Une tribune pour les luttes

L’interdit

Nous pouvons vivre dès maintenant comme si nous étions déjà libres"

« Les Sentiers de l’Utopie », un livre-DVD aux éditions Zones/La Découverte.

Article mis en ligne le samedi 26 mars 2011

Avec les liens et les illustrations
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23 mars 2011

Nous pouvons vivre dès maintenant comme si nous étions déjà libres" par Sylvain Marcelli

Isabelle Fremeaux et John Jordan ont traversé l’Europe à la recherche d’alternatives au système capitaliste : ils racontent leur découverte de ces communautés autogérées dans « Les Sentiers de l’Utopie », un livre-DVD qui vient de paraître aux éditions Zones/La Découverte. Une bouffée d’oxygène !

J’ai commencé à parcourir « Les Sentiers de l’Utopie » dans l’euphorie des révolutions tunisiennes et égyptiennes. Mais alors que cinquante hommes luttent pied à pied contre la centrale démente de Fukushima, que la Côte d’Ivoire sombre peu à peu dans le chaos, que des avions s’envolent chaque nuit en Lybie pour punir un dictateur psychopathe, à moins que ce ne soit son peuple, j’avoue avoir dû me faire violence pour me détourner des sites d’information continue et terminer ce livre, pourtant en tous points passionnant. Ses auteurs, Isabelle Fremeaux et John Jordan, connaissent bien ce «  désir quasi addictif de consommation médiatique ». « Lorsque nous sommes à Londres, confessent-ils, […] nous consultons les titres des journaux ou notre courrier électronique au moins une fois toutes les heures, si ce n’est chaque demi-heure, parfois même tous les quarts d’heure ». Le problème, diagnostiquent-ils, c’est que « dans ce présent perpétuellement submergé d’informations, mais dénué d’émotions, nous nous sentons de moins en moins capables de nous connecter à notre monde ou de le changer ».

Reconnaissons-le, même si le constat est terrible, il est devenu « beaucoup plus aisé d’imaginer un monde mourant qu’un monde meilleur ». Cormac McCarthy avait plus de chances de caracoler en tête de la liste des best-sellers avec son terrifiant roman «  La Route » que les successeurs de Charles Fourier et Thomas More : qu’un roman sur la fin du monde soit autant dans l’air du temps ne devrait-il pas nous inquiéter ? « Mais c’est justement lorsque l’Utopie devient inimaginable qu’elle est le plus nécessaire, estiment Isabelle Fremeaux et John Jordan. Cette Utopie, ce n’est pas un pays de nulle part où s’évader, ni un système universel, ni un avenir parfait, mais c’est quelque chose qui nous prend aux tripes, qui nous rappelle que nous n’avons pas à accepter les miettes du présent. Il y a toujours un ailleurs où aller. Toujours. Il y a même autant de destinations qu’il y a d’imaginations ».

Oser transformer sa vie

Isabelle, maître de conférences à l’université de Londres, s’intéresse dans le cadre de ses recherches aux communautés et à l’éducation populaire. John, artiste et activiste, a participé au mouvement Reclaim The Streets. Tous deux ont pris une année sabbatique pour partir ensemble sur les routes d’Europe à la découverte d’une dizaine de communautés autogérées – passant d’une usine pharmaceutique occupée par ses ouvriers en Serbie à la colline boisée de Landmatters au Royaume-Uni, du squat de Can Masdeu aux portes de Barcelone à la ferme autogérée de Cravirola.

Les habitants de ces endroits, ouvertement en rupture avec le système capitaliste, ont osé « transformer leur vie complètement, de la nourriture qu’ils mangent à leur travail quotidien, de l’éducation de leurs enfants aux systèmes économiques, de leur vie sexuelle à leur relation à la propriété privée ». Ils cherchent à remplacer la propriété par l’usage, la consommation par le partage, la compétition par l’entraide. Mais, malgré ces points communs, ces communautés s’organisent selon des règles de vie très différentes.

Isabelle et John assument pleinement leur position d’observateurs participants, le lecteur étant assez vite averti de leur envie de créer leur propre collectif à l’issue de ce voyage initiatique. Par l’écrit, mais aussi l’image avec le DVD, leur carnet de voyage, d’une richesse incroyable, alterne des considérations très concrètes sur la vie quotidienne des collectifs visités et des développements plus philosophiques. On réfléchit beaucoup, mais on rit aussi souvent – voir en particulier le récit de la première approche, à la lampe frontale, du village anarcho-punk de La Vieille Valette.


À la recherche de mondes préférables

Soucieux de s’imprégner de l’esprit des lieux et des gens, nos deux aventuriers ont passé une quinzaine de jours sur chaque site visité : ils racontent avec beaucoup d’honnêteté ce qu’ils y voient, sans cacher leurs préférences ni taire leurs doutes. Leur grand mérite est de ne jamais tomber dans le piège de l’idéalisation. « Nous ne sommes pas à la recherche d’un monde parfait, mais de mondes préférables », écrivent-ils d’ailleurs dans une formule très rafraîchissante.

Leur sympathie évidente pour la plupart des alternatives présentées ne les empêche pas d’en souligner avec lucidité les limites : ils s’étonnent par exemple de la survivance du travail à la chaîne au village de Marinaleda ou redoutent que la course à la productivité n’ait raison du beau projet de la ferme de Cravirola… Ils exercent d’ailleurs le même regard critique sur leur périple, « dont la vocation était en partie de chercher des solutions contre une société accro au pétrole… au volant d’un camion consommant onze litres au cent ! ».

Déviance ou menace ?

Ces expériences ont un autre point commun : la détestation qu’elles inspirent au reste de la société qui voit d’abord en elles une déviance ou une menace. « Rien qu’aux États-Unis, dans les années 1970, plus d’un million d’Américains vivaient dans des communautés sur la côte ouest, rappellent Isabelle Fremeaux et John Jordan. Pourtant, dans l’imaginaire populaire, ce pic apparaît comme une expérience éphémère de plus, dont l’échec peut être analysé comme celui de hippies exaltés, souffrant de mauvais trips et dont les enfants, perturbés, ont vu leur vie gâchée par des interrogations sur l’identité réelle de leurs parents. L’histoire de la vie en collectivité que nous raconte le capitalisme est un catalogue de rêves brisés, une fable où ceux qui s’écartent du droit chemin sont punis. Les ombres de Jonestown et de Waco, de leurs leaders mégalomanes et des massacres qui y ont été perpétrés hantent notre imaginaire commun bien plus que les histoires enthousiasmantes de Christiana [à Copenhague] ou de Longo Maï [dans les Alpes de Haute Provence], ces communautés utopiques sans leader qui perdurent depuis plus de deux générations » - et qui sont longuement décrites dans le livre.

Si nous refusons de prendre au sérieux ces pratiques alternatives, si nous préférons souvent les caricaturer, c’est parce qu’elles remettent profondément en cause notre manière de vivre, de penser et d’organiser les rapports des hommes entre eux. Mais n’est-ce pas là un signe de faiblesse ? N’avons-nous pas suffisamment confiance en nous-mêmes pour envisager de tenter l’expérience d’une société sans État, sans argent, sans hiérarchie ? Ne sommes-nous pas capables d’exercer notre liberté en devenant notre propre gouvernement ? Sommes-nous prêts à prendre le risque de réussir ?


Servir et obéir ou être libre ?

Ces questions, qui irriguent tout le livre, se posent avec une acuité particulière quand Isabelle Fremeaux et John Jordan garent leur camion près de Paideia, « la dernière école anarchiste encore en activité en Espagne ». Fondée en 1978, elle accueille une soixantaine d’enfants. Le premier soir, John téléphone à son fils, Jack, qui peut lire chaque jour sur la porte d’entrée de sa propre école, à Londres, la devise «  Servir et Obéir ». « J’essaie de lui expliquer que, dans cette école anarchiste, on se fait gronder si on demande à un enseignant la permission de faire quelque chose plutôt que d’essayer de le faire soi-même, raconte-t-il. Son silence trahit son trouble et reflète le saut contre-intuitif que nous-mêmes venons de faire quand nous nous sommes rendu compte de ce que cela signifiait vraiment. Est-ce vraiment une école où l’on est puni quand on n’est pas libres ? »

En plongeant le regard dans le miroir inversé de Paideia, John pose une série de questions dérangeantes sur la manière dont nous préparons nos enfants à s’intégrer dans notre société, à travers l’école. « Le système éducatif public est un moteur puissant de reproduction des valeurs du capitalisme, écrit-il. […] Il ne s’agit pas d’un endoctrinement mais d’influences insidieuses qui procèdent d’un climat quotidien et des structures de l’école : la relation entre enseignant et élève, la manière dont est organisée la salle de classe, la façon dont l’école est gérée, le système de punitions et de récompenses, etc. S’ajoutent à cela les présupposés, ni explicités ni analysés, des professeurs, qui envoient chaque jour certains messages : seules certaines réalisations comptent, les connaissances livresques sont plus importantes que les compétences pratiques, les valeurs de la classe moyenne sont meilleures que celles de la classe ouvrière, l’obéissance à la loi c’est bien, la désobéissance c’est mal, certains choix de carrière sont plus valables que d’autres, contribuer à la société est récompensé, la critiquer est découragé ».


Ouvrir des voies

Minoritaires et invisibles aux yeux de la majorité, ces expériences alternatives peuvent-elles être à l’origine d’un changement radical de société ? Ou sont-elles des poches de résistance isolées ? Sont-elles les germes d’une révolution écologique et politique ou faut-il les considérer comme des zones autonomes temporaires telles que les décrit Hakim Bey ? Certes, certaines, telle Longo Maï, font preuve d’une belle longévité, mais l’histoire récente montre que même les plus établies peuvent vaciller, témoin la reprise en main de Christiana par la droite danoise.

«  Bien entendu, le capitalisme ne disparaît pas lorsque l’on rogne aux marges, mais il est affaibli », répondent nos voyageurs en Utopie. Et après tout, « Nous pouvons vivre dès maintenant comme si nous étions déjà libres » : « Plus nous aurons de temps et d’espace pour faire cela, plus nous aurons de chances que ces pratiques évoluent, se partagent et fassent partie d’un nouveau quotidien. Plus nous répéterons ces nouvelles manières d’être et de faire, de produire et d’être ensemble, de gouverner et de penser, plus elles auront de chances de contaminer l’ensemble de la sphère sociale ».

Pour préserver leur capacité de subversion, ces pratiques alternatives devraient sans doute rester évolutives et ouvertes sur l’extérieur : elles perdent de leur sens lorsqu’elles s’enferment dans un système de pensée, une idéologie figée, un entre-soi confortable. À Paideia, John s’étonne que peu d’anciens élèves se définissent comme anarchistes ou militants. Pepa, l’une des fondatrices de l’école, lui rétorque : «  Notre objectif n’est pas de produire des anarchistes à la chaîne, ils doivent choisir leur propre voie ». Tout est dit.

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