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Putain de neige - chapitre 5/12

La Fenêtre - Jean Michel Calvi

Article mis en ligne le samedi 19 mars 2011

Putain de neige

05-Putaindeneige-La fenêtre-JMCalvi

Novembre 1982. Il monte dans sa voiture. Il doit aller dans la plaine voir un architecte spécialiste des maisons passives. Ils ont un projet de construction de maison. Rendez-vous à 17 H. Quand il repart quelques heures plus tard, il pleut. La route sinue le long d’une mince rivière, dans une petite vallée étroite et sombre. Il monte lentement et la pluie devient neige, et plus il monte, plus la neige tombe en gros flocons. L’inquiétude le prend : va-t-il arriver entier ? La route commence à être blanche, d’une neige lourde et glissante. Il monte, il monte encore, traverse les villages, n’y voit plus grand-chose dans ce déluge blanc. Roule, roule, ne t’arrête pas. Plus que quelques kilomètres, les plus rudes car la pente se fait raide. Il est étonné de voir l’épaisseur de neige qui est tombée en si peu de temps. Ca glisse. Un virage en épingle à cheveux. La voiture tourne, tourne, mais lorsque la pente reprend dès le virage passé, elle s’arrête, patine. Il faut abandonner la voiture sur le bas côté, rangée tant bien que mal, de patinage en patinage. Il continue à pieds, il doit rester 4 kilomètres. C’est féérique, et en même temps il a peur, il marche d’un bon pas, enfin le bon pas que la neige veut bien lui permettre. Des éclairs terribles éclairent la nuit et le font plonger ventre à terre. Roulements de tonnerre longs, de ceux qui s’éternisent, se répercutent de collines en collines. On entend les arbres gémir et certains craquer sous le poids étonnant de cette neige d’un bleu translucide, on se croirait dans la grotte bleue de Capri ou dans quelque boule de décoration à la con. Il arrive dans l’avant dernier village. Dans une des dernières maisons, ses habitants l’invitent à rentrer, lui offrent un verre de vin, lui disent d’attendre les pompiers qui vont monter car la route est coupée dans le bois par les arbres écroulés. Il monte dans le tracteur des pompiers qui dégagent la route à coup de tronçonneuse et arrive enfin dans son village où sa femme et ses enfants se faisaient un sang d’encre. Putain de neige !
Dans la nuit, tout devient nuit. L’électricité a été coupée. Dans la nuit, tout devient silence, le téléphone a été coupé. Tout ce qui était fil aérien a été détruit, mis à bas par l’orage de neige. Ils vont rester 10 jours comme ça, sans électricité. Putain de neige ! Et pourtant la solidarité se fait jour, les groupes électrogènes passent de congélateur en congélateur, de salles de traite en salles de traite, mais putain de neige quand même !

Janvier 2004. La neige fume de partout. Des congères énormes se forment. Il part de bon matin, comme toujours, mais il faut attendre le passage du chasse-neige. Il arrive tant bien que mal à l’école d’un des gros villages voisin. 9 classes. La cour est bien sûr envahit de neige. Les enfants arrivent au compte-gouttes, livrant les plaintes des parents devant ce temps terrible. Comment, mais la commune n’a pas déneigé la cour ? Un débat s’est instauré dans l’équipe des enseignants : faut-il laisser glisser les enfants, faut-il autoriser les boules de neige ? Les glissades, c’est dangereux, il peut y avoir un accident, nous ne pouvons pas prendre ce risque ! Les boules de neige, c’est dangereux dans l’œil, et puis ils vont être trempés ! Deux enseignants seulement sont pour ces jeux de neige. Ils feront récréation à part. Putain de neige !

Janvier 2010. De la neige, toujours de la neige, cette fois dans une petite ville de la banlieue de Lyon, où il a atterrit dans une école très grosse, 15 classes. Affolement général parce qu’on découvre que la neige glisse. Comment, les escaliers ne sont pas encore salés ! Comment, la cour n’est pas déneigée, mais c’est très dangereux. Avec le nombre d’enfants qu’il y a dans cette cour, il est bien évident que toute glissade est interdite. La cour se recouvre d’ailleurs vite d’une couche de glace imposante. Faut-il même laisser sortir les élèves en récréation ? Il dit oui, qu’au moins les enfants expérimentent le fait de simplement marcher sur la glace sans tomber. Mais les classes continuent leurs progressions, leurs évaluations, leurs prévisions, leurs programmations, leurs emplois du temps, leurs silences, sans se faire déstabiliser par cette neige. Putain de neige !

Novembre 1982. Retour dans ce petit village haut perché, privé d’électricité et de téléphone. Il fait 0 degré dans la classe unique. Impossible de faire école. Il essaie d’organiser quelques matinées de classe dans les cafés du village. Mais beaucoup d’enfants de hameaux dispersés ne sont pas là. Il décide de laisser tous ces enfants tranquillement profiter de cette neige entre eux. L’électricité revenue, ceux-ci reprennent possession de la cour et mettent en place de belles glissades bien polies qu’ils empruntent à tour de rôle. Des batailles de neige s’organisent et se désorganisent, des bonshommes se forment et se déforment. Quels bons moments de vie collective grâce à cette neige, quelles belles expériences d’équilibre, de latéralisation, d’acquisition du schéma corporel ! Putain de neige !

Quelques temps après, Jean, un habitant d’un village voisin vient frapper à la porte de l’école. Il se baladait en ski de fond régulièrement par ici, avait imaginé un circuit de pistes et voulait accueillir, un samedi après-midi, ses connaissances pour leur faire connaître le coin en ski. Il demandait si l’école pouvait être le lieu de rassemblement avant et après. Il accepte volontiers, mais décide alors d’aller plus loin. Lui qui ne sait pas skier découvre un autre attrait de cette neige. Il crée une association et achète un équipement de ski d’occasion pour chaque élève. Dès qu’il y a de la neige, ils chaussent les skis, tous, petits et grands, et vont dans le pré voisin. Jean, de temps en temps, se joint à eux pour partager son savoir faire, montrer des exercices possibles. Il apprend à skier en même temps que ses élèves. Et les progrès viennent vite. Surprise des habitants. Les équipements ont été mis en location le mercredi et le week-end. Les enfants les ont pris pendant les vacances. Avec Jean, il a organisé une rencontre tous les premiers samedis enneigés de l’année, en prévenant la veille un maximum de personnes par téléphone et en mettant des affiches dans le village. Le monde est venu et a apprécié ce ski un peu sauvage, dans les chemins, les bois, les prés, juste avec une trace ou même sans trace du tout. Les élèves y participaient bien sûr et faisaient même la publicité. Il achète un peu plus de matériel, avec plus de pointures disponibles. Certains parents d’élèves veulent essayer et parcourent les chemins avec des skis aux pieds, puis d’autres habitants de tous âges. La neige n’est plus la catastrophe et les ennuis, c’est aussi du plaisir partagé. Le temps qu’il fait n’est pas forcément un objet de plaintes, mais la vie peut en prendre son parti, mieux, la vie peut en faire de la vie. Putain de neige !
Quelques années passent. L’école est devenue presque un vrai foyer de ski de fond. Quand il y a de la neige, elle est continuellement ouverte à ceux qui veulent skier, même le mercredi, le samedi, le dimanche. Avec l’argent récolté par les locations, de nouveaux équipements sont achetés, pour arriver à une centaine de toutes tailles. Dans la semaine, les gens appellent l’école souvent pour réserver des skis et il faut tenir à jour la liste, avec le nombre de chaussures de telle taille disponibles et les demandes… Voyant ce succès, la municipalité décide de payer un balisage en bois pour l’ensemble des pistes. Des chemins embroussaillés sont entretenus à nouveau. Putain de neige !
Il neige, il neige, il neige. Toute la classe, des CP ou GS jusqu’au CM2i chaussent les skis dans la cour. Les premiers qui sont prêts parce qu’ils sont maintenant autonomes avec ce matériel (attention à pied droite, pied gauche !) commencent à faire quelques descente dans le petit chemin qui longe l’école. Quand tout le monde est prêt, ils partent tous dans le pré en contre bas. Il est devant, les élèves suivent les traces. Il construit un circuit avec des descentes douces et des petites montées pour que chacun puisse progresser. Puis, tandis que les plus malhabiles continuent le circuit, il aménage pour les autres, dans une bonne descente, des portes, puis du slalom, et on expérimente différentes façons de descendre, de tourner, de maîtriser sa vitesse. Pour finir, tous rassemblés, ils font des jeux, toujours skis aux pieds. Il est seul avec les élèves, il n’a pas le diplôme adéquat pour faire pratiquer aux élèves une activité dite à risque, il n’a jamais demandé l’autorisation, n’a jamais écrit en trois exemplaires un contrat de co-éducation. Il a juste aménagé un peu d’espace et de temps pour que chacun puisse s’approprier de nouvelles compétence, puisse apprendre à appréhender un risque et à calculer au plus juste ce qu’il était capable de risquer et puisse faire évoluer cela. Personne ne s’est jamais cassé quoi que ce soit. Putain de neige !
I l neige, il neige. Un évènement non prévu dans l’emploi du temps arrive à l’improviste. On peut fermer les volets et décider de ne rien voir. Ne pas laisser le désordre envahir la place. On peut ouvrir les fenêtres et laisser ce soudain désordre déstabiliser l’ordre établi et lui donner ses richesses possibles. Un jour de soleil et de neige, ils décident, au lieu d’aller dans le pré, d’emprunter les pistes et de partir en balade, parce qu’ils se sentent tous capables de franchir ce nouveau pas. Ils grimpent le premier chemin, arrivent dans le bois et le traversent, un grand pré descendu par de grandes boucles de traverse, un autre chemin, des bosses et des creux, et soudain, là, à portée de main, un monde fabuleux devant eux : toute la chaîne des Alpes se découpe dans le ciel bleu et émerge d’un brouillard épais qui enveloppe la vallée comme une mer grisâtre peuplée de gnomes affreux. Ils sont tous immobiles et silencieux. C’est beau, tout simplement beau. Ils ont peiné dans les montées, ils ont râlé parfois, ils ont dit on rentre on en a marre, et ils ne disent plus rien. C’est de l’émotion pure. Sur le chemin du retour, il entend dans sa tête quelque grincheux ignorant lui répéter que l’école n’a rien à faire avec l’émotion, que c’est bien beau de se promener en ski mais où sont les apprentissages ? Il sait qu’avec leurs pieds, leur corps, leurs sentiments, avec toutes ces communications entre eux, avec la nature, avec les évènements, ils ont senti, vécu, palpé ce qu’est une courbe de niveau, une montagne, une vallée, un mont, l’horizon, la neige glacée, la neige fondue, les muscles, l’équilibre, le risque, le respect de l’autre, l’entraide, le plaisir, les versants nord et sud… Il n’est pas inquiet. Il sait que les jours suivants, par les échanges avec les autres écoles, ils vont expliquer, chercher, dessiner, théoriser toutes ces connaissances nouvelles ou approfondies, ils vont les faire partager.
Putain de neige !

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