Une tribune pour les luttes

Le « modèle français » d’immigration : intervention à l’Assemblée Nationale de Gérard Noiriel.

+ Vidéo : "A quoi sert l’identité nationale ?"

Article mis en ligne le jeudi 31 mars 2011

Gérard Noiriel, est un historien français, pionnier de l’histoire de l’immigration en France avec Le Creuset français.

http://noiriel.over-blog.com/

Puisque TF1 a omis d’en parler, je livre en exclusivité aux lecteurs de ce blog [le sien], le texte de l’intervention que j’ai faite à la séance de clôture de l’audit sur la politique d’immigration, d’intégration et de codéveloppement organisée par plusieurs parlementaires et par les membres de l’association « Cette France-là »

Assemblée nationale, 25 mars 2011

« Vous m’avez demandé de participer à cette audition consacrée à la question de l’immigration en me posant deux grandes questions : Comment s’est construit le clivage entre nationaux et étrangers en France ? Comment s’articule la construction du «  modèle républicain d’intégration » et l’émergence de l’Etat Nation ?

Pour tenter d’y répondre, je dois commencer par préciser que le clivage entre nationaux et étrangers s’enracine dans un clivage plus fondamental et plus général, fondé sur l’opposition entre «  eux » et « nous », clivage que l’on rencontre dans toutes les sociétés et à toutes les époques de l’histoire. Ce qui a changé au cours du temps, ce sont les formes prises par ce clivage et aussi le fait qu’à partir du XVIIIe siècle, il ait été dénoncé au nom de la raison et de l’universalité de la condition humaine.

Les grandes lignes du «  modèle républicain », si tant est que cette expression ait un sens, ont été fixées dès le début de la Révolution française, comme une mise en œuvre contradictoire de la philosophie des Lumières. Cette contradiction apparait clairement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Dans la logique républicaine en effet, la citoyenneté se définit comme participation à la vie de l’Etat national. Par conséquent, l’étranger ne peut pas avoir les mêmes droits politiques que le citoyen, ce qui contredit l’article 1er de la Déclaration stipulant que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». C’est cette contradiction fondatrice qui explique qu’aujourd’hui encore des discours les plus opposés sur l’immigration puissent se réclamer des « valeurs républicaines », les uns privilégiant la sécurité des citoyens et les autres l’universalité des droits de l’homme.

Une autre caractéristique du «  modèle républicain » français tient au fait que la Révolution de 1789 a supprimé les «  corps intermédiaires ». Un lien direct a ainsi été établi entre l’Etat national et les citoyens. C’est l’une des raisons qui expliquent l’importance accordée à la question de la nationalité (qui désigne en droit l’appartenance à l’Etat). Le langage courant fournit de bonnes illustrations de la puissance qu’exerce la norme nationale. Par exemple, en français, le mot «  étranger » sert à la fois à désigner l’inconnu au sens du non-familier (étrange) et le non-national, alors que dans beaucoup d’autres langues il existe des termes différents pour distinguer ces notions. De même, si les politiques ou les journalistes parle fréquemment de « l’intégration sans préciser quel est le groupe social de référence, c’est parce qu’il va de soi pour tout le monde qu’il s’agit de la nation.

Le deuxième moment décisif dans la construction du «  modèle républicain » s’est produit un siècle après la Révolution française. L’avènement de la IIIe République enclenche un processus démocratique qui apparaît lui aussi très contradictoire. D’un côté, le régime républicain favorise un puissant mouvement d’intégration des classes populaires au sein de l’Etat-nation. Mais d’un autre côté, il institutionnalise de nouvelles formes d’exclusion, liées à l’immigration et à la colonisation.

Les historiens ont beaucoup étudié le rôle joué par l’école, par les commémorations, par la littérature, dans le développement du sentiment d’appartenance à la nation française. Mais ils ont trop souvent oublié le fait qu’une identité se définit toujours par opposition à d’autres identités. Le « nous » français s’est fixé à la fin du XIXe siècle par la construction d’images négatives de l’étranger, autour de deux grands repoussoirs : l’ennemi qu’il faut combattre (à l’époque il s’agit surtout des Allemands) et le primitif qu’il faut civiliser (les indigènes de l’empire colonial)

Dès les années 1880, il devient évident que l’industrie français ne pourra pas se développer sans un recours massif aux travailleurs étrangers. Et pourtant, c’est à ce moment-là que naît le discours politico-journalistique présentant l’immigration comme un « problème ». Ce qui est fascinant pour l’historien qui travaille sur cette question, c’est de constater que les grandes lignes de la rhétorique qui a été inventée il y a 130 ans sont toujours en vigueur aujourd’hui, bien que les prédictions apocalyptiques qui ont accompagné les discours sur l’immigration-problème n’aient jamais été confirmées par les faits.

Le mot « immigration », qui était pratiquement inconnu avant la IIIe République, s’impose brutalement dans le vocabulaire français à la suite d’un événement qui constitue à mes yeux le moment fondateur de toute l’histoire de l’immigration. Il s’agit de la première « chasse à l’immigré » qui a lieu à Marseille en juin 1881. Pendant près d’une semaine, les travailleurs italiens de la ville sont pourchassés parce que quelques uns d’entre eux ont sifflé la Marseillaise, lors du défilé des troupes qui ont imposé le protectorat français sur la Tunisie au détriment de l’Italie. (La Marseillaise était devenue l’hymne national l’année précédente, en 1880).

L’analyse des commentaires publiés par les journalistes, les hommes politiques ou les intellectuels qui se sont emparés de cet événement permet de mettre en évidence une autre caractéristique du « modèle républicain ». Il s’agit de l’ethnocentrisme des élites, ethnocentrisme qui les incite à interpréter en termes étroitement politiques des gestes symboliques qui s’expliquent en réalité par des raisons sociales. Pour des immigrants surexploités, stigmatisés, et qui sont par ailleurs exclus de l’espace public, siffler le drapeau c’est une façon de protester contre la surexploitation et stigmatisation dont ils sont victimes.

Mais le regard ethnocentrique de l’élite républicaine interprète ce type de geste comme une menace pour la nation. C’est à la suite de cette rixe de 1881 entre ouvriers français et italiens (rixe qui fera trois morts) que naît le discours sur l’immigration-problème. Les deux grands types d’arguments qui émergent à ce moment-là structurent aujourd’hui encore les polémiques publiques sur ce thème.

En premier lieu, c’est la question du contrôle des flux migratoires qui est posée. La rixe de 1881 est vue comme une réaction de défense de la part des ouvriers français menacés par l’invasion des immigrants. On découvre alors que ces derniers ne sont enregistrés nulle part, qu’il n’existe pas de statistique fiable, etc. Le remède qui s’impose rapidement, c’est l’identification des étrangers. Le décret de 1888, confirmé par la loi de 1893, marque le point de départ de la politique des « papiers d’identité ». La loi républicaine crée ainsi une ligne de démarcation entre immigrants légaux et illégaux, ceux qu’on appellera ensuite les « clandestins » ou les « sans papiers ».

En second lieu, le fait que des Italiens aient sifflé l’hymne et le drapeau français, est vu comme la preuve qu’ils ne sont pas assimilés, comme un manque de loyauté à l’égard de la nation française et donc comme une menace puisqu’en 1882, l’Italie est devenue l’alliée de l’Allemagne. On ne parle pas alors de « communautarisme » mais de «  nation dans la nation ». Ce «  défaut » d’assimilation est attribué au libéralisme du Code civil, lequel permettait aux enfants d’étrangers de décliner la qualité de Français à leur majorité, ce que l’immense majorité d’entre eux faisait pour échapper au service militaire. La grande loi de 1889 sur la nationalité française impose alors la règle du double jus soli. Les enfants d’étrangers nés en France de parents eux-mêmes nés en France sont désormais Français de naissance.

Les républicains qui ont concocté cette loi pensent avoir trouvé le remède au «  problème » de l’assimilation des étrangers. En réalité, ils ont fabriqué une machine infernale au piège de laquelle ils seront bientôt pris. En effet, c’est en s’appuyant sur un fait divers, donc sur un événement exceptionnel, que les républicains ont bâti leur raisonnement sur le déficit d’assimilation des Italiens, en généralisant des comportements qui ne concernaient qu’un tout petit nombre d’individus pour dénoncer toute une communauté. Mais toute politique fondée sur l’exploitation des faits divers peut être contestée au nom d’autres faits divers. Les conservateurs catholiques que les républicains avaient écartés du pouvoir en 1870 vont rapidement reprendre à leur compte la rhétorique républicaine, en s’appuyant sur des faits divers impliquant des naturalisés et des Français de confession juive, de façon à « démontrer » que la politique d’assimilation explicitement visée par la loi de 1889 sur la nationalité française a échoué. Une nouvelle bataille s’engage alors sur la définition du national et de l’étranger. Pour les conservateurs, ce n’est pas le droit qui fait le Français, mais l’origine. C’est ainsi que le racisme fait irruption dans l’espace public sous sa forme première qu’est l’antisémitisme.

Le champ politique français achève de se structurer pendant l’Affaire Dreyfus. La gauche prend en charge la défense des droits de l’homme et la question sociale, alors que la droite privilégie la sécurité des citoyens et la question nationale. Tout au long du XXe siècle, dans chaque période de crise, la question de l’immigration sera remise au centre de l’actualité sous l’impulsion de l’extrême droite. Les années 1930 montrent clairement que la stratégie des partis de gouvernement ayant cherché à capter les voix de l’extrême droite en reprenant ses thématiques sous une forme euphémisée, aboutit à une fuite en avant mettant en péril les institutions démocratiques. Un large accord existe aujourd’hui chez les historiens pour affirmer qu’à partir de 1938 les dérives de la IIIe République ont préparé l’avènement du régime de Vichy et de sa «  révolution nationale ».

Les générations qui ont vécu les atrocités du nazisme, les horreurs de la Première et de la Seconde Guerre mondiale ont compris que la manipulation des identités, l’exaltation du nous national, la stigmatisation des étrangers étaient un danger mortel pour la démocratie. C’est pourquoi dans les années d’après-guerre, une sorte de « cordon sanitaire » a été construit par les démocrates pour isoler l’extrême droite et le maintenir à l’état groupusculaire. Mais ce barrage s’est rompu au début des années 1980. La résurgence des discours négatifs sur l’immigration a permis d’alimenter une nouvelle forme de nationalisme, ciblé sur l’immigration post-coloniale, reprenant les vieilles thématiques identitaires mais en évitant de s’attaquer frontalement aux fondements du régime démocratique. C’est sans doute ce qui explique que ce nouveau nationalisme ait aujourd’hui tendance à se banaliser. Une autre raison de cette banalisation, tient au fait que pour échapper à la législation antiraciste, ces discours se sont aujourd’hui fortement euphémisés. L’étranger n’est plus insulté avec la violence verbale qui caractérisait les années 1930. Les représentations négatives sont le plus souvent véhiculées par des formules qui ne nomment plus directement un groupe, mais à l’aide des mots en «  isme » (islamisme, communautarisme) que les médias ont fixés dans le cerveau des citoyens en mobilisant les images choc de l’information-spectacle.

Etant donné les progrès de la recherche historique sur l’immigration depuis 20 ans, il n’est plus possible aujourd’hui d’ignorer que la France a été l’un des tout premiers pays d’immigration au monde au cours du XXe siècle. Mais la nouvelle rhétorique xénophobe a intégré nos recherches en déplaçant le curseur pour opposer les «  bons » immigrants d’autrefois et les «  mauvais » d’aujourd’hui.

Le caractère répétitif, voir compulsif, des discours présentant l’immigration comme un problème - alors qu’elle a joué un rôle fondamental dans le développement économique, social et culturel de la France - s’explique par le pouvoir mobilisateur que possède la rhétorique nationaliste. Si personne ne peut définir rigoureusement ce qu’est l’identité nationale, nous pouvons en revanche expliquer comment fonctionne le processus d’identification nationale. Le sentiment d’appartenance à une nation fonctionne comme une identité latente (au même titre que les autres sentiments d’appartenance qui nous animent en fonction des groupes sociaux auxquels nous sommes affiliés). Identité latente qui doit être réactivée par des discours publics pour devenir effective. Les nombreuses guerres auxquelles ont pris part les Français depuis 1870 ont longtemps alimenté les réflexes xénophobes. Mais ceux-ci s’expliquent aussi par des raisons économiques. C’est toujours pendant les périodes de crise que l’intolérance à l’égard de l’étranger se développe. Le discours public (qu’il soit politique ou journalistique) valorise constamment le «  nous » français, confortant ainsi les citoyens dans l’idée qu’ils sont supérieurs aux étrangers. D’où le violent sentiment d’injustice qu’ils ressentent quand un étranger (ou supposé tel) exerce un emploi alors qu’ils sont au chômage, d’où le sentiment d’abandon qui les saisit quand les circonstances les obligent à accepter le travail que-les-Français-ne-veulent-pas-faire ou à habiter dans des « quartiers d’immigrés », etc.

C’est sur ce terrain que prospèrent les discours xénophobes et racistes. Ils exploitent le sentiment d’injustice de ces citoyens en brodant sur le thème : «  les étrangers font la loi chez nous ». Cette rhétorique de «  l’inégalité retournée », comme disait Marc Bloch, est politiquement efficace car elle inverse les relations réelles de domination (statistiquement, faut-il le rappeler, les étrangers occupent toujours en effet des positions inférieures aux nationaux)

On ne peut pas lutter contre un sentiment d’injustice uniquement par des arguments rationnels. C’est pourquoi je pense que tous ceux que la montée de la xénophobie inquiète devraient réfléchir aux nouvelles formes d’interventions publiques qu’il faudrait mettre en œuvre pour combattre ce fléau de façon plus efficace.


http://www.dailymotion.com/video/xbf23m_gerard-noiriel_news

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