya pas de sécurité, les militaires non plus ne sont pas protégés, ils savent même pas qui est leur ministre".

Les manifestants se rapprochent des forces de l’ordre massées quelques centaines de mètres plus loin.
Nous n’irons pas plus loin, c’est trop chaud. Des gaz lacrymos fusent régulièrement vers la foule. "Tout ceci prend des allures de croisade par moments" m’a dit la femme qui tenait sa fillette à la main hier soir, sa phrase me revient à l’ esprit. Effectivement, je ne discerne plus les motivations convergentes de cette foule qui me parait explosive. "Allah Akbar" hurlent les uns, la grille graffée avec les termes "laïcité, démocratie" est prise d’assaut. "A bas la police, Ghannouchi dégage" reviennent dans les slogans clamés... C’est le bordel, tout se mélange. Une petite dizaine de militaires et un tank sont au milieu de la place, derrière des barbelés, des masques leur couvrant le visage pour se prémunir des lacrymos. Ils ne bougent pas, observateurs placides au sein d’ un tumulte incompréhensible. Les manifestants eux se bouchent le nez avec des mouchoirs et se rincent au citron et au coca pour enrayer les effets des gaz.
Wassim et ses amis, très prévenants, nous conseillent de bien tenir nos affaires car ils ont compris qu’on voulait nous braquer. Ils restent avec nous pour nous protéger.

Une grosse explosion a lieu au niveau de la ligne d’opposition police/manifestants. Flammes, fumée, mouvement de foule, tout le monde court à l’opposé, nous nous éloignons rapidement. "En Libye ça se passe exactement comme ça" me dit-on. "La Tunisie c’ est l’étoile du monde arabe" m’a dit un homme lorsque je suis arrivée sur les lieux des affrontements. Pour la première fois, j’émets des doutes...
La répression policière me semble violente face à une foule qui s’arme de pavés et qui se protège avec des mouchoirs, mais qui est déterminée et poussée par une quête de transparence légitime. Ca s’envenime, on entend des tirs, ca court dans un sens, puis dans l’ autre. On s’en va. Je constate que je ferais bien de me mettre à la course à pied, il est des situations où il faut savoir courir vite...

Les commerces sont pour la plupart fermés, mais un homme se fait tranquillement couper les cheveux chez un coiffeur resté ouvert, c’est complètement décalé. A environ un kilomètre des affrontements, des clients consomment chez Monoprix, la course au chiffre d’affaire continue.
La radio égrène des titres en arabe dans le taxi qui nous ramène vers Enasser, je demande au chauffeur de me traduire : un couvre-feu a été décrété jusqu’à dimanche minuit sur l’avenue Bourguiba. Je me dis que c’est peut-être mieux, le temps que les esprits se calment, si ce n’ est pas trop tard... Je reste perplexe suite à ce que j’ai vu.

Maintenant, il est 23h, et on entend encore des hélicos survoler la ville. Difficile de trouver des infos sur internet, les journalistes internationaux ont déserté la Tunisie dirait-on. Je recoupe les infos des différentes agences de presse. Environ 200 arrestations en deux jours, dont des "agitateurs qui auraient avoué avoir été envoyés et payés par les fidèles de Ben Ali pour infiltrer la manifestation pacifiste de vendredi" (Al Jazeera cite l’AFP qui cite Reuters qui cite un ministre anonyme... ça fait beaucoup...). Ca me parait plausible, mais je doute de tout. Agitateurs violents payés par les partisans de l’ancien dictateur ? Manipulations ? Un gouvernement qui n’ accepte pas ses défaillances ni la volonté exprimée par 200.000 manifestants hier (plus que le 13 janvier) pourrait très bien se cacher derrière ce type d’argument... _ Où est l’info, où est l’ intox ? Toutes celles et tous ceux avec qui j’ai parlé hier pendant la manif me disaient que dans le fond, les mȇmes étaient restés aux commandes et à l’oppression (mêmes flics, mêmes politiciens dans l’ombre et Ghannouchi en tant que membre de l’ ancien régime se devait de racheter son image rapidement en prenant des mesures claires et transparentes, ce qu’il n’ a pas su faire apparemment), et que le peuple n’était pas dupe. "On a coupé la tȇte du cobra mais son corps vit encore", disait un agent touristique interviewé il y a 24h, la métaphore parle d’elle-mȇme.

Ce soir j’ apprends que les affrontements dont j’ ai été témoin ont fait 3 morts, après des semaines de calme.
Je suis triste. Mon rêve naïf de révolution qui se poursuit dans la paix s’ envole...

Christine Karmann,
Photos de Marc Safran.

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Vos commentaires

  • Le 27 février 2011 à 10:53, par Christiane En réponse à : Tunis, avenue Bourguiba, 26 février

    Les violences qui ont secoué Tunis vendredi et samedi ont fait quatre morts et 12 blessés, a-t-on appris de sources officielles.

    La télévision nationale a diffusé samedi soir les images du cortège funèbre d’un jeune de 19 ans, tué d’une balle à la gorge lors des troubles violents qui se sont produits vendredi soir sur l’avenue Bourguiba, dans le centre de la capitale tunisienne.

    Les accrochages survenus samedi ont fait quant à eux trois morts et deux blessés, selon un bilan du ministère de l’Intérieur, qui met en cause "des perturbateurs infiltrés dans les rangs des manifestants".

    Les autorités font état de 88 interpellations vendredi et de plus de 100 autres samedi

  • Le 27 février 2011 à 11:04, par Christiane En réponse à : Egypte :manifestation place Tahrir le 26 février 2011

    Près de 2000 personnes ont investi samedi la place Tahrir au Caire pour réclamer un nouveau gouvernement, au lendemain d’une manifestation dispersée par la force.

    L’armée a publié un communiqué dans lequel elle s’excuse pour les violences survenues lors de l’intervention de la police militaire.

    Vendredi, plusieurs milliers de personnes se sont réunies sur la place Tahrir, devenue le symbole du soulèvement. Peu après minuit, la police militaire a d’abord encerclé les manifestants avant de les disperser à coups de matraques et de pistolets électriques. L’opération s’est également soldée par plusieurs arrestations.

  • Le 27 février 2011 à 12:20, par BIH En réponse à : Tunis, avenue Bourguiba, 26 février

    Je suis persuadé que des casseurs ont été payés par ?,et ce sont introduits dans la maninf qui devait être pacifique.
    Les forces de l’ordre n’ont fait que répondre à des attaques et des jets de pierres.
    Il est vrai que nous désiront une démocratie mais il faut aussi un certain maintien de l’ordre.
    Les mainfestants que nous avons entendu dans les médias tunisien hier soir avaient un discour vide et denué de sens.
    tout ce qui ce passe en ce moment à Tunis n’est fait que pour entretenir un chaos et empecher le pays de ce stabiliser pour avancer.

  • Le 27 février 2011 à 14:32, par Christiane En réponse à : Tunis, avenue Bourguiba, 26 février

    De nouvelles violences ont éclaté dimanche en début d’après-midi dans le centre de Tunis, où des jeunes se livraient à des saccages en régle au lendemain d’affrontrements ayant fait trois morts, ont constaté des journalistes de l’AFP sur place. La police a riposté en tirant en l’air et en lançant des grenades lacrymogènes.

    Scandant des slogans hostiles au gouvernement de transition, les protestataires, rassemblés en petits groupes sur l’avenue Bourguiba, épicentre des émeutes, tentaient d’avancer en direction du ministère de l’intérieur et d’une rue adjacente où était positionné un blindé de la police.

    Manifestants et forces de l’ordre se sont livrés une véritable bataille rangée samedi. Des policiers ont tiré de nombreuses grenades lacrymogènes et effectué des tirs de sommation, tandis que les manifestants les bombardaient de pierres. Des dizaines de rafales d’armes automatiques, des tirs incessants de gaz lacrymogènes, des tirs de sommation, des sirènes de voiture de police et d’ambulances, des hurlements de policiers et de manifestants ont résonné pendant plus de quatre heures.

    Des manifestants ont de leur côté arraché des panneaux publicitaires et des bancs pour tenter de freiner la progression des fourgons de police. Des jeunes femmes participaient également aux affrontements et jetaient des pierres sur les policiers qui, pour la plupart des Tunisiens, symbolisent toujours la répression exercées sous le régime de Zine El Abidine Ben Ali, chassé du pouvoir le 14 janvier.

  • Le 27 février 2011 à 16:13 En réponse à : Ghannouchi dégagé !

    Tunisie : le premier ministre Ghannouchi annonce sa démission
    Le premier ministre tunisien Mohamed Ghannouchi, dont les manifestants réclamaient le départ, a annoncé dimanche sa démission au cours d’une conférence de presse à Tunis. (AFP)

  • Le 28 février 2011 à 16:16, par Christiane En réponse à : Nomination de Béji Caïd Essebsi, 84 ans.

    http://www.liberation.fr/monde/0101...

    Marzouki : « C’est une révolution de la jeunesse et la voilà conduite par un vieillard de 84 ans ! »

    Interview

    L’opposant tunisien, candidat à la présidentielle, ne se satisfait pas de la nomination d’un nouveau Premier ministre. Il critique la conduite de la transition démocratique, par une classe politique qui a conservé ses vieux réflexes.

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