Une tribune pour les luttes

TUNISIE

Kasbah, Tunis, 27 et 28 février, 1er mars,

Christine Karmann (suite)
Photos de Marc Safran.

Article mis en ligne le vendredi 4 mars 2011

Unis malgré les différences
Mixité au sit-in, enfants, femmes, hommes

Ne pas manquer les photos du sit-in, des ateliers (affichage, maquillage, nettoyage), de la participation des enfants et des grévistes de la faim à la fin de l’article

"N’hésitez pas à diffuser, car la lutte exemplaire du sit-in de la Kasbah que je relate n’est pas médiatisée du tout, et tout le monde ici m’a demandé de diffuser au maximum par internet (c’est la révolution numérique ici...)."
Christine

Kasbah, Tunis, 27 février

Quelle journée ! Les affrontements observés vendredi à la fin de la manif pacifiste organisée par les militants de tous bords réunis à la Kasbah depuis une semaine, et les violences dont j’ai été témoin samedi m’ont calmée et j’ai prévu de passer le dimanche à Carthage dans le calme des ruines. Finalement, les amis de mon hôte Marco nous invitant à les rejoindre à la Kasbah, je me suis dit que le QG militant pouvait être autrement plus intéressant que les ruines silencieuses, et nous voilà partis. Un sit-in se tient depuis dimanche 21 février sur la place du gouvernement bordée par le ministère des finances (rebaptisé ministère des voleurs) et d’autres bâtiments administratifs.

A l’entrée, nous apercevons les 4 grandes tentes de l’organisation : le croissant rouge gère les secours, une tente pour la logistique (alimentation, service d’ordre...) , une tente pour la presse, ou plutôt les blogueurs (pas de présence de la presse officielle) et une tente pour les juristes et avocats qui font partie intégrante de ce mouvement (cf. http://www.gnet.tn/temps-fort/l...). Il y a du monde de partout, des tentes de toutes les tailles et toutes les couleurs, des bâches, des tracts qui circulent, des graffitis, des ateliers maquillage de croissants et étoiles rouges, des ateliers banderoles, des affiches, des inscriptions. Quelques camions militaires sont bloqués au fond de la place gardés par des soldats qui ont comiquement l’air de participer au sit-in.

La mixité de ceux croisés à la manif vendredi est est à nouveau représentée : jeunes, femmes, hommes, vieux, enfants. Pas d’étrangers hormis quelques rares journalistes en ce dimanche après-midi ensoleillé.

Un étudiant en économie vient me voir et m’explique que les manifs des derniers jours ont été perturbées par des saccageurs benalistes ou soudoyés par les partisans de l’ex-dictateurs qui veulent jeter le discrédit sur leur mouvement. Il me parle des villes de Tunisie : Sfax, Kasserine, Sidi Bouzid... où les évènements ont débuté. "Les cadres du RCD (parti unique sous Ben Ali) disent que c’est les islamistes, le POCT -parti communiste des ouvriers tunisiens-, les socialistes, les groupes salafistes qui ont dirigé les manifestations en janvier. Ils ont tout falsifié, au journal ils ont raconté des mensonges. En fait, les manifestations sont celles de la misère, de la famine. Ils ont cru que le peuple tunisien est naïf, mais on est pas naïfs !".

Badr Baabou et Hassen Hanini, les amis de Marco, nous accueillent et nous passons un long moment à discuter, ils me présentent leur vision des évènements. "Ce qui s’ est passé hier, dont vous avez été témoin, c’ est très grave ! la police a tué 4 personnes" Ils m’expliquent que trois entités ont des armes ici : la police et son énorme effectif, l’armée qui n’intervient pas -quoiqu’elle n’est pas toujours aussi neutre qu’on veut le faire croire d’après eux car elle laisse faire-, et les milices organisées, restes de la garde présidentielles ou délinquants achetés. Badr continue : "Le ministre de l’intérieur a l’ air intègre, c’ est le seul qui a admis officiellement que les casseurs qui œuvrent en ville lors des manifestations sont protégés par la police pour contribuer au climat d’insécurité. Dans le ministère, les ordres émanent d’on ne sait qui. On se demande qui a demandé de tirer sur la foule. Les policiers ont laissé attaquer le ministère de l’ intérieur, ils se sont retirés pour contribuer à une mascarade et pour mieux justifier la répression que vous avez pu observer. Les casseurs s’en sont pris au ministère, à la banque centrale". Les deux jeunes hommes rigolent car celle-ci ne contient que des paperasses. "Ca a été le bon prétexte pour réprimer la manifestation, faire peur et discréditer notre mouvement de résistance. Ils ont essayé de pousser les manifestants de l’ avenue Bourguiba vers la Kasbah pour que les troubles continuent ici et ainsi pouvoir démanteler le sit-in, mais on est pas dupes, on ne s’ est pas laissés entrainer vers ici. Les fauteurs de troubles sont des prisonniers payés ou des miliciens benalistes. Les ressources de l’ ancien régime sont énormes. Ben Ali est parti, mais tout son régime est encore là. Ce qui c’est passé, ce n’est pas une révolution, c’est un soulèvement, une révolte. Lorsque toutes les personnes impliquées dans l’ ancien régime auront quitté leur poste et auront rendu compte à la justice, on pourra parler de révolution ! Les jours précédant le 14 janvier, on s’est tous soulevés contre la corruption, la dictature ; lorsque Ben Ali est parti, c’ était comme une injection de morphine. Mais il a été remplacé par son bras droit Ghannouchi, c’est n’importe quoi. Et le gouvernement provisoire comporte et continue a être dirigé par des membres de l’ ancien régime, c’est inacceptable ! La prise de conscience est grandissante. Suite au départ de Ben Ali, le syndicat unique (UGTT) -dont la tête est très corrompue, mais dont la base, les travailleurs ont largement contribué aux événements- a orchestré des revendications sociales, divisant ainsi les Tunisiens." Les propos de Salah au Kef me reviennent, ainsi que ceux d’ un chauffeur de taxi, lorsqu’ils disaient qu’ils trouvaient égoïste de manifester pour son salaire actuellement. "Ce n’est pas le moment, les revendications doivent être uniquement politiques et le sit-in n’a que des revendications politiques, le social on verra plus tard, d’abord il faut faire le ménage et mettre en place un gouvernement légitime, neutre, qui écoute le peuple."

Ahlem, une de leur camarades, nous rejoint. Les trois amis partagent largement leur vision des événements : en janvier, ils étaient là parmi les premiers, tous les jours pour protester. Ahlem se présente comme marxiste-léniniste, sympathisante du PCOT (parti communiste des ouvriers tunisiens), fière de pouvoir enfin afficher des convictions politiques qu’elle n’a jamais pu exprimer publiquement. Ce gouvernement transitoire est à peine réformiste d’après elle, on ne peut pas lui faire confiance car il ne reflète pas les volontés populaires, les médias jouent le jeu du gouvernement, ils ne sont pas libres, preuve en est que la veille une émission a été interrompue suite à l’ intervention en direct d’un membre du sit-in. Ecran noir puis musique...

Pendant qu’on discute, soudain des cris, puis des éclats de joie : Ghannouchi, le premier ministre actuel, a démissionné. Des manifestations de joie explosent, des drapeaux tunisiens flottent de partout, des slogans variés sont scandés, ça fait chaud au cœur. Tant de personnes m’ont dit qu’ils ne pouvaient avoir confiance dans ce gouvernement qui reste composé de trop d’ancien partisans du dictateur. Après la joie revient la modération : "on a gagné une bataille, mais on est pas au bout de nos peines... Ce pays doit avoir un renouveau politique ; on ne peut pas accepter que les politiques restent en place, ils doivent tous démissionner. Le sit-in continuera. Un mois, deux mois, un an deux ans... on restera jusqu’à ce que vous entendiez les cris du peuple. C’’est un des slogans de la Kasbah. Ceux qui nous ont trahi doivent dégager, on ne veut plus de l’ancien gouvernement qui tire les ficelles par derrière. Il faut qu’on fasse de la désobéissance civile, ce gouvernement a montré vendredi qu’il était incompétent et qu’il n’ était pas du côté du peuple" m’explique Hassen. Parmi les cris de joie fusent des "Dégage", ici ils ne se contenteront pas de la démission de Ghannouchi, c’est clair.

Les chants et les expressions de joie résonnent un long moment à la Kasbah. Puis Badr nous invite chez lui pour faire une pause et revenir plus tard. Ce sera plus intéressant de revenir durant la nuit, il y aura moins de monde et je pourrai rencontrer les militants les plus actifs qui sont là en permanence. Nous partageons chez lui de bons moments de rigolades avec quelques-un-e-s de ses ami-e-s, les discussions politiques continuent. Des nouvelles arrivent, les casseurs sont à l’œuvre dans certains quartiers. Celles qui habitent plus loin décident de rentrer, proposent de nous déposer. Marco et moi décidons de rester ici, afin de repasser plus tard au sit-in. J’explose de rire quand soudain le politique croise le mystique... C’est bien la première fois que je rencontre une marxiste-léniniste qui pratique la voyance (tout en me précisant que c’est un jeu) !
Entre deux tirages de cartes, Ahlem m’explique le paysage politique tunisien, les enjeux, les tenants et les aboutissements. Elle a une culture politique impressionnante, ayant lu en cachette nombre de théoriciens politiques, et même si elle prétend modestement ne pas maîtriser le jargon, les idées qui motivent ses convictions sont assises et cohérentes. Badr et Hassen débattent avec elle ; je trouve qu’ils maitrisent bien mieux les questions politiques que nombre de Francais de leur génération. Contrairement à Ahlem, ils sont indépendants, sympathisants des idées progressistes. Ils travaillent dans le milieu associatif qui était à Tunis parmi les premiers à porter les protestations. Des artistes ont organisé des flash-mob le 11 janvier, violemment réprimées. Le mouvement de contestation a été très relayé dans le secteur associatif, facebook et autres réseaux sociaux ont fait le reste.
Retour aux cartes, on me prédit des choses très positives, en lien avec mes aspirations actuelles, tant mieux ! Badr est connecté en permanence et les débats se poursuivent en parallèle sur le terrain virtuel et en direct, les amis confrontant leurs points de vue et les commentaires qui circulent sur le net. La discussion s’oriente à nouveau sur les médias, qui ne sont toujours pas libres, qui n’ont pas de conscience, ni d’esprit d’ analyse et la nécessité de s’informer autrement. Ma recherche de témoignages est importante pour eux, car leur mouvement n’est pas porté médiatiquement, ni à l’intérieur du pays, ni au niveau international. Entre temps l’annonce que le nouveau premier ministre serait Béji Caïd Essebsi, 84 ans, fait hurler de rire tout le monde. Tout de suite les blagues fusent sur internet : "il parait que cette "momie" connait bien Hannibal, qu’il a participé à la construction de la ville de Tunis", etc... L’ ambiance est tour à tour joyeuse, profonde, chaleureuse, sérieuse... un fond de vitalité et de résolution indescriptible anime tout cela.

Nous retournons au sit-in vers 23 heures, sous la pluie. Les entrées sont fermées par des barrières et le service d’ordre pratique des fouilles systématiques pour être sûr que personne ne puisse entrer ici avec des armes. Des groupes sont réunis, discutant, débattant, chantant. La Kasbah m’évoque une université populaire de sciences politiques. Ca parle de partout, des panneaux explicatifs présentent les fonctionnements politiques, les gens s’informent, se forment, échangent, débattent, réfléchissent. Ce sit-in est le deuxième, fin janvier un premier sit-in avait tenu près d’une semaine et avait été démantelé suite à une répression violente. Cette fois-ci, l’organisation est meilleure : les avocats, magistrats et médecins partisans du sit-in ont acheté des tentes, et ceux qui soutiennent le mouvement amènent de la nourriture tous les jours.

Le conseil de protection de la révolution se forme, composé de représentants des régions, des partis, des syndicats étudiants et des travailleurs, d’avocats et de magistrats. C’est un mouvement populaire qui donne une expression politique aux Tunisien-ne-s. Le sit-in est l’expression de ce conseil de protection de la révolution. Le gouvernement de transition ne veut pas négocier avec eux, qui me paraissent pourtant être les plus représentatifs de l’expression populaire dans toute sa diversité.

Mes amis nouveaux amis -car je les considère déjà comme des amis, les échanges que nous avons depuis quelques heures nous ont confirmé que nous sommes tous persuadés de l’ importance de résister à la manipulation médiatique, et à la main-mise néo-libérale, qui permet le maintien de dictatures et de systèmes inégalitaires et creuse le fossé entre les rares très riches et les toujours plus nombreux pauvres-, cherchent à me présenter différentes personnes du sit-in afin que je puisse collecter des témoignages variés.

Hassen et Yannis viennent me parler, on s’ abrite tant bien que mal de la pluie sous une bâche de fortune. Ils se présentent comme islamistes, sympathisants du parti Baas, mais ne ils ne sont partisans d’aucun parti. Ils sont adeptes d’ un socialisme progressiste panarabe. Ils sont ici pour exiger la démission de tout le gouvernement de transition et demandent la mise en place d’ une assemblée constituante. La liberté reste prioritaire par-delà les divisions idéologiques.

Nous entamons une tournée de quelques tentes, trempées par la pluie.

La tente de Sidi Bouzid pour commencer, histoire de respecter une certaine chronologie car le soulèvement a commencé dans leur ville. L’ étincelle de la révolte, suite à l’immolation par le feu de Mohamed Bouzazi le 17 décembre. "C’est une question d’ honneur, nous voulions dire non à cette situation. La révolte a continué dans toute la Tunisie puis maintenant dans tous les pays arabes. On ne parle pas de suicide, c’ est une tentative désespérée d’ expression." Ils sont à Tunis, à la Kasbah depuis dimanche et y resteront jusqu’à ce que le régime tombe et que la liberté et la démocratie soient mis en place. "Ce sit-in est une expérience de nos désirs et nous souhaitons rendre réels les désirs de la population tunisienne." Je demande comment ils ont pu s’éduquer politiquement alors qu’il était interdit d’ en parler publiquement ? "on parlait politique dans toutes les familles, nous aspirons à la liberté depuis tellement d’années qu’on a jamais cessé d’en parler...". On m’invite à Sidi Bouzid, je sens que ce voyage va me paraitre trop court...

S’en suit un passage par la tente des étudiants qui font partie de l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens, syndicat étudiant). Ils viennent de toutes les universités du pays, sont "multicolores". Petit tipi dans lequels s’entassent des étudiants gauchistes, pas d’islamistes parmi eux, et se tiennent chaud en se serrant les un-e-s aux autres. En tant que Française, je peux entrer, mais un tout petit peu, disent-ils en rigolant... Après des années de colonisation, suivies d’une réelle colonisation économique, les scandales d’Alliot-Marie, l’attitude du gouvernement français, et les dernières conneries de Boris Bouillon ont fini d’ asseoir une image déplorable de la France. L’assemblée constituante est revendiquée comme partout. Le gouvernement national devra représenter toutes les expressions de la Tunisie, par contre il s’agira de couper les ponts avec tous les impérialistes, les coloniaux qui ont l’emprise économique dans ce pays : 180 centres d’appels appartenant à des groupes étrangers, à 80% français sont installés en Tunisie, procurant certes des emplois à beaucoup de monde, mais sans considération pour le droit du travail, exploitant des personnes surdiplomées et sous-payées. Un appel est lancé au peuple français pour aider les Tunisien-ne-s à la construction d’ un nouveau pays, la domination française est encore indirecte, et leur volonté est de fonder un nouveau pays.

Pour finir, nous passons un long moment dans la tente des habitants de Gabès, ville au sud-est de la Tunisie. La communication pour appeler au sit-in s’est faite par le téléphone et par internet m’expliquent-ils. Elire une assemblée constituante qui soit indépendante avec un régime parlementaire fait partie de leurs revendications principales, avec entre autres la réelle dissolution du parti unique (RCD, officiellement dissous mais qui se réunit toujours) et le démantèlement de la police politique qui œuvre toujours. Deux personnes ont d’ailleurs été repérées cet après-midi traînant autour du sit-in, elles ont été vivement chassées, à grand coups de "Dégage", mot d’ordre international. La constitution actuelle doit être déclarée caduque. Ils pensent qu’il faut nommer un nouveau gouvernement de technocrates qui prépare cette assemblée constituante dans la transparence. Le gouvernement actuel propose des modifications de la constitution, ce n’est pas suffisant. Des gens passent distribuer du lait, des yaourts, des jus de fruit pendant que nous échangeons. Un élu de Gabès qui fait partie du conseil de protection de la révolution est là, ce conseil est d’après eux aussi un outil très important pour conserver l’unité de ce mouvement aux composantes variées. Ce représentant de Gabès est un entrepreneur qui a choisi d’arrêter de travailler. Il s’ est marié avec la révolution, m’explique-t-il en riant, car toutes ses économies, qu’il gardait pour son mariage, sont au service de la révolution. Des communiqués sont préparés tous les jours en totale concertation avec tous ceux qui sont à la Kasbah. La composition du conseil de protection de la révolution est très large et sera un organe de surveillance pour que les libertés qui sont en train d’ être conquises ne soient pas détournées. Sous cette tente comme dans tout le sit-in, tout le monde à plus ou moins des idéologies qui ne sont pas forcément les mêmes, mais aujourd’hui une priorité unique règne : sauver la Tunisie, ne pas laisser cette révolution être détournée de son but, conserver la dignité. On m’ invite à Gabès afin d’y partager un mouton. Je pense qu’avec l’ afflux de réfugiés de la Libye voisine, ils doivent avoir autre chose à faire là-bas, je suis néanmoins très touchée.

Il pleut à verse, il est près d’une heure du matin, mais on entend toujours des chants et des slogans clames dans tous les coins du sit-in. Un homme qui a été touche par une balle près du coeur en janvier se lève, il se soigne dans l’inconfort de cette tente humide. Il propose en rigolant de venir nous aider en France à dégager le gouvernement francais ! Whalaaa... comme on dit ici.

Comme dans chaque tente, ils finissent par me chanter un chant de leur région, j’enregistre afin de pouvoir diffuser ces chants d’ espoirs à mon retour.

Vers 1h30 du matin, nous décidons de rentrer. Je suis très émue par cette journée... Le pessimisme qui m’habitait ces derniers temps en France face à la démobilisation et au scepticisme ambiant, à l’échec des mouvements sociaux de l’automne dernier (même si je me rassure parfois en espérant que c’était une répétition), aux divisions permanentes, au constat récurent que même dans de petits cercles militants, il est difficile de s’unir tellement chacun voit midi à sa porte, s’estompe peu à peu. Merci aux tunisien-ne-s de montrer qu’un tel modèle de lutte pacifique et concertée, sachant dépasser toutes les différences est possible. Je tire mon chapeau au sit-in qui est exemplaire dans sa pratique de désobéissance pacifiste.

Kasbah, 28 février

Invitée à repasser en soirée, me revoici à la Kasbah vers 20h. Fouille sérieuse à l’ entrée, avec des excuses. Je précise qu’il n’y a pas à s’excuser, que je trouve ça responsable comme attitude. Devant moi on transporte un gréviste de la faim dans une tente plus confortable. Ils sont plusieurs en grève de la faim depuis le début du sit-in pour porter les revendications de la Kasbah.

Ahlem et Badr m’accueillent. C’est tendu. Des rumeurs circulent, le sit-in serait visé par les miliciens et il se peut qu’il se fasse attaquer. Badr nous emmène chez lui à quelques rues de là, pour qu’on ne prenne pas de risque. La communication reste ininterrompue. C’ est calme finalement, et nous retournons à la Kasbah vers 23h.

Re-fouille, re-excuses... Chants, danses, débats de partout. Ahlem me pousse a prendre des photos et m’incite a témoigner car le mouvement n’ est pas du tout porté par les médias. Mes amis me font visiter les tentes de l’organisation. Derrière, d’ autres tentes, dont celles des militants de Redeyef, où une émeute avait fait plusieurs morts et de nombreux prisonniers en 2008. Les photos des martyrs sont imprimées sur une large banderole.

Je demande des nouvelles de Fayçal, qui avait fui en France après ces émeutes. Nous nous étions mobilisé-e-s à quelques-un-e-s au port de Marseille en octobre 2010 afin d’essayer d’ empêcher sa 6e tentative d’ expulsion. Le bateau était parti sans lui, mais nous avions appris quelques jours plus tard qu’il avait été expulsé. L’ information qu’il avait été arrêté à son arrivée en Tunisie nous est parvenue, puis puis plus de nouvelles. On m’ apprend que son frère fait partie du sit-in, que je pourrais le rencontrer et avoir des nouvelles.

Une bagarre éclate plus loin, "Dégage" fuse de toutes part. Des provocateurs ont cherché des noises, ils les trouvent visiblement...

Un portable est en charge sur un pied de lampadaire dont l’électricité a été détournée, ça me fait sourire... Il faut ce qu’il faut que la communication continue. Je décide de rentrer, comme la veille je suis touchée par la solidarité qui émane de ce lieu. "On désobéit", la dernière chanson de Duval MC est sortie aujourd’hui en téléchargement libre, elle m’a beaucoup plu et me trotte dans la tête en permanence ; elle est plus qu’appropriée ici, elles et eux désobéissant de la plus belle façon qui soit.

Sur le net, 1er mars

Enfin une info concernant le sit-in dans la presse francophone : http://www.france24.com/fr/20110228-tunisie-demission-ghannouchi-manifestants-levent-pas-camp-kasbah-tunis. Je suis un peu agacée par cet article qui ne fait pas assez de place à la grandeur de cette mobilisation.

On parle concernant la révolution en Tunisie, de première révolution numérique. Effectivement, les téléphones portables, les textos et facebook permettent une communication instantanée permanente...

Je viens de recevoir un texto : au gouvernement, ils démissionnent un par un, m’annonce Ahlem. Je me connecte pour avoir plus d’ infos. Moi qui étais fâchée avec facebook, car j’estime que les occidentaux ne s’en servent qu’à des fins purement nombrilistes (qui rime avec exhibitionnisme sur les réseaux sociaux) et que ce n’ est pas un espace de débat intéressant, je change peu à peu d’optique et me mets aussi à suivre l’info sur le net et sur mon téléphone. J’ ajoute plusieurs personnes à mes "amis", ouvrant ainsi l’espace de lecture et de réflexion. Pendant que les publications arrivant de France évoquent majoritairement la musique, les vacances, les nouvelles des enfants, le tout accompagné de moultes photos, pendant que "Hmm, j’ ai mangé des pâtes" suscite 16 commentaires de l’ autre côté de la Méditerranée, mes nouveaux amis Tunisiens me transmettent tout ce qu’ils trouvent comme infos en français. Je lis et comprends lentement ce qui se passe, même si je me sens souvent dépassée car l’ info va très vite, se basant d’abord sur des rumeurs, qui s’ avèrent parfois erronées, une fois les sources vérifiées, parfois vraies.

Une publication apparait sur mon mur cet après-midi :

‎1-Mme Faouzia Charfi démissionne du gouvernement provisoire.

Mme Faouzia Farida Charfi, secrétaire d’Etat chargée de l’Enseignement supérieur, a présenté, mardi, sa démission du gouvernement provisoire.

2-Elyes Jouini ministre auprès du Premier Ministre, chargé des réformes économiques et sociales, et de la coordination avec les ministères concernés vient de présenter sa démission du gouvernement de transition

3- Ahmed ben Ibrahim ministre de l’ Enseignement supérieur en direct il y a quelques minutes sur Mosaïques fm a démissionné.

4 -M. Mohamed Nouri Jouini, ministre de la Planification et de la Coopération internationale, a présenté, lundi, sa démission du gouvernement provisoire.

5- Mr ahmed najib echbbi .... A suivre .....

Bientôt suivie de publications et de commentaires de toutes parts, émanant des différents contacts que j’ai. Je cherche dans les médias francophones, rien. Effectivement, l’info circule bien mieux par le web... Nombres de post sont en arabes, mais mes amis ont la gentillesse de m’en traduire certains, ou de m’envoyer les articles qu’ils trouvent en français.

En soirée je reçois un mail de Badr : "on est contents de voir les démissions successives des ministres. On a entendu dire que le nouveau premier ministre a fait savoir que tous ceux qui vont prétendre à la présidence ne sont pas les bienvenus dans le gouvernement et maintenant on attend son discours demain avec impatience. La rumeur court qu’il va annoncer la constitution d’une assemblée constituante ! on croise les doigts et on espère ne pas être déçus demain !".

De rumeurs en rumeurs, parfois vraies, parfois fausses, la révolution avance... Moi aussi j’attends demain avec impatience, il me parait tellement légitime que cette lutte de la Kasbah, porteuse de l’ espoir d’ un peuple, se voit récompensée. Au nom de la liberté.


Revendications
Revendications

Sit-in

Mixité au sit-in, enfants, femmes, hommes

Ministère des voleurs !

Grévistes de la faim
Grévistes de la faim


Sous un camion de l’armée


Atelier affiches


organisation


Joie après la démission de Ghannouchi


Atelier maquillage


La vraie générosité consiste à TouT donner au présent
Alors DEGAGEZ !
Je salirai ces murs
tant que le gouvernement sera
SALE

Les jours précédents{{}}

Tunis, avenue Bourguiba, 26 février 2011
Christine Karmann,
Photos de Marc Safran.
Mille Bâbords 16642

Premiers jours en Tunisie / La grande manifestation du 25 février à Tunis
Poursuite de la révolution en Tunisie

Christine Karmann,
Photos de Marc Safran.
Mille bâbords :
16636

Retour en haut de la page

Vos commentaires

  • Le 2 mars 2011 à 22:33 En réponse à : Kasbah, Tunis, 27 et 28 février, 1er mars,

    Aujourd’hui, 2 mars, un article sur le site Mediapart qui rejoint tout à fait ce témoignage : le sit-in à la Casbah, la revendication d’une assemblée constituante, ceux qui veulent "reprendre le travail", les grévistes de la faim, les manipulations utilisant la violence, etc...

  • Le 3 mars 2011 à 09:32, par Christiane En réponse à : Egypte : Récupération des terres par les paysans

    http://www.monde-diplomatique.fr/20...

    Espoirs et embûches des révoltes arabes
    Les paysans dans la révolution égyptienne

    Raphaël Kempf.

    (...)
    « Avant la révolution, il n’y avait pas de démocratie, c’était un régime policier, dit un paysan. Aujourd’hui, c’est mieux. » Quand on lui demande s’il a pris part à cette révolution, il répond que non. « Il y a Internet et Facebook qui relient entre eux les intellectuels (1). » Ici, rien de tel ; seule la télévision. Mais ils sont pourtant au courant, et la carence du pouvoir dans les campagnes pendant quelques semaines a permis aux paysans de récupérer des terres qui leur avaient été spoliées avant la révolution par de grands propriétaires terriens ou des officiels de l’ancien régime, avec la complicité des autorités de l’Etat.

    Les paysans égyptiens sont confrontés à un pouvoir que Bachir Sakr, ingénieur agricole et membre du Comité de solidarité avec les paysans, qualifie de « féodal » (2). En effet, « depuis une dizaine d’années, écrit François Ireton, (...) sont intervenus un certain nombre d’événements liés à des revendications foncières, en général totalement dénuées de fondement légal. D’anciens grands propriétaires, ou leurs héritiers, saisissent l’occasion de la mise en œuvre de la loi de 1992 [qui a libéralisé le marché de la location des terres agricoles], soit pour tenter de récupérer des terres ayant autrefois appartenu à leur famille et qui furent confisquées et redistribuées en petites propriétés lors de la réforme agraire de 1952, soit tout simplement pour mettre la main sur des terres qu’ils convoitent (3) ».

    Dans le village d’Imaria, situé entre la ville de Damanhour et Alexandrie, dans le nord-est du Delta du Nil, les paysans affrontent un général de la sécurité de l’Etat, Tarek Heikal. Ils l’accusent de leur voler des terres en falsifiant des documents avec la complicité des fonctionnaires de l’Organisation de la réforme agraire, qui gère les terres redistribuées aux paysans après la réforme agraire du président Gamal Abdel Nasser. Selon eux, il leur a ainsi volé, en juin 2010, 5 feddans (4) qu’ils cultivaient. Ils avaient alors tenté, sans succès, de résister.

    Puis vint la révolution. Les paysans ont alors décidé de cultiver ces terres, en profitant de l’absence du général. Celui-ci a riposté en envoyant ses hommes de mains. Des heurts violents ont eu lieu le 14 février ; un jeune du village a été blessé, disent-ils le lendemain. Et la villa du général, qui y venait en villégiature, a été détruite.

    Dans le village voisin de Barnougui, c’est l’héritier d’une grande famille de propriétaires terriens, M. Saleh Nawwâr, que l’on accuse d’avoir volé 400 feddans aux paysans. Pendant la révolution de 2011, ce sont 50 feddans que les paysans ont mis d’eux-mêmes en culture. Pour M. Beshir Sakr, ingénieur agricole et membre du Comité de solidarité avec les paysans, ces prises de terre constituent « le second acte de la révolution. Les ouvriers font grève et revendiquent ; les paysans, eux, reprennent d’eux-mêmes leur outil de production : la terre. La révolution est pour eux une chance. »

    (...)

  • Le 3 mars 2011 à 10:01, par Ahlem En réponse à : Kasbah, Tunis, 27 et 28 février, 1er mars,

    un style marquant sincèrement qui a pu montrer le paysage panoramique de la kasbah...et surtout révolutionnaire et et solidaire, a nuit du 28 Christine était entre les tentes du Sit-in jusqu’à 2 h du matin sous la pluie pour des heures avec les militants... les photos de Marc étaient une belle expression artistique et rebelle de ce qui se passait et oui la Kasbah était une université populaire des sciences politiques .

  • Le 3 mars 2011 à 10:26, par Christiane En réponse à : Cette révolution sans tête, tout le monde la revendique"

    La Tunisie s’achemine vers des élections le 24 juillet

    http://www.la-croix.com/article/ind...

    « Nous n’avons pas de figure charismatique et c’est tant mieux, elles ont été jusqu’à présent de la graine de dictateur...

    MARIE VERDIER, à Tunis

  • Le 3 mars 2011 à 18:10, par Christiane En réponse à : EGYPTE jeudi, 03 mars 2011 Egypte : "la démission du Premier ministre ne suffit pas"

    Le Caire,

    Cet après-midi, après l’annonce de la démission du Premier ministre Shafiq, je suis allé sur la place Tahrir recueillir la réaction des jeunes qui, depuis un mois, occupent ce lieu désormais mythique. Comment réagissent-ils à cette démission ? Est-elle suffisante ? Vont-ils quitter la place ?

    La réponse est non. Ils veulent que toutes leurs exigences soient satisfaites. Si bien que demain, après la prière hebdomadaire, il y a aura probablement une foule gigantesque sur la place.

    Voici quelques autres réactions et autres images :

    Voir les 4 vidéos :
    http://globe.blogs.nouvelobs.com/ar...

  • Le 4 mars 2011 à 16:26, par Christiane En réponse à : Libye : A Benghazi, “il est interdit d’interdire”

    http://www.parismatch.com/Actu-Matc...

    Dans la ville libyenne aux mains des insurgés flotte un parfum de Mai 68 et la colère s’exprime souvent avec humour.
    (...)
    Contrairement à ce qu’il annonce aujourd’hui, notre révolution n’a rien à voir avec le fondamentalisme et Al-Qaïda. Nous voulons seulement la démocratie, la liberté et pouvoir vivre en paix. »

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Luttes c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 1120