Une tribune pour les luttes

La compétence comme modèle de la production de subjectivité au travail dans la société de contrôle

Collectif Anti Hiérarchie

Article mis en ligne le jeudi 26 mai 2011

Document de travail du Collectif Anti Hiérarchie -
mai 2011 – Première partie

La compétence comme modèle de la production de subjectivité

( les notes signalées par un numéro sont visibles sur le document en .pdf)

La compétence comme modèle de la production de subjectivité au travail dans la société de contrôle.

L’impression d’obsession maladive qui émane de l’exigence permanente d’évaluation des compétences dans tout ce qui est demandé aux enseignants laisse deviner qu’il y a quelque chose de malsain là-derrière. Au motif de chaque acte pédagogique, au quotidien de la classe, dans tout justificatif du moindre projet, la seule chose qui semble importer se réduit au formalisme de grilles de compétences et leurs vagues prescriptions artificielles et vaines. Désormais tout le travail de l’enseignant devrait être guidé, organisé, finalisé par les grilles d’un livret de compétences dont la promotion et l’obligation se font chaque année plus pressantes. Les habituelles rubriques disciplinaires y sont remplacées par des inventaires à la Prévert, qui tiennent plus de listes d’instructions procédurières hétéroclites dont on aurait perdu la finalité.

En maternelle, là où il n’y a pas si longtemps on préconisait une pédagogie du jeu libre et de l’expérimentation, il s’agit désormais d’instaurer un contrôle des résultats, dont le but est d’imposer des logiques de prescriptions programmées, qui plus est à un âge où il n’a pas de sens. On trouve ainsi dans un récent livret de compétences pour la moyenne section de l’école maternelle, document destiné à "suivre l’évolution de l’enfant" et "informer les familles", une suite de 80 items sous forme de liste d’instructions fragmentaires, parcellaires, des formulations du genre :" s’exprime dans un langage structuré en articulant correctement", "dans un énoncé oral, distingue des mots", "scande les syllabes", "dessine en respectant la consigne", "donne du sens à ses réalisations", et combien de "s’adapte", "s’intègre", le tout codé de 1 à 4, d’acquis à non-acquis !
Ceci évoque immanquablement ces objets historiques disparus, les « manuels de savoir-vivre » à l’usage de la jeunesse du 19è ; on y trouve le même style de recueil de préceptes constituant avant tout un véritable code moral soucieux de plier à une discipline formelle. Mais, alors que les règles de morale imposaient un code de valeurs, même en décomposition, désormais avec l’évaluation des compétences, on entre dans le domaine de la valeur de la non-valeur, une rationalité de la simple performance, de l’efficacité, une sorte de rendement de l’éducation pensée comme production.
En deux décénnies le paradigme de la compétence a gagné en hégémonie pour la définition des contenus de la transmission scolaire et des procédures de certification, et cela de manière assez similaire mais à des rythmes et modalités différents dans l’ensemble des pays de l’OCDE.
Retracer les processus de cette mise en place, déterminer l’origine et le sens du déploiement de ce qui devait transformer les systèmes scolaires, permet de saisir la véritable nature des enjeux si l’on veut discuter de la notion de compétence. Pour pouvoir se situer face à un ensemble d’exigences institutionnelles sur le "socle commun", les livrets de compétence, l’évaluation des compétences, il est indispensable d’être bien au clair sur ce à quoi répondent ces exigences, d’où elles viennent, qu’est-ce qu’elles veulent influer, inférer, produire. Sans quoi on laisse prise au risque de se tromper de combat. Et de se satisfaire d’un simple "c’était mieux avant !".
Comment interpréter le changement de paradigme dans la plupart des systèmes éducatifs européens ?
Faut-il y voir un passage entre la regretée école de la transmission des savoirs à celle de la fabrication de compétences utilitaires, faut-il dire que l’éducation passe du service des hommes à celui de l’économie, de l’humanisme à l’utilitarisme ?
S’agit-il d’un dévoiement ou d’une continuité dans sa fonction de matrice d’assujettissement ?
N’est-ce pas la fonction continue de l’institution qui est en cause ?

1. Compétence et expérience

La compétence, on a eu de longue date une certaine idée de ce que ça signifie. D’abord, au sens juridique où elle est définie par deux termes essentiels : un territoire et un domaine d’action.
Et puis au sens courant où elle qualifie celui qui s’est rendu capable, qui a acquis une expérience, celui qui a fait corps avec un milieu avec lequel il s’est transformé. Qu’il s’agisse du spécialiste en noeuds marins qui laisse aller ses mains qui savent, du scientifique qui sent le résultat d’une expérience, de l’enfant qui tient pour la première fois sur les deux roues de son vélo, tout ce qui s’inscrit dans un complexe largement tacite de gestes, de perceptions, d’habitudes, de routines, dans une expérience, constitue ce qui fait qu’on va dire d’eux qu’ils sont "compétents".

2.L’ingénieur et le paysan.

Mais la catégorie de compétence présente au coeur du monde capitaliste du travail et qui devient centrale dans les politiques éducatives a une toute autre signification, et surtout un tout autre usage.
Pour caractériser et faire ressortir l’étendue et l’importance politique de ce que recouvre la manière de penser la compétence au travail et l’approche par compétences qui domine dans les réformes scolaires des pays de l’OCDE, un exemple peut être particulièrement éclairant. Dans un domaine tout différent, à l’autre bout du monde, une histoire illustre bien l’enjeu sociétal, politique, éthique, épistémique dans l’affrontement qu’elle révèle entre des perspectives divergentes sur ce que veut dire "être compétent".
Lors de la vaste politique de main-mise sur l’agriculture du Tiers-Monde appellée "Révolution verte", un ingénieur agronome vient voir des paysans organisés dans un mouvement de résistance,
"Save the Seeds", au nord de l’Inde, qui refusaient les produits et les méthodes de l’agriculture industrielle soutenue par les USA. "Si votre variété de riz est si bonne, pourquoi ne le plantez-vous pas partout ?" leur demande ironiquement l’expert. Ce à quoi le paysan répond : "chaque variété répond à des conditions de culture spécifiques et que c’est pour cela qu’il faut miser sur la diversité et non sur la monoculture" 1.
Qui est compétent ? Assurément, selon les canons de la certification académique, il n’y a pas d’hésitation.
L’ingénieur agronome , qui a derrière lui les réseaux de labos de recherche internationaux spécialisées dans la mise au point d’hybrides2 , les Fondations Ford et Rockfeller initiatrices du projet, la Banque Mondiale, les industries des engrais chimiques et des pesticides (Bhopal), et même un prix Nobel pour saluer l’opération.
Le paysan lui est un arriéré qui refuse le progrès et l’aide pour stopper la faim dans le monde.
Aujourd’hui , avec le recul sur les effets désastreux sur le milieu et les hommes de cette politique capitaliste qui visait à déposséder les masses paysannes du contrôle sur leurs moyens d’existence,
une entreprise fondée sur l’occultation du milieu vivant naturel-humain, et qui aboutit à sa destruction,
on saisi mieux toutes les implications et le contexte de ce que signifie la certification par compétences.
De ses conditions et de ses conséquences.
Qu’est-ce que la "compétence" ? L’action "efficace "tout terrain indépendante des circonstances (mais très dépendante de ses conditions de production), déterritorialisée, normalisée en labo, commanditée par les grandes entreprises, régulée par un modèle général applicable partout, et présentée avec un alibi unique : augmenter les rendements. Et ce fut réel ! Les rendements augmentèrent ! Juste quelques temps !
Jusqu’à ce que les sols meurent ! Mais la petite paysannerie a été expropriée, le capital s’est assuré la maitrise des ressources alimentaires, la propriété des semences, des moyens de production, et le résultat est un désastre pour le milieu 3.

3. Retour aux sources

La définition de la compétence retenue dans les pays de l’OCDE pour servir de nouveau paradigme aux systèmes de formation, c’est exactement celle qu’appliquait l’ingénieur agronome :
Une capacité générique et transférable de mobilisation de ressources pour agir efficacement.
Mais d’où vient cette définition ? Comment a t-elle été négociée ? Pourquoi devient-elle centrale ? Qu’est-ce qu’elle implique ? Quel genre d’individus cherche t-elle à façonner, à promouvoir ?
Toutes ces questions ont été débattues et résolues politiquement dans les activités d’un groupe de travail réunissant ministères, experts, représentants patronaux au sein de l’OCDE. L’objectif était de mettre en cohérence, d’harmoniser, tracer des perspectives pour les systèmes éducatifs en vue de leur ajustement aux nouvelles contraintes économiques, et d’apporter une justification et un fondement théorique notament pour les évaluations internationales PISA4. DESECO (DÉfinir et SÉlectionner les COmpétences clés) est le nom de ce groupe créé en 97 par l’OCDE, dans le cadre du projet plus global INES, sur les indicateurs en éducation pour fournir des mesures sur le développement et les effets de l’instruction, puisque selon l’adage immuable des experts, la qualité se mesure par des quantités.
Pour la France, la Direction de la Programmation du ministère de l’éducation nationale, des "experts" comme M. Canto-Sperber, la néo-libérale qui sévit à l’ENS et JP Dupuy le néo-cognitiviste, ont participé aux travaux cherchant à identifier et définir ce qu’il faut entendre par "compétences clés" afin de fournir des référentiels pour les politiques publiques. Ce que l’on verra en France avec la mise en place du "socle commun de connaissances et de compétences" fixé par la loi en 2005, la prolifération des évaluations par compétence et l’instauration des livrets individualisés de compétences.
On peut noter aussi qu’y participaient P.Perrenoud, le défenseur infatigable du paradigme des compétences dans l’éducation, Helen Haste, prof de psychologie morale à Bath (qui travaille pour le "Nestlé Social Research Programme" comme premier directeur, dirigeant ainsi le "Nestlé Family Monitor project on Moral Values "en 1999, au moment même où Claire Brisset - défenseure des enfants de 2000 à 2006 -dénonce les pratiques criminelles de la multinationale , cf, Monde Diplomatique, « Ces biberons qui tuent » ), et deux économistes américains, Murnane et Lévy, ( conseillers en éducation auprès du gouvernement sur la question de l’adaptation des élèves aux nouvelles demandes de l’environnement économique). Voilà quel genre d’expert se trouve enrôlé pour apporter sa caution.
Le programme de travail de DESECO se fixe assez clairement comme but de faire le point sur la manière dont peut être transférée au monde de l’éducation une demande qui vient de l’entreprise, et de légitimer un processus qui s’est déjà écrit ailleurs. Dans ces conditions, le rôle de l’expertise et la place des scientifiques sont définis dans un cadre très précis. Ils ne sont pas convoqués pour apporter des contributions à un problème, mais pour proposer des réponses plausibles à des questions déjà formulées.
Et les questions qui préoccupent les différentes instances dirigeantes, politiques , économiques, administratives, sont les suivantes :
"1.Qu’entend t-on par compétence, compétence clé, et "skills" ? Bien que ces termes soient devenus très courants dans les domaines scientifiques et politiques, des significations différentes et des usages flous ont conduit à beaucoup de confusion. Une terminologie commune est donc requise pour communiquer dans un contexte interdisciplinaire et international.
2. Quelle conception sur la nature de l’homme et de la société peut servir de point de départ à l’identification des compétences importantes dont ont besoin les individus pour conduire une vie réussie et responsable dans une société démocratique moderne, et pour la société pour faire face aux défis d’un monde changeant souvent en conflit ? Quels sont les critères normatifs sous-jacents pour définir les compétences ? Y a t’il un dénominateur commun parmi les différents points de vue sur le sujet ?
3. Dans quelle mesure est-il possible d’arriver à une identification des compétences clés indépendament de la culture, de l’âge, du genre, du statut, de l’activité proffessionnelle ? Comment ces facteurs affectent-ils la conceptualisation des compétences clés ?
4.Quelles compétences sont nécessaires pour agir dans les différents domaines de la vie - économique, politique, sociale et familiale ; les relations interpersonnelles publiques et privées ; le développement de la personnalité individuelle ? Comment ces compétences peuvent-elles être décrites et justifiées théoriquement ?
5. Est-ce que les compétences opèrent indépendament ou en interdépendance ? Comment se relient-elles ?
6. Quelle est l’importance de ces notions pour les décideurs politiques...? Quel est le rôle des institutions sociales pour le transfert des compétences à la population ? Quelles sont les démarches potentielles pour rendre les compétences opérationnelles ?"5.

Comme on le voit avec ces formulations d’un pragmatisme très orienté, la définition de la compétence est supposée acquise, les compétences existent, il faut désormais un travail de tri, d’explicitation et de justification. Et il ne s’agit pas là d’un problème de conception théorique, mais d’une opération de négociation. C’est un travail de composition d’intérêts et de transposition en propositions générales acceptables par le public. "Définir et sélectionner une liste valable et légitime de compétences clés est en fin de compte le résultat d’un processus d’analyse, de discussion et -éventuellement- de consensus qui peut se présenter dans le domaine politique où les chercheurs travaillent en partenariat étroit avec d’autres groupes d’intérêt." 6

Sachant que "l’impulsion majeure dans les pays de l’OCDE pour le modèle compétence vient des secteurs patronaux." 7, il doit être clair que pour les experts "définir les compétences n’est pas seulement le résultat d’une analyse scientifique mais aussi d’un processus de négociation politique".
Il n’a pas échappé aux participants que l’usage de plus en plus fréquent de la notion de compétence dans de multiples situations, emploi, conseil, recrutement, formation, recherche, s’accompagne des définitions les plus diverses. Principalement en formation, on rencontre des caractérisations différentes de la notion, attachées nécéssairement à des contextes de mise en visibilité différents.
Pour les décideurs politiques, il s’agit de prendre acte d’un usage majoritaire effectif :
"il faut reconnaître qu’en sciences sociales il n’y a pas d’usage unitaire du concept de compétence, pas de définition commune et pas de théorie unifiée".
"En fait, la signification du terme varie largement selon la perspective scientifique et selon le point de vue idéologique et selon les objectifs sous-jacents à son usage. Et cela, aussi bien sur le plan scientifique que sur le plan politique."
"c’est pourquoi DESECO adopte une position pragmatique, limitant l’usage du concept à des critères plus ou moins explicites, plausibles et scientifiquement acceptables" (INES, Assemblée générale, 2000, p.8 )
Plus la notion est utilisée et plus elle suscite du côté de la production intellectuelle un certain flou, une polysémie et l’occasion de controverses et interrogations, plus elle gagne en usage opératoire, comme catégorie pratique, du point de vue stratégique où elle intervient pour signifier des changements de configuration dans les rapports de travail. Et la plupart des experts audités ont accepté de produire des listes de compétences (voir sur le site deseco)s’ajoutant aux nombreuses autres comme celle de la Commission européene, tout en reconnaissant après tout qu’elles reposaient sur des a priori discutables sur ce que signifient les énoncés que l’on trouve dans la liste des questions qui leur sont posées.
Un intrus, parmi tous les experts en totale connivence avec les pouvoirs, l’anthropologue Jack Goody a refusé d’emblée les questions du projet DESECO : selon lui, il ne pouvait être question de s’engager dans une discussion sur des "compétences clés" décontextualisées, parce qu’ on ne peut pas identifier des compétences de manière isolée, indépendament d’un contexte particulier et de pratiques spécifiques. Pour un anthropologue confronté à la diversité des modes de construction de l’humain, c’est une évidence qu’il ne saurait être question de définir des compétences dans un cadre général qui dépasse les cultures, les contextes sociaux et personnels. Il estime impossible de définir des compétences à un niveau de généralité réclamé par la construction de mesures. C’est le principe même qui guide la construction de la catégorie de compétence que DESECO cherche à rendre "acceptable" par les systèmes éducatifs, celui d’une mise en équivalence, qui est absurde.
Les objections soulevées par Goody, que la compétence ne saurait constituer une réalité indépendante,
ni générique, ni transférable, s’attaquent à ce qui est justement le modèle qui opère un recadrage des activités sous contrôle capitaliste pour les définir comme simples ressources mobilisables dans différents contextes productifs.

4. Détour par l’entreprise

Au moment où DESECO opère son travail de synthèse pour faire adopter des politiques publiques, le CNPF (ancêtre du MEDEF) a déjà développé ses orientations sur la logique compétence comme moyen de reconquérir un pouvoir sur les salariés. Il s’agissait en tout premier lieu de casser ce qui s’était constitué pendant la phase précédente de l’histoire de l’accumulation capitaliste (dite des trente Glorieuses), des collectifs de travail susceptibles de créer des rapports de force dans l’entreprise et d’imposer des compromis entre logique de profit et progrès social, bien commun. Le souci essentiel du patronat des années 70 est bien celui du retour à une autorité sans partage sur le processus de travail, tout en ayant l’air de satisfaire à des revendications, des préoccupations en terme de liberté, bien-être.

Casser les collectifs de travail, atomiser les relations de travail, détruire les bases d’une solidarité de classe en transformant sa composition même, tels sont les objectifs .Pour cela c’est toute une série de modes d’individualisation des relations de travail qui vont être imposées dans différents registres. Autant de moyens de réinstaurer une maitrise sur ce qui commence à échapper à l’entreprise.
Pour le CNPF, il s’agit par la mise en place des dispositifs d’évaluation des compétences, d’étendre son emprise sur ce qui est au-delà du contrat de travail habituel qui règle l’échange entre un salaire et du temps de travail. Le salarié doit mettre ses connaissances, son savoir-faire, son expérience, son comportement, le fameux "savoir-être" tant décliné depuis, au service de l’entreprise, mais celle-ci doit en être le seul juge.
De plus, cette mise à disposition comportementale soumise aux normes hiérarchiques se fait sans contre-partie. C’est un marché de dupes. Mais le contrat de travail capitaliste est par définition un marché de dupes.
Puisque dans le salaire, il confond valeur du travail et valeur de la force de travail.
Être qualifié ne suffit plus. Ce qui est jugé c’est la mise en oeuvre de la qualification, l’engagement subjectif, l’implication, construits sur des contraintes. Pour que cet engagement soit effectif, il faut que le salarié soit mis en position de ne pas pouvoir y échapper. Insécurité, instabilité, défiance, incertitude, autant de stratégies de vulnérabilisation que cristallisent les dispositifs d’évaluation des compétences.
L’évaluation des compétences soustrait le salarié aux anciennes formes collectives de contre-pouvoirs et leurs confrontations politiques pour soumettre à une adaptation individuelle basée sur les critères non discutables et présentés comme "neutres", techniques des dispositifs d’évaluation.
Les garanties collectives, l’expérience, le diplôme doivent faire place à la seule reconnaissance individuelle des compétences par l’employeur, une obligation à toujours devoir faire ses preuves.
La compétence est un attribut individuel, l’évaluation des compétences est un contrôle de l’individu, et c’est un moyen de rendre l’individu responsable d’une organisation du travail et de ses résultats, alors même qu’il n’a aucune prise sur elle. Évaluer les résultats du salarié sans tenir compte des moyens mis à sa disposition, sans tenir compte du processus de l’activité mais uniquement de son résultat, ne renvoyer la réalisation de l’objectif fixé qu’à la qualité de la compétence, surtout en donnant des objectifs inadéquats, sont les moyens pour faire de la compétence une responsabilité individuelle.
Pour résumer, avec le paradigme compétence, il s’agit bien tout d’abord de reconstruire des rapports de force dans l’entreprise.
Les principales lignes de force, de tension de ce paradigme sont les suivantes :
- affaiblir le travailleur en le déclarant "autonome" (débrouille toi pour faire le travail demandé et atteindre les objectifs !)
- déposséder le travailleur du sens de sa vie en lui demandant de servir "corps et âme" son entreprise comme si elle participait au bien collectif
- isoler chaque travailleur par son identification à une relation individualisée à la hiérarchie en concurrence avec les autres
- confondre les capacités de chacun avec des performances définies par les propriétés spécifiques à un contexte d’effectuation
- réduire l’activité de chacun, à ce qui est mesuré, sélectionné, rendu comparable, mis en équivalence.
En cherchant à reconquérir et étendre son emprise sur les sources de la valorisation, il s’agit pour le capital de mettre en place des dispositifs de capture 8 des capacités subjectives qui réalisent des opérations de réduction, de conversion, de traduction pour rendre homogène, mesurable et comparable et d’en passer par la fabrication de grilles de lecture pour appréhender les personnes en pures variables dépendantes de l’entreprise. La capture n’est pas l’appropriation de quelque chose qui préexiste, c’est une redéfinition qui créée l’objet sur lequel elle va exercer son pouvoir. C’est une “ machine abstraite ” qui constitue un ensemble sur lequel la capture s’effectue.
Ce sur quoi il faut insister, c’est que cette "grille de lecture" ne peut fonctionner que comme rapport de force sans cesse réaffirmé sur une réalité qui lui échappe foncièrement, donc toujours en crise, en équilibre instable ; comme disait Deleuze, la réalité fuit !

4.Une mutation contraignante, forcée et difficile

Comment interpréter le changement de paradigme dans la plupart des systèmes éducatifs ? Pourquoi et comment s’opère la transition entre une école qui s’annonce comme celle de la transmission des savoirs et celle qui s’organise comme fabrique de compétences ? Quelles sont les continuités et les ruptures entre l’école de la discipline, des corps et des esprits, et celle du contrôle des compétences ?
Faut-il y voir d’abord une rupture, au sens d’un abandon des idéaux d’une école qui aurait été au service de valeurs humanistes, citoyennes, culturelles, ou plutôt la continuité fonctionnelle d’un appareil d’assujettissement, la permanence d’une machine de reproduction sociale qui a toujours perverti ce que signifie apprendre ?
Sur la question de la position à prendre par rapport à la multiplication des dispositifs d’évaluation des compétences, le débat est souvent posé sous la forme d’une alternative :
d’un côté on aurait une école fondée sur la transmission des connaissances, garantissant des diplômes qualifiants, assurant un droit à l’instruction, et d’autre part, on assisterait à une "casse" de cette école pour la soumettre à des valeurs extérieures, les "lois du marché", le service de l’entreprise, la compétition économique. Et comme dans toute alternative, nous sommes invités à choisir le terme favorable, ce qui aurait caractérisé l’école d’avant le "socle commun", l’école publique mise en péril.
Cette alternative est en fait un piège, incompatible avec l’idée d’une "autre école" pour laquelle aucun de ces deux termes n’est souhaitable. Poser le problème d’une telle manière sur la construction d’une dualité entre école du savoir et école des compétences incite à confondre un changement dans le fonctionnement de l’école avec un changement de fonction de l’école. Et ne pas voir que la fonction permanente de l’institution passe aussi bien par les connaissances disciplinaires (comme organisation délibérée de "l’échec scolaire") que par les compétences.
Ce qui signifie qu’il faut interroger ce qu’on serait invité à accepter et simplement défendre, quand on parle de "transmission du savoir", diplôme, examen, notation. Ne pas faire comme si on oubliait que les objectifs de la scolarisation obligatoire sont la façade visible d’une architecture qui constitue le "programme caché" (comme le qualifie I.Illich) où se fabriquent les priorités de l’institution. Et ce qu’analysait Foucault quand au rôle des institutions disciplinaires à l’efficacité paradoxale : échouer dans une mission proclammée pour mieux réussir dans ce qu’on ne dit pas. Hiatus qui ne fait qu’engendrer un processus incessant de réformes.

Entre le moment où le MEDEF fait de sa définition de la compétence, comme réalité générique, transférable, adaptable, l’axe central d’une stratégie de transformation de la gestion du travail et le moment où le parlement transpose cette exigence par la loi d’avril 2005 et son article 9 sur le "socle commun de connaissances et de compétences", il aura fallu une longue phase de négociations, de luttes, de compromis, pour faire accepter les nouveaux réferentiels à l’école de la république.
Pour le MEDEF et ses homologues européens il s’agit bien de changer les règles de fonctionnement de l’école, de changer sa culture, ses normes, et bien sûr un mode de certification devenu inadéquat : le diplôme. Et pour imposer le paradigme des compétences, il faut s’attaquer à toute une structuration de l’école centrée sur les connaissances disciplinaires, l’examen final, la culture de la règle et non des résultats. Une telle exigence formulée en termes d’ajustement aux nouvelles contraintes de l’entreprise ne pouvait que susciter des réticences et des oppositions de la part d’une fonction publique formée aux valeurs de la hiérarchie républicaine, d’une certaine organisation disciplinaire, des curriculums et des statuts, des modes de sélection, de notation,et de la sélection des élites par la transmission culturelle. Un modèle passé et dépassé.
De la part des cadres administratifs et académiques, les réticences et oppositions s’expriment face à une demande considérée comme externe étrangère au monde de l’éducation, l’impulsion pour ce changement ne venant pas de dynamiques internes à l’école. L’adoption du référentiel compétence et la refonte des programmes en ce sens a été un processus long et difficile, puisqu’entre autres, il n’a pas échappé aux décideurs que l’opération comportait incohérences, contradictions et simplifications abusives. Tout autant que celles de l’école républicaine, mais ces dernières ils ne les voyaient pas, ils en vivaient.

Témoin de ces questions, le séminaire de la Division de la Prospective et du Développement de juin 2001 qui revient sur la question des compétences telles que définies par DESECO (voir le compte rendu sur le site deseco.admin.ch).
Les principales remarques qui en ressortent soulignent les limites de "l’Approche Par Compétences" : il serait difficile de déterminer des compétences générales, qui de plus devraient faire l’objet d’évaluations comparatives. Si elles sont trop générales, on ne peut plus les mesurer ; or c’est bien leur évaluation qui importe.
On y reconnait surtout que les compétences sont nécéssairement liées à des valeurs, à des contextes socio-politiques. Et la définition choisie par DESECO "pose problème" - et c’est bien le moins qu’on puisse dire d’une définition aussi simpliste, absurde, réductrice, contraire aux réalités même de la formation - "parce que la notion de contextualisation apparait comme fondamentale et fait l’objet d’un consensus des personnes présentes".
Par contre les participants sont bien obligés de constater et d’acter le fait que la compétence est devenue une référence incontournable des organisations de travail et que l’école est de fait cernée par ce référentiel qui a envahi la formation professionnelle, initiale et permanente. Mais en situation de travail, la compétence a une définition relationnelle ; c’est "l’ensemble des attitudes qui permettent d’agir dans la situation donnée et non comme indice révélateur des compétences générales des individus". Force est de reconnaitre que la compétence est indissociable d’un contexte d’action précis, ce qui signifie que l’idée de "transférabilité" posée par DESECO n’est qu’hypothèse !
Les divergences de vue qui s’expriment ici rendent compte des "malentendus" entre les logiques à l’oeuvre derrière la notion de compétence, entre ce qui peut être pensé dans un processus de formation et ce qui est requis dans un dispositif de mobilisation (qui n’a pas besoin de savoir comment elles sont acquises !). Et elles expliquent aussi pourquoi l’adoption du référentiel compétence a été si longue dans l’Éducation Nationale, et qu’elle n’a été généralisée que par un coup de force politique.
Quand le CNP rédige en 92 la "Charte des programmes", tout y est construit autour de la notion de programme disciplinaire d’enseignement. Quand les groupes de travail sur les "piliers" du socle commun sont mis en place en 2006, les mêmes tensions entre des approches divergentes y sont visibles, centrées sur l’opposition entre compétence et connaissance disciplinaire. L’idée même d’évaluation des compétences parait inenvisageable à certains. Le président du groupe 5 "Culture humaniste", Marc Fumaroli ( de l’Académie française, professeur au Collège de France) a même déclaré : "je serai au travers du chemin de ceux qui voudront faire une évaluation prescriptive, je ne ferai pas un livret de compétences".
Alors qu’à l’extrême opposé du spectre des positions officielles sur le " socle", nous avons la "commission Thélot" qui a incité à la généralisation d’une "culture de l’évaluation" et défendu une conception réduite au minimum des contenus de la scolarité obligatoire : « La Commission estime que le socle pourrait être constitué de deux piliers (la langue française et les mathématiques), de deux compétences (l’anglais de communication internationale et les technologies de la communication et de l’information), et de l’éducation à la vie en commun dans une société démocratique. »9
Le processus même d’élaboration, de définition du "socle" a été l’objet de tractations entre groupes d’intérêts et c’est seulement la décision finale du politique, qui en viendra à bout, en écartant les instances d’expertise internes à l’éducation nationale, inspecteurs, didacticiens, universitaires, pour imposer une version plus conforme à une définition européenne commune, telle que définie par DESECO.

5. L’usage avant la définition

"Ces dernières années, les responsables des enquêtes ont éprouvé la nécessité d’étudier de plus près ce concept un peu passe-partout de compétences. Ils ont en effet admis des insuffisances dans la réflexion théorique sur les dimensions mesurées par les enquêtes internationales (« lack of an explicit, overarching conceptual framework based on broad theories of what skills, knowledge, and
competencies are and how they relate to each other. » ; OFS-OECD, 2000, p. 1).
L’ambition est de définir des compétences clés, transversales, qui pourraient devenir des standards pour la formation. Le cadre conceptuel élaboré actuellement décrit un certain nombre de paramètres ou aspects ... intervenant dans la compréhension de l’écrit et surtout dans son évaluation, mais n’aborde que très partiellement, ou par la bande, le processus de compréhension lui-même. En lisant le texte de présentation de PISA, on a l’impression d’une démarche très empirique : les données du test doivent non pas vérifier la validité d’un modèle mais faire en quelque sorte émerger celui-ci, dans une démarche de type itératif (OECD, 1999, p. 44)".10
Cette remarque d’un des grands spécialistes internationaux de l’évaluation, que l’on pourrait formuler sur toutes les évaluations, signifie que ce qui importe c’est de fabriquer la compétence, et ensuite de chercher à la définir. Ce qui compte c’est d’abord de produire des formes d’identification, de reconnaissance, de certification, où la compétence est en fait posée comme un requis, un objectif à atteindre.
Les dispositifs d’évaluation, de mesure se mettent en place, alors même que ce sur quoi ils portent n’est pas défini. Ce qui est défini, ce sont des attentes, en fait des listes d’objectifs, de tâches codifiées en terme de "être capable de ..." Donc, réellement, une ré écriture d’exigences en termes de capacités à y répondre. Tout ce que l’on voit désormais dans les programmes scolaires en listes de référentiels requis.
Dans ce cadre, l’évaluation c’est juste la prise en compte de l’écart entre l’objectif et la réponse. Et la réponse est assimilée à l’existence d’une compétence. Autrement dit, il y a mise en correspondance, mise en équivalence entre compétence, performance (l’activité réalisée) et objectif fixé.
Si la compétence existe, c’est qu’on l’infère à partir de ce qui serait sa "manifestation" dans un contexte précis d’effectuation. On suppose que c’est le dispositif mis en place pour la révéler qui va la donner à voir.
Ce qui se passe en fait est bien un processus de fabrication : on part de référentiels, de normes, et on les met en équivalence avec un état de la personne. On produit une assignation.
Nul besoin d’en savoir plus pour l’enseignant qui attend la bonne réponse de l’élève, pour le patron qui exige un travail bien fait :" la compétence c’est la réponse efficace à une demande".(MEDEF)

Et quand on va voir du côté des chercheurs qui analysent les évaluations nationales, ceux qui confondent les productions des opérations de pouvoir avec la production des faits scientifiques, on constate le même problème : la réponse à la question "qu’est-ce que la compétence ?" ne peut-être donnée qu’a posteriori.
S.Morlaix de l’IREDU, questionnée sur le sujet répond :"la compétence c’est ce qu’on mesure !", en paraphrasant Binet. Plus exactement, devant la difficulté des définitions, son labo a choisi une approche par le fait accompli, à partir des résultats des élèves aux évaluations.
"Comprenant que la « compétence » est difficilement mesurable, on a cherché à collecter, mesurer différents indicateurs qui aient quelque chose de statistiquement commun, qu’on pourrait appeler a postériori (et non a priori) compétence".11
Ici le scientifique se rend dépendant d’une configuration donnée qu’il assimile à un dispositif de production de savoir, à une construction, certes, mais capable de fournir des témoignages fiables sur les "capacités cognitives intrinsèques des individus"(thèse cognitiviste ).
Le point de départ de la démarche est compréhensible, puisqu’on ne peut pas parler de la compétence en général, mais seulement à partir d’une situation où elle se déploie, d’un dispositif qui veut en rendre compte ; elle est indissociable d’un contexte de réalisation. Ce qui fait exister la compétence, c’est la manière dont on la reconnait. Et selon les circonstances, selon la nature des dispositifs, la compétence ne sera pas la même.
C’est quelque chose que les éthologues 12savent depuis longtemps mais que les psychologues expérimentaux et autres cognitivistes refusent de percevoir.
Et justement, tous les dispositifs ne se valent pas ! Il y en a qui rendent bête et d’autres qui rendent intelligent. Il y en a qui affaiblissent et d’autres qui augmentent la puissance d’agir. Il y en a qui dépossèdent et d’autres qui nourrissent une capacité collective d’action.

7. C’est l’évaluation qui définit la compétence.

Présentée avec l’intention d’être un "thermomètre", de mesurer des acquis, l’évaluation est aussi reconnue comme ayant un but incitatif, prescriptif. C’est un moyen d’action sur les agents et les pratiques, c’est clairement pour l’institution une régulation de contrôle. Et c’est la fonction principale préoccupant d’emblée les "décideurs" ; ce qui est en jeu c’est pas les contenus d’enseignement, ce qui se passe dans les classes, c’est la maitrise : comment évaluer, qu’est-ce qu’il faut évaluer, qu’est-ce qui va donner matière au pilotage, quelles données faut-il produire pour donner prise à la possibilité du tri social ?
L’évaluation a pour but de donner corps à quelque chose qui n’existait pas, et ce qu’elle produit a une certaine fonction d’intégration et d’assignation.
C’est d’ailleurs tout le sens de l’argumentation développée par É. Chatel dans sa thèse sur l’évaluation en éducation. Toutes les évaluations internationales, nationales, se présentent avec l’ambition de mesurer des acquis, le niveau de connaissance des élèves, et l’idée ainsi de rendre compte de l’efficacité d’un système éducatif. Tout son travail d’enquête sur les dispositifs l’amène à s’interroger sur cette convention de la mesure,
et conclure, l’évaluation n’est pas une mesure, l’évaluation ne mesure pas ce qu’elle prétend.

"Ce qui est en question n’est pas l’impératif social et éducatif d’évaluation, mais la confusion de l’évaluation avec la mesure. La gestion par les résultats tend à imposer un principe de mesurabilité de l’éducation qui fait problème au plan de ses conséquences éducatives parce que par définition la mesure ne peut prendre sens que si on considère que ce qui est à évaluer par une mesure est homogène et fini. Mais peut-on considérer l’éducation telle qu’elle est en cours dans nos sociétés comme étant un bien homogène, s’accroissant de façon linéaire ? Si l’éducation est conçue comme « une entrée dans la culture » (Bruner 1996), ce qui est à évaluer est de l’ordre d’une disposition, d’une capacité à agir dans une situation dont l’accès est appréciée par les éducateurs comme un basculement, plus que comme l’augmentation d’une quantité mesurable de quelque chose (de compétences par exemple). "13

En fait, il faut rebasculer sa proposition ; on ne peut pas simplement dire que l’actuelle modalité hégémonique de l’évaluation confond mesure et évaluation, et que les apprentissages ne peuvent pas être l’objet d’un système de mesure, parce qu’en fait, le but de l’évaluation est bien de créer ce quelque chose impossible,
qui n’existe pas : de l’équivalence. C’est une machine à produire du comparable en supposant bien sûr une homogénéité (des élèves, des résultats, ...). C’est un opérateur de conversion, qui a pour but de réduire la diversité de ceux qui y sont soumis , leur manières d’apprendre, d’être affecté, de sentir... à la toise de son jugement.
Et c’est bien pourquoi dans les projets de la hiérarchie elle est si souvent associée à l’idée de "levier d’action", "outil de pilotage", "instrument de régulation des enseignements", etc.
Autrement dit, quand certains vont jusqu’à présenter les tests d’évaluation comme des instruments de mesure "objectifs"14, et même "incontestables", par pure réthorique politicienne, comme Darcos, mais bien dans le but de donner une telle image au public, l’idée d’une preuve indiscutable, il faut au contraire montrer qu’ils produisent des fictions, mais qui ont une fonction performative très forte.

8.La mesure est stratégique et non représentative.

Lorsque des auteurs comme E.Chatel, D.Bain, J.Y.Rochex sont amenés à constater que les épreuves d’évaluation n’ont pas l’effet qu’elles prétendent, qu’elles ne mesurent pas ce qu’elles prétendent mesurer, c’est pour mettre en évidence les suppositions de l’évaluation qu’ils récusent. Sur la question de l’unité de mesure et de l’objet de la mesure. É. Chatel formule très bien le problème :
"L’évaluation n’est pas la mesure.
Cette affirmation est l’essentiel de la thèse que j’ai essayé de défendre en la concevant comme basique pour une critique des théories dominantes en économie de l’éducation.
a) Pour qu’on puisse mesurer les résultats des élèves comme produit de l’éducation (valeur ajoutée dit-on) il faudrait :
- qu’il existe une unité de mesure (une métrique), donc une commensurabilité des acquis, un équivalent général. Ceci est recherché dans le concept de "compétence" dans l’ingénierie des épreuves et au-delà dans l’ingénierie éducative.
- que la "substance à mesurer", disons l’apprentissage des élèves, soit homogène et s’étende de façon continue pour qu’on puisse en envisager la mesure." (Séminaire ESCOL-Paris 8, 8 avril 2005).

Pour mesurer, il faut supposer un domaine homogène où puisse s’appliquer la mesure, et il faut supposer un étalon pour mesurer, un ensemble d’éléments semblables et une unité. Et c’est évidemment ces deux a priori qui fondent les dispositifs d’évaluation.
Le premier postulat, considérer la diversité des apprentissages des élèves comme saisissable par un instrument général signifie la transformation d’une hétérogénéité des "postures des élèves" (Rochex) en la fiction d’une homogénéité ; l’idée qu’on pourrait réduire tout ça à des états cognitifs dont rendraient compte les résultats aux tests. Un plan où il n’y a plus que des élèves lambda exerçant plus ou moins bien des mécanismes cognitifs, et où ce qui compte dès lors c’est l’adéquation à la norme. Chacun y trouve sa place par un écart, sa distribution sur un niveau. L’hétérogénéité existante, richesse de tout collectif, doit être niée, occultée, définie comme obstacle à réduire, pour produire l’élève sur un mode qui n’appartient à personne mais définit tout le monde, ce que Deleuze appelait le mode majoritaire.
La mesure est une opération d’abstraction, isolement factice, qui coupe et détache l’évalué de son contexte, du réseau de ses relations constitutives, de sa singularité, permettant ainsi de tracer une grille unique où il ne vaut plus que comme élément dans une série, rendant ainsi possible la comparaison. C’est une mise en équivalence générale. Et l’équivalent général, c’est la compétence, moyen de comparaison, d’échangeabilité, de mise en concurrence. Le dispositif d’évaluation est ce qui permet de produire des résultats, qui pris pour eux-mêmes, indépendament des processus qui y ont conduit et des conditions de l’évaluation, en tant qu’ils seraient "révélateurs" de capacités internes individuelles, donnent corps à l’hypothèse de la compétence, transforment des fabrications en attestations.
La mesure a pour effet, pour but, de fabriquer ce qu’elle prétend mesurer : la compétence. Le dispositif d’évaluation est annoncé comme ce qui la donnerait à voir, mais il l’infère. En fabriquant un résultat à un test, il l’identifie à une compétence dont il serait la manifestation. C’est le premier amalgame entre un effet, qui appartient au dispositif, et une cause, qui appartiendrait au sujet évalué. Et c’est ainsi que le dispositif d’évaluation par ses caractéristiques propres fabrique des attributs qu’il suppose définir la compétence, prétendant révéler ce qu’il induit comme un certain mode d’existence du sujet.
C’est très exactement le cas avec l’évaluation internationale PISA ( Programme de suivi des acquis des élèves). Cette enquête statistique "ne vise pas à vérifier si les élèves maîtrisent les contenus des différents curriculums auxquels ils sont soumis. On cherche plutôt à savoir dans quelle mesure leurs compétences leur permettent de maîtriser les situations de la vie quotidienne et de répondre aux défis de leur vie future. "(OCDE).
Cette enquête fait les suppositions suivantes :

- que son test minuté papier-crayon chacun à sa table sans ressources est équivalent à une situation de la vie quotidienne,
- que la réponse qui s’y formule par l’évalué est identique à celle du sujet quand il sera en situation, c’est-à-dire dans un contexte qui pourra être bien plus riche, complexe, motivant, valorisant, favorable, une situation à laquelle il faut ajouter bien plus de dimensions, et notament des chances qu’elle offre à celui qui est considéré non plus comme l’objet d’un jugement mais sujet d’une pratique, de produire des compétences inattendues.
- que l’on peut tirer des conclusions générales à partir de réponses à quelques items. Comme le dit D. Bain qui porte sa critique sur cette extrapolation, la généralisation est l’implicite paradoxal de l’évaluation. Et cette généralisation a des niveaux bien différents ! On arrive à un stade caricatural avec les dernières évaluations nationales CE1 et CM2, où la formulation des items ne permet même pas d’apprendre quoi que ce soit des réponses des élèves.
- que la question posée par le test n’est pas sujette à interprétation 15, que le sujet n’interprète pas la demande qui lui est faite mais se contente de réagir comme si celle-ci était univoque,transparente ; que la question a le même sens pour tous. Et toute évaluation repose sur cette illusion de la transparence et de l’univocité, qui vise en fait à constituer une indifférence des sujets, à faire comme si la relation ( d’éducation, d’enseignement, de formation,...) était réductible à une simple transmission synchrone entre un pôle émetteur et un pôle récepteur, une relation symétrique de communication entre deux réalités homogènes, c’est-à-dire la manière dont est majoritairement pensé l’enseignement.
- que la compétence est une capacité interne à l’individu et que sa réalisation renvoie à une causalité interne.
À partir d’un résultat, c’est-à-dire d’une réponse relative à la spécificité d’une interrogation, supposition est faite d’une cause interne qui serait seule à expliquer ce résultat. Ce rabattement sur une causalité interne , une capacité qui ne devrait qu’à elle-même, a pour but de penser son instrumentalisation, de la mettre en relation avec toutes sortes de milieux auxquels elle s’appliquerait indifféremment. Quelles que soient les données qu’on lui fournit, elle va opérer le même type de traitement.
- que la compétence est une réalité stable, constante chez l’individu et qu’elle ne varie pas selon les contextes, d’évaluation, d’effectuation
- qu’il s’agit d’une réalité autonome, et non relative à un système de mise en visibilité, de validation.
- que les différentes compétences sont indépendantes les unes des autres, ainsi qu’en rend compte la présentation des différents "livrets de compétence" ; on les acquiert par accumulation, adjonction, juxtaposition. ce qui est exactement la condition des contenus de connaissances que l’école serait chargée de transmettre.
- que les compétences sont des réalités génériques, relativement semblables chez tous ceux qui les possèdent, sortes de structures communes standards, ce qui permet d’effacer la question de la variété des apprentissages, et ne plus prendre en considération que la variation au sein de procédures qui ne diffèrent que statistiquement.
- qu’elles sont transférables donc adaptables à différents contextes. Être compétent serait appliquer la bonne procédure à la bonne situation. Mais qu’est-ce que la compétence à reconnaitre la situation ?
Appliquer directement une procédure ne pose pas problème, mais qu’en est-il du choix des procédures et de ce que réclame la situation ? qu’est-ce que connaitre une procédure, savoir où l’appliquer, comment l’articuler, apprécier son intérêt, juger sa pertinence ?

combien de fois ne voit-on des élèves incapables de faire dans une situation ce qu’ils font très bien dans une autre ! Où réussir dans une situation ce dont ils n’étaient pas capables !
la compétence appartient-elle à la situation ou à l’individu ?

Ces différents processus de réduction, de rabattement, de déconnexion par la mise en catégorie de transférabilité, de généralité, d’univocité, d’internalité, de stabilité, d’autonomie, d’indépendance, ont pour but de produire des modes de subjectivités très spécifiques, des individualités rendues dépendantes et dépossédées.

Par les nombreux dispositifs d’évaluation fonctionnant comme pouvoir de prescription sur l’enseignement, un ensemble de caractéristiques de l’individu compétent est ainsi fabriqué, que l’on peut définir comme une entreprise de désubjectivation, désocialisation, dévitalisation, désincarnation, dépossession.

Didier muguet.

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Vos commentaires

  • Le 21 mai 2011 à 00:42 En réponse à : une autre approche

    Le carrosse du commun et la citrouille individuelle : Qui sait ?

  • Le 22 mai 2011 à 16:51, par Christiane En réponse à : Peser le cochon tous les jours ne l’a jamais fait grossir…

    http://93.snuipp.fr/spip.php?article1427

    Livret de compétences refusons de l’utiliser, ouvrons le débat !

    (...)

    le SNUipp-FSU 93 appelle au débat sur ces questions.

    1) Sur un plan pédagogique :

    * compétences et pratiques professionnelles : quelle doit être la place des compétences dans les apprentissages, quelle est-elle aujourd’hui ?

    * compétences et politique éducative : quelles doivent être les finalités, quelles sont-elles aujourd’hui ?

    * Au vu du nombre de compétences à valider pour chaque élève, n’est-ce pas le temps nécessaire à l’apprentissage qui se trouvera envahi par des évaluations permanentes ? Or, comme le rappelle la sagesse populaire, « peser le cochon tous les jours ne l’a jamais fait grossir » !

    * Et le métier dans tout ça ? L’enseignant ne semble plus être un ingénieur-chercheur en pédagogie (ce que son niveau d’études lui permet), mais… un exécutant. Les missions que l’on assigne aux enseignants se limitent-elles au recentrage sur les fondamentaux ou sur les évaluations ? N’est-ce pas une incitation à se concentrer sur les items plutôt que sur les compétences ? L’évaluation apporte-t-elle des solutions ?

    * La notion même de « compétences » fait débat : la validation de « compétences » sera-t-elle un jour concurrente des diplômes ? Les diplômes représentent sont une référence commune sur tout le territoire.

    * Chaque compétence doit être validée… et datée. Or une compétence ne cesse de se construire. Pour Guy Le Boterf, c’est « une réalité dynamique, un processus, un savoir agir reconnu ». Valider telle compétence pour tel élève à telle date précise… voilà qui va mettre bien des enseignants dans l’embarras ! D’autant plus que les articles 2 et 6 de la Loi relative à l’Informatique, aux fichiers et aux Libertés stipulent que ne peuvent être mises en fichier que des données exactes, complètes et que le fichier doit être stable, ce qui ne peut être le cas concernant les compétences. Compétences que nous avons comme objectif de faire évoluer !

    * La rémunération « au mérite » des enseignants pourrait-elle dépendre pour une part de la validation des compétences de leurs élèves ?

    2) Sur le plan du fichage et des libertés : le livret version numérique

    * L’enfant « enfermé dans son destin » ?

    Les atteintes à la liberté des enfants :

    Voici ce qu’en dit Albert Jacquard : « Un des aspects les plus insupportables de ce projet, tel qu’il a été présenté par la presse, est l’établissement d’un document qui suivra le jeune au long de sa scolarité : inscrit dans un registre ou sur un disque d’ordinateur, ce document, avatar du casier judiciaire, permettra, au moindre incident, d’exhumer son passé. […] Cet enfermement dans un destin imposé par le regard des autres est intolérable, il est une atteinte à ce qu’il y a de plus précieux dans l’aventure humaine : la possibilité de devenir autre. […] J’ai raconté au début de ce livre comment, passant durant l’Occupation sans livret scolaire d’un lycée à un autre, j’ai saisi au bond l’occasion de changer la définition que les autres donnaient de moi. J’en ai gardé la conviction que la liberté de chacun ne peut s’épanouir que si la société ne possède pas trop d’informations sur lui. » (« Laissez-moi devenir ce que je choisis d’être », A. Jacquard, Mon utopie 2006).

    * Dépossession du livret scolaire… et « super CV » pour les salariés ? Le livret scolaire papier, actuellement propriété du jeune et de sa famille, appartiendra, avec le LPC, à l’Etat et aux sociétés privées qui mettent en place les environnements numériques de travail (ENT) et les différentes applications de validations. Le LPC est donc un « fichier » et non pas un « livret », qui n’a en réalité plus grand-chose de « personnel »… Plus inquiétant encore, est la création d’un « Passeport orientation et formation », sorte de « super CV » alimenté par le livret personnel de compétences notamment, et qui n’appartiendrait plus aux salariés ! « Passée presqu’inaperçue, la loi n° 2009-1437 du 24 novembre 2009 relative à l’orientation et à la formation tout au long de la vie a modifié le Code de l’Education et le Code du travail en reliant les deux. La loi institue pour les élèves un livret de compétences, expérimental jusqu’en 2012. La même loi (nouvel article L.6315-2 du Code du travail) institue, avec une dénomination standard européenne mais un contenu strictement identique le passeport orientation et formation. Ainsi renommé et prolongé pour la vie, le livret de compétences sera utilisé pour l’embauche et la carrière. » (Richard Abauzit, « Du marché du travail au marché des travailleurs ; Du livret ouvrier du XIXème au livret personnel de compétences du XXIème siècle, du berceau au tombeau », juillet 2010).

    Voir aussi le dossier du SNUipp de l’Isère
    - http://38.snuipp.fr/spip.php?article921

  • Le 1er juin 2011 à 17:19 En réponse à : Refus du LPC

    Salut !
    Je suis enseignant dans un collège de la banlieue parisienne où nous avons refusé collectivement de participer à la validation du "socle".
    Sachez que dans le logiciel SCONET le LPC est déjà validé par défaut. Tout travail des collègues pour évaluer les compétences aboutira uniquement à la "dévalidation" de certains items. Bref comme pour le B2i ou le A2, les commissions du DNB validerons à l’aveugle et en masse.

  • Le 6 juin 2011 à 20:30 En réponse à : Refus du LPC

    A noter qu’il existe une version "courte" de ce texte parue dans le dossier spécial "Compétences" du dernier n° de la revue N’Autre école (numéro commun avec la revue Emancipation)intitulé "Compétences & Résistances"

    Compétences & résistances : un numéro commun N’Autre école / L’Émancipation

    Compétence ? Résister !

    L’Émancipation syndicale et pédagogique et N’Autre école publient en commun un numéro spécial consacré à la mise en place imposée par l’institution de l’évaluation par compétences. La double origine, managériale et pédagogique, de cette notion a donné lieu à un débat riche et complexe, nourri des discussions de deux stages nationaux "Évaluations et contrôle des personnels" et "Évaluation, compétences... quels enjeux ?"" qui avaient rassemblé plus d’une centaine de participant-e-s. Au travers d’analyses reliées aux pratiques de luttes et de classe nous avons tenté de faire ressortir les enjeux et de déjouer les pièges du marketing institutionnel. Ces réflexions, qui s’appuient sur des exemples de pratiques de résistances syndicales et/ou pédagogiques, sont accompagnées par une petite histoire inédite de la désobéissance à l’école.

    Consulter le sommaire complet, le dossier et des articles en accès libre :
    www.cnt-f.org/nautreecole

    Compétences et résistances, L’Émancipation syndicale et pédagogique hors série, N’Autre école, n°29, mai 2011, 68 pages, 4 euros.

    Abonnement : 20 € pour 5 n° (revue N’Autre école, CNT-FTE, 33, rue des Vignoles, 75020 Paris, chèques à l’ordre de CNT-FTE) ou directement en ligne (http://www.cnt-f.org/nautreecole/?-Commander-en-ligne-)

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