Une tribune pour les luttes

La réponse unique - Chapitre 7/12

La Fenêtre - Jean Michel Calvi

Article mis en ligne le samedi 26 mars 2011

La réponse unique

07-LaReponseUnique-La fenêtre-JMCalvi

Pièce en un acte et sept scènes.

La scène est ronde, même si, d’un premier abord, on peut la croire plate. Elle tourne sur elle-même, et, par un savant mécanisme, elle tourne aussi autour des spots lumineux qui l’éclairent, mais tous les acteurs pourraient penser que ce sont plutôt les spots qui tournent autour de la scène. Il faut même un certain effort de pensée pour se représenter la réalité.

Scène 1
« Paul n’est pas parti, il arrive, il est arrivé. Il a fini son chemin et il est arrivé. Et maintenant, il est heureux. Nous savons tous que nous arriverons un jour, plus ou moins tôt. Paul, lui, est arrivé trop tôt. Mais il est arrivé, et c’est l’essentiel. Bien sûr, il y a la peine, et il est dur de trouver les mots qu’il faut devant des parents rongés par la souffrance. Les mots sonnent creux. Il vaut mieux le silence. Mais ce petit Paul qui est mort dans sa septième année ne doit pas nous encourager à la tristesse, mais à la joie. Il est heureux, il est arrivé. Et maintenant, il sera l’ange gardien de sa famille, celui qui les protègera. »
Le curé se tient là, près de son micro, devant la foule nombreuse emplissant à ras bord la petite église du village. Des enfants gigotent dans le chœur, remuant d’une fesse sur l’autre, les yeux parfois ailleurs ou bien par trop présents, le regard posé, avec cette neutralité de l’œil de l’ethnologue qui observe un peuple et un monde inconnu, sur ces gens laids ou beaux, simples, tous avec un air grave, leurs parents pour certains. Tous ces gens écoutent les paroles du curé, planté à côté d’un autel nu, dardant de son œil triomphateur ses ouailles obéissantes, ses proies consentantes qui, maintenant, sur son ordre, marmonnent quelques paroles apprises par cœur dès le plus jeune âge et ancrées à jamais dans leur cerveau.
Sur les parois arrondies du chœur de l’église, une immense peinture représente la vie d’un bienheureux, sanctifié récemment par le pape, natif du village voisin, et qui, lui, ne s’est pas contenté des siens. Il a voulu aller ailleurs, en Chine, porter la bonne parole. Mais les chinois n’ont pas très bien compris. Ils l’ont pris pour une sorte d’oiseau de proie, un cyrcaète géant venu du fond des ombres pour les dévorer avec des sons, des mots, des attitudes qu’ils ne comprenaient pas vraiment. Ils lui ont coupé la tête, pas moins, il ne nuira plus, et sont repartis à leurs travaux et à leurs temples. Tout juste s’ils ne l’ont pas attaché à la porte d’une grange, les bras écartés en forme de croix pour conjurer le sort. Non, mais là, quand même, il aurait été trop heureux, le missionnaire. Finir comme l’autre dont il nous montrait des images sans cesse, quelle veine.
Assis, debout, assis, debout. C’est la gymnastique du dimanche, bien que l’on soit samedi, mais il n’y a pas d’heure pour faire les exercices de la sainte messe, quand on croit. Et comme une vague de pies multicolores, aux dimensions multiples, la foule obéit, et la mer monte ou descend sa marée chevelue, en donnant à entendre sa houle, sa psalmodie lugubre et enivrante.
Devant l’autel, un cierge. Le curé l’a allumé au début de la cérémonie, avec son petit briquet à gaz, il n’y a plus de poésie, parole, même à l’église. C’est un peu comme la flamme olympique. Le gars de service, l’allumeur de réverbère olympique, a à peine le temps de montrer son chalumeau ambulant que la flamme devient grande et belle dans sa coupole pleine de fric. Heureux les hommes des cavernes qui frappaient le silex et frottaient des bois. Heureux l’homme qui sait encore vivre les petits gestes quotidiens avec barbarie, bestialité, avec la douceur rituelle de la simplicité.
C’est la purification, qu’il a dit. Un symbole.
Un symbole aussi, ce drap blanc et ces roses blanches posés sur le petit cercueil de bois, petit, tout petit, comme ce gamin de sept ans allongé dans toute sa minceur, dans toute son étroitesse de vie. Il a replié ses ailes ce papillon maladroit, il n’a pas eu droit à la couleur, aux errances adolescentes, aux butinages de l’âge mur et à la lente décrépitude du vieillard qui mange, durant son interminable hiver, les maigres réserves accumulées au printemps et à l’été chaud. Symbole de pureté, car il n’a pas eu le temps de faire de péchés, lui, dit-il en regardant par en dessous le bon peuple repentant, chaque personne, une à une, venue quelquefois à confesse. Ce n’est pas pour lui que nous récitons « pardonnez nous nos péchés », mais pour nous. Tremblez mortels, le jugement dernier sera dur. Pleurez sur vous et non pas sur ce petit ange endormi, pleurez sur votre sort car je ne l’envie point. Lui, il est allé directement à la droite de Dieu, et il vous nargue, bande de minables à la peau rancie, bande de reptiles en mal de venin, affreux macaques aux prétentions vulgaires. L’éclair de ce drap blanc et de ces roses blanches, il est là pour vous aveugler, vous, les borgnes de la misère. Enfin, il aurait pu le dire, tout cela était sous-entendu dans son homélie, prononcé à demi-mots, mais il se retenait, et heureusement qu’il avait mis son mouchoir dessus.
Il a tout de même un moment de doute. De doute peut-être pas. De honte, de restant de pudeur, comme un reste de lucidité éteinte par des années d’enfouissement, comme un geste anodin qui vous dit que ce n’est pas si simple. Il est assis et ose une seconde regarder cette mère, les yeux rougis, tout le corps ulcéré, tordu, ne sachant comment il est, comment il peut être, comment il peut tenir dans ces souliers vernis, ceux qu’elle a achetés, un jour de marché, à la ville, et justement, c’est Paul qui tenait dans sa petite main gauche le porte-monnaie qu’il ne voulait pas rendre. Il ose une seconde regarder ce père, tête penché sur son costume de mariage, les poches lourdes de veilles mortuaires, de démarches automates, dans son costume du baptême aussi. Il les regarde une seconde, une seconde d’éternité, et tout pourrait basculer à ce moment là. Il se lève, retient peut être une larme, un sanglot, ou se rabroue intérieurement comme un chien mouillé chassant l’eau de son poil. « C’est dur parfois d’accepter sa peine et de ressentir de la joie car Paul est arrivé dans la lumière ». Et c’est reparti pour une deuxième couche.
Maintenant, il faut sortir de l’église. Presque tout le monde est à l’extérieur. Tous ces gens attendent, en demi-cercle, formant comme un réceptacle, un temple impie d’une Grèce profonde. Ils ont les yeux fixés sur ce trou noir, cette entrée d’entonnoir qu’est l’entrée d’une église. Ils sont alors comme au spectacle. Il ne faut pas en perdre une miette, une larme. Le père, la mère, comment se tiennent-ils ? Et la sœur ? C’est terrible, n’est-ce pas ? Et on pleure, ou on fait semblant, l’œil aux aguets. J’ai l’air assez triste comme ça ? Oui, ça doit aller. Les enfants de l’école sortent, des fleurs dans les bras. C’était un des leurs, pas vraiment leur copain, mais ils l’acceptaient comme il était, l’aidaient même souvent, le préservaient, même s’ils l’emmerdaient bien un peu de temps en temps. On leur a demandé de venir à l’enterrement. Ca fait toujours une sortie et du spectacle. Chut, les voilà. Ils tiennent le coup, quand même. J’aurais cru que la Marie s’effondrerait. Elle a dû prendre des cachets, sûrement. J’ai vu le médecin, hier, qui en sortait. Il y a du monde, forcément, pour un enfant.
Petit être fragile, libellule maladroite, criquet bancale, ange difforme, petit chiot gémissant, pourquoi es-tu parti ? La vie de handicapé t’ennuyait-elle trop ? Tu te battais et tu t’abattais dans un brouillard épais. Quand tu es venu pour la première fois à l’école, c’était ta première sortie dans le monde, la lumière, vers les autres. A cinq ans ! Tu claudiquais, tu sautais comme une puce unijambiste. Et tu bavais. Et tu criais. Et c’était dur pour les autres. A force d’heures de patiences, d’énervements, d’attentions et de dégouts, tu as changé de comportement. Ta main s’est domestiquée et tu as écrit. Ton dessin s’est fait plus précis. Ta parole est devenue compréhensible. Mais ta tête s’est fait lourde et tu vomissais, tu vomissais sans cesse toute cette moelle insufflée. Tout ça pour rien, pour se tirer, un jour d’été, sans excuses, sans un regard, vide.
Au cimetière, ils disent encore des prières, ils bénissent encore le corps, enfin, la boîte. Infatigables, qu’ils sont. Le trou est tout fait, tout frais. On sent encore cette odeur de terre récemment remuée. Les ouvriers descendent le cercueil avec des cordes, mais ça ne va pas comme ils veulent, ils jurent doucement, bataillent, mais c’est fait. Nuages de fleurs, pétales éclaboussées par leur chute, pluie d’innombrables souvenirs s’évaporant instantanément, tout cela est vite recouvert par les pelletées de terre et de cailloux dont le bruit sec accompagne longtemps chaque personne s’éloignant d’un pas lent et sûr vers le café tout proche.

Scène 2
Le fils : Papa, papa tu viens, on va manger.
Michel : J’arrive. J’y vais sinon ça va chauffer. Salut à tous et bonne après-midi.
Il paie sa tournée, sort du café et marche sur les pas de son fils pour parcourir les 200 mètres qui le séparent de leur maison.
Alixe : T’avais besoin de discuter avec tous les gens du village, t’aurais pu faire attention à l’heure, nous, ici, on attend.
Michel : Oui, d’accord, j’aurais dû. Reconnais que la situation était un peu spéciale. Allez, mangeons.
Baptiste : Pourquoi il est mort, Paul.
Alixe : Tu sais bien qu’il était malade.
Baptiste : Quand on est malade, on meurt tout le temps ?
Michel : Tu sais bien que non. Tu dois bien comprendre que notre corps, c’est tout un ensemble de milliards de cellules qui forment un système vivant, c’est-à-dire qu’elles sont sans arrêt en relation les unes avec les autres. Elles s’envoient sans cesse des informations. Tout ce qui est vivant fonctionne comme cela. Ces informations qu’elles se transmettent leur permettent de réagir quand il faut pour que notre corps, le système, marche correctement. Quand on est malade, qu’on est attaqué par un virus ou autre chose, elles essaient toujours de sauver le système et de le rétablir dans son équilibre. Mais parfois, certaines cellules sont transformées par des virus ou d’autres attaques comme du poison, et elles empêchent les autres de les éliminer en coupant le passage des infos, ou en transformant les messages. Au contraire, elles se multiplient. C’est ce qui est arrivé à Paul.
Baptiste : On les voit, des fois, ces infos.
Alixe : On en voit les effets. Tiens, par exemple, si je te pique avec ma fourchette, comme ça, tu retires ta main, tu vois tu l’as fait, et même tu as crié un peu. Tes cellules nerveuses ont envoyé l’info de la piqure au cerveau où d’autres cellules nerveuses ont envoyé aux cellules de tes muscles de retirer ta main et à d’autres de lancer de l’air et de crier.
Baptiste : Oh la la, ça discute sans arrêt alors là dedans.
Michel : Et oui. Mais toi tu as fait comme les cellules. Quand tu es venu me chercher, tu as transporté l’information de ta mère vers moi et moi, j’ai réagi en venant ici. Notre famille est aussi un système vivant, et ce sont les communications entre nous qui le rend vraiment vivant.
Alixe : Tiens, on entend ta sœur pleurer.
Michel : Elle communique avec nous, là. Qu’est-ce qu’on fait, en général, quand elle pleure ?
Baptiste : On va la chercher et on lui donne son biberon.
Michel : Elle a bien constaté que quand elle avait faim et qu’elle pleurait, ça marchait, on lui donnait à manger et qu’elle se régalait. Donc elle recommence.
Alixe : Tu vas la chercher ?

Scène 3
Merde ! Personne n’a répondu à mon message sur le réseau Marelle. Ca fait une semaine que je l’ai envoyé. Ils en ont rien à foutre, oui, j’existe pas, mes petits trucs n’intéressent personne.
Alixe, penchée sur son ordinateur, ronchonne.
Qu’est-ce que tu dis là, chérie, tu n’existe pas, tu n’existe pas, je t’aime, c’est pas exister ça.
Arrête, Michel, tu sais bien ce que je veux dire. J’ai horreur quand personne ne répond à mes messages, comme j’ai horreur que tu ne me répondes pas quand je te parle. Et puis qu’est-ce que tu fais, là, depuis des heures, à démonter et remonter ce vieux poste de radio. Il est foutu, tu perds ton temps.
Je perds mon temps peut-être, mais je veux comprendre comment il fonctionne, j’essaie différents branchements, différentes soudures, je monte, redémonte, remonte, j’y prends un plaisir fou, tu peux comprendre ça ?
Non, tu ferais mieux de changer le joint du robinet qui goutte.

Scène 4
Chérie, tu veux aller vite fait chez Jeannot voir s’il leur reste du pain. Les Aziz ont téléphoné qu’ils avaient oublié d’acheter du pain pour ce soir.
Michel retourne donc au café dépôt de pain. Il retrouve là les habitués, ceux qui passent leur temps accoudés au bar, en sirotant le plus lentement possible quelques verres de vin ou de bière, en discutant de tout et de rien, plus souvent de rien. Parfois même ils restent longtemps en silence, mais bon, ils sont bien, ils ne sont pas seuls, ils se connaissent par cœur, tous, et ça fait du bien de retarder le moment où il faudra bien partir vers une solitude, vraie ou partagée, vers soi.
Salut Michel, tu fais un loto avec nous. Une cagnotte incroyable, ce soir. Bon Dieu, si je gagnais des millions d’euros, je pourrai quitter ce boulot de merde, et devenir guide de pêche, sans pression, le plaisir ! J’en rêve depuis tellement de temps.
Non, je ne joue jamais, j’ai horreur de ça. Mais pourquoi t’attends ce rêve pour réaliser ce que tu veux ? Tu vends ta baraque, ta belle voiture et tu fonces. Qu’est-ce que tu risques ? La vie n’est pas si longue. J’ai pas envie de rêver, je veux juste vivre maintenant. Alors ton loto et toutes ces cochonneries qui enfoncent les gens dans un avenir hypothétique et qui leur donne une raison supplémentaire pour traîner le présent comme un boulet plutôt que de le changer, j’en veux pas. Bon, Jeannot, tu me donnes la flute qui reste. Merci.
Ils laissent les autres qui grommellent, pas possible, t’imagine, pas possible, trop risqué, et puis si je me casse la gueule, et puis les gosses, tiens t’en remets une avant que je rentre.
Marre de ces gens qui rêvent, qui espèrent. A mort le rêve ! A mort l’espoir ! Ou ça t’empêche d’agir au présent, ou ça te balise tellement la route que ça restreint ton champ de vision, te coupe des possibles, te fais ne pas écouter, ne pas entendre des sons de cloches différents. Ca te ratiboise facile tes communications, ça te fait trier facile les réponses que tu reçois. Bonsoir Robert, pas très chaud ce soir, au fait, félicitations, j’ai appris que tu étais le nouveau président de l’association des familles, allez bonne soirée.
Les portes se referment et le silence à nouveau règne dans la petite impasse de leur maison.

Scène 5
Ce soir, ils mangent chez Atmanne et Françoise, des bons copains du village voisin, venus ici chercher un coin tranquille pour bien vivre. Apéritif, comment vont les enfants, eux n’arrivent pas à en avoir pour le moment, tiens vous vous êtes mis aux ampoules basse consommation, oui, c’est mieux, je rêve maintenant d’avoir une éolienne, et, au fait, vous avez écouté le dernier Manset, superbe, et si on passait à table, bonne idée.
_ C’est dur cette histoire de la mort de Paul.
_ Pas évident, oui.
_ En plus, on a une voisine, Thérèse, qui est en train de mourir d’un cancer, vous savez cette femme qui vient souvent chez nous. On vous en a déjà parlée.
_ Je ne me rappelle plus trop, je me perds un peu avec vos histoires de village.
_ Cette femme qui est célibataire, a, depuis très longtemps, un amant, un type du village, depuis 20, 30 ans, je ne sais pas. Tout le monde le sait, c’est un fait acquis. Mais une autre femme est venue défaire cet ordre établi. Des nouveaux arrivants. Elle a piqué l’amant. Banal, sans doute. Mais Thérèse n’a pas pu le supporter. Le nouvel ordre extérieur, constaté par tous, a semé le désordre en elle. En six mois elle est passée de bien portante à presque morte. Incroyable !
_ Ca n’a peut-être rien à voir.
_ Peut-être.
_ J’ai bien aimé ce qu’a dit le curé à la messe d’enterrement. C’était beau. Je trouve qu’il a trouvé les mots justes.
_ Moi, je les ai trouvés immondes. Comment peut-on demander à des parents qui viennent de perdre un enfant de se réjouir. Je trouve ça intolérable.
_ Tu ne crois en rien, ta réaction est normale. Quand on a la foi, on doit voir la mort autrement.
_ Comme les types qui se font sauter en pleine foule, sans doute.
_ Parfaitement, leur geste est condamnable, mais je le comprends.
_ Vous me faites marrer avec votre foi. Vous finissez par tout excuser, pourvu qu’on n’égratigne pas cette carapace qu’elle vous donne et qui vous protège de la peur du vide. Je n’accepte pas cela.
_ Avec ton athéisme, tu es d’une intolérance incroyable, finalement.
_ Il n’y a pas plus intolérant que vous, malgré vos mines de bien-pensants, toujours charitables, toujours à vous mettre à la place des autres et à comprendre, mais à vous dire, en vous-mêmes, les pauvres, mais ils y viendront un jour, ils auront forcément un jour la révélation.
_ Pourquoi ce serait mal de vouloir le bien pour les autres. Ma foi me donne une sérénité qui me permet d’avancer dans ma vie. Je la souhaite aussi pour les autres, sans faire de prosélytisme.
_ C’est bien bon de ta part. Et d’ailleurs ton couscous, Atmanne, est fameux. Mais je crois vraiment que la malédiction de l’homme, si je peux parler comme ça, c’est sa difficulté à accepter de ne pas comprendre, je dirai à ne pas avoir de réponse à ses communications, comme tout à l’heure, Alixe, avec Marelle.
_ Tu oublies que ne pas accepter de ne pas comprendre nous a amener à toutes sortes de découvertes depuis la nuit des temps, à rechercher sans cesse le pourquoi et le comment des choses. C’est quand même un sacré avantage par rapport aux autres espèces.
_ C’est vrai, tu as raison. Je ne vais donc pas parler de malédiction, juste de déviance. Chercher à comprendre ce qui est obscur, c’est ce qui a construit l’humanité. Mais inventer quand on ne trouve pas la réponse, c’est une déviance, une déviance qui nous coûte cher.
_ Tu veux parler de quoi ? De toutes les mythologies qui expliquaient le monde à leur façon ?
_ Pourquoi pas, c’était génial, non, tu ne trouves pas, et si c’était la vérité, en fin de compte.
_ Blagueur, va, justement, toutes nos découvertes nous ont permis de constater que tout cela n’était que fariboles.
_ Comment tu peux dire ça. Tu trouves stupide de croire que Zeus se transforme en cygne pour engrosser une femme, qu’un type porte la terre sur ses épaules ou qu’Orphée puisse retrouver Eurydice morte après avoir navigué sur une barque, alors que tu crois dur comme fer qu’un type a marché sur les eaux, a multiplié des pains à qui en veux-tu, est ressuscité et est monté au ciel.
_ Mais parce que c’est écrit.
_ Les livres sacrés, c’est quelque chose, quand même.
_ Qui a décidé qu’ils étaient sacrés, si ce n’est les hommes.
_ Le coran a été dicté par Dieu lui-même.
_ Tu te rends compte, Atmanne, que toi, tu dis ça, et tu soutiens à juste titre le peuple palestinien, mais que certains juifs, ils disent que leur titre de propriété sur le terre de Palestine, c’est la bible. On en crève de vos livres sacrés, des millions de gens en ont crevé, d’ailleurs, directement ou indirectement.
_ Tu préfères une religieuse ou un éclair au chocolat ?

Après cette scène où chacun mangea le pain et bu le vin, il fallu se dire au revoir, merci et à bientôt et aller dormir du sommeil du juste.

Scène 6
_Dormir, non, je n’y arrive pas. Alixe a raison, je ne sais pas pourquoi je m’emporte comme ça, toujours contre les religions. En fait, c’est pas tellement contre les religions que je m’emportent, c’est vraiment sur le fait d’avoir la foi, de croire. J’en ai marre de tourner dans ce lit, je vais finir par réveiller Alixe, ma belle.

Il se lève sans faire de bruit, ferme la porte, descend les escaliers comme un patapouf qui voudrait se faire petite souris, et allume la télé. Une seule solution à vos problèmes d’argent, la banque Guillonet. Il zappe. Une seule solution pour vos taches de graisse, Crasse délicat. Marre de cette pub, même en pleine nuit. Il zappe. La seule réponse à tous ces problèmes de violence, c’est plus de moyens pour la police et des caméras partout. Il zappe. Savez-vous qu’il ouvre un Mac Donalds toutes les semaines dans le monde, que la boisson préférée des Wayanas est le coca cola, que l’anglais est la seule langue commerciale du monde entier. Il zappe. On vient d’apprendre qu’un médecin pratiquant une médecine parallèle vient d’être condamné à. Il zappe. Bambino, bambino. Il zappe. C’est mon dernier mot Jean-Pierre. Il éteint tout.
La réponse unique, on vit dans un monde à réponse unique. On s’invente un ou des dieux pour avoir une réponse à la communication essentielle avec nous-mêmes sur le pourquoi de l’existence, on est bien forcé de croire que c’est la seule réponse possible, que les croyances des autres n’est pas la bonne, sinon, ça ne servirait rien. Quel bien ça nous fait ! Et petit à petit on en vient à souhaiter une réponse unique pour tout, tranquille comme Baptiste.
Ben, qu’est-ce que tu fais là, Baptiste, tu ne dors pas.
_ J’ai fait un vilain rêve.
_ Viens, mon chéri, on va se faire des gros câlins. T’as pas froid ?
_ Non. Dans mon rêve j’étais un aviateur et je lançais des bombes sur une grande ville. Tu aimerais que je fasse ça quand je serais plus grand.
_ Je ne peux pas dire que j’aimerais, non.
_ Qu’est-ce que tu voudrais que je devienne ?
_ Je ne voudrais rien, mon chéri, c’est ta vie, tu feras ce que la vie que tu vas t’inventer t’amèneras à faire. Je n’ai pas de désir ni d’espoir par rapport à ça. Je te fais entièrement confiance.
Baptiste se rendort. Michel le porte dans son lit et va, lui aussi, se recoucher pour s’endormir d’un sommeil de plomb.

Scène 7
Dans son sommeil de plomb, devenu sommeil de plumes, Michel fait un rêve étrange. Il se voit déambulant dans un paysage empli de neige. Le vent souffle. Personne ne s’aventure. Aucune bête ne bouge. Mais lui, il marche. Le jour est à peine levé. Habillé d’un grand manteau fermé, de bottes de cuir et d’un chapeau bosselé d’où s’échappent ses longs cheveux qui blanchissent, il marche droit. Il se sent bien, à sa place. Son visage couvert d’une longue barbe, il marche. Il a décidé, malgré le froid et la neige qui empêche tout véhicule de circuler à cette heure, de remplir son devoir et de faire à pieds les 10 kilomètres qui le séparent de la petite école où il est instituteur. Il fallait qu’il y aille parce que, sans doute, des enfants y viendraient, les plus proches, et il n’y avait pas de raison de ne pas y être pour les accueillir. Quand il arrive aux abords du village, il aperçoit comme des sentinelles qui, en le voyant quand il passe devant elles, se font des signes de loin en loin, comme pour avertir que, lui, arrive. Et il arrive. L’école est ouverte, il entre et ce qu’il voit est incompréhensible. La salle de classe qui est, en réalité, toute petite, est devenue une vaste salle de conférence où est assise une foule immense qui l’acclame. Il reconnaît tous les chefs d’état de la planète et la dame de Brasempoui en personne. Il prend la place du conférencier, enlève son manteau avec des gestes brusques qui font s’envoler une multitude de flocons de neige qui se mettent à scintiller autour de lui dans la lumière des projecteurs. La foule pousse quelques soupirs de jouissance puis se tait. Et dans ce silence religieux, ce genre de silence où même la terre, la scène, s’arrête de tourner, il prend la parole.
Vous savez tous que nous sommes taraudés par le syndrome de la réponse unique qui nous empêche trop souvent d’entendre la multitude des notes de la symphonie de l’univers. Je voudrais aujourd’hui vous parler de la réponse unique à l’école. Nous avons bâti une école à réponse unique, ce qui renforce le syndrome puisque tous nos enfants subissent alors ce modèle de fonctionnement. C’est par l’école qu’il faut commencer à se prémunir contre ce syndrome, l’atténuer, car il ne faut pas rêver, nous ne nous en débarrasserons jamais.
Ecole à réponse unique, celle qui ferme les classes uniques, qui regroupe les petites écoles, et qui érige en norme les grosses écoles, tout ceci pour faire des économies à court terme. Une des conséquences est le fonctionnement des ces écoles avec des classes homogènes par cours. Les classes à plusieurs cours font peur. Il faut au contraire casser ces grosses écoles et voir le territoire parsemé de petites écoles avec des classes multi-âges, des écoles de quartier, des écoles en bas de chaque immeuble.
On voit alors, sur des écrans géants couvrant tous les murs de la pièce, toutes les grosses écoles de par le monde s’écrouler pour ne former que des amas de pierres, vite dégagés, pour laisser pousser comme des champignons, dans chaque village, chaque quartier, des petites écoles avec de l’espace à l’intérieur et à l’extérieur.
La réponse unique, c’est la recherche perpétuelle de l’homogénéité. Il faut au contraire des groupes hétérogène, d’où les classes multi-âges. Un système homogène est pauvre et va vers la mort parce que les communications, l’échange d’information sont réduits, limités, peu variés. Les classes multi-âges permettent des communications riches qui induiront de multiples apprentissages.
Il faudra aussi mettre ces petites écoles en réseau et les ouvrir sur leur environnement proche.
Des hauts parleurs s’échappent un immense murmure, entêtant, mêlant toutes les langues de la terre.
Ecole à réponse unique celle qui ne veut que des élèves et non des enfants vivants, et qui construit pour tous le même programme, le même temps d’apprentissage, le même mode d’acquisition des connaissances forcé. A tel âge on apprend cela. Seul le maître détient le savoir et le donne généreusement aux élèves. Interdiction de penser, des exercices, il faut faire des exercices ! Quel est la couleur de cheval blanc d’Henri IV ? De la maternelle jusqu’aux grandes écoles ou l’université, on ne pose que des questions dont on connaît la réponse, en exigeant de l’élève qu’il ne sache que reproduire un seul type de réponse, celle induite dans la question, avec un seul mode de présentation, élève bien formaté et qui n’a pas le choix s’il veut réussir ses examens.
Ecole à réponse unique celle qui nie le groupe et, tout en faisant croire que c’est un progrès de se soucier des individus et uniquement des individus, met ces individus en compétition permanente, et ne donne comme solution pour essayer de récupérer les élèves qui sombrent que des remédiations individuelles.
Ecole à réponse unique qui oublie que la vie est communication, que l’on apprend qu’avec les autres, et qui ne forme qu’un système presque mort.
Des bouches d’aération envoient de l’oxygène en masse aux chefs d’état qui suffoquent.
Ecole à réponse unique celle qui ne devient qu’un immense espoir obsédant : espoir des parents de voir leurs enfants se préparer à avoir un bon travail et gagner plus d’argent qu’eux, espoir des enseignants de terminer le programme à la fin d’une année et de faire une carrière honorable, espoir des politiques de donner au pays la main d’œuvre nécessaire à la croissance, de lire dans les statistiques internationales que leur pays est en tête de l’efficacité de leur école.
Une foule d’enfants bigarrée emplit les écrans. Ils fixent l’assemblée, la tête relevée, les cheveux aux vents. Ils sont de plus en plus nombreux, on a l’impression qu’ils vont déborder des écrans et envahir la salle comme des morts de faim qui veulent atteindre une zone de prospérité. Et ils se mettent à crier : je suis, j’existe, je suis une personne, je suis, j’existe, je suis une personne. Les chefs d’états n’en peuvent plus, ils suent à grosses gouttes, se bouchent les oreilles. Un grand souffle alors envahit la salle, une force terrible d’aspiration, et tous ces gens sont aspirés sans qu’ils puissent y résister dans un immense entonnoir qui les engloutit.
Michel se réveille en sursaut. Alixe est déjà levé. Il fait jour. Il se lève. Il ouvre la fenêtre et les bruits familiers qu’il entend le rassurent tout à coup.

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