Une tribune pour les luttes

Du Maroc à l’Irak

Les chemins de la liberté, Alain Gresh

Révolutions et contre-révolutions

Article mis en ligne le lundi 23 mai 2011

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En quelques semaines, et au prix d’un millier de morts au total, les peuples tunisien et égyptien se sont débarrassés pacifiquement de leur dictateur. Rapidement, le mouvement s’est étendu, du Maroc à la Syrie, en passant par l’Arabie saoudite et l’Irak. Partout une même aspiration à la liberté, à la dignité, partout une même volonté de non-violence. Aucun pays arabe n’a été épargné, même pas les riches Emirats arabes unis où des opposants ont été arrêtés et une association de défense des droits humains mise sous tutelle. La rapidité avec laquelle les flammes de la révolte, portées notamment par la télévision Al-Jazira, se sont propagées a fait éclore quelques illusions : le changement serait rapide ; les régimes tomberaient les uns après les autres comme des châteaux de cartes ; les lendemains, au sens propre, chanteraient.

Il n’en a rien été. La contre-révolution s’est déployée à Bahreïn, avec l’intervention de troupes du Golfe. La Libye a basculé dans une guerre qui a permis l’intervention de l’OTAN (lire « L’OTAN dans l’engrenage Libyen »). Le président yéménite Ali Abdallah Saleh s’accroche à son trône. Le pouvoir syrien tente de broyer son opposition. Et les tâches devant les peuples égyptien et tunisien sont immenses, notamment dans le domaine économique et social.

Assistera-t-on, comme en 1848 en Europe, à l’écrasement du «  printemps des peuples » ? Nombre de commentateurs s’y résignent. Ce pessimisme englobe pêle-mêle ceux qui pensent que les Arabes ne seront jamais mûrs pour la démocratie ; ceux qui agitent une fois de plus la menace islamiste ; ceux qui s’enferment dans le temps médiatique : toute lutte qui s’étend sur plus d’une semaine est dans une « impasse », toute crise qui se prolonge sur plus d’un mois «  s’enlise ». Pourtant, en juillet 1790, un an après la prise de la Bastille, la France était encore une royauté et l’Europe paraissait immobile…

Il était sans doute naïf de penser que des dictateurs, retranchés dans leurs forteresses depuis des décennies, allaient rendre les armes sans résistance. Ou même que leur chute signifierait un changement de système social. Les pouvoirs en place disposent de moyens de répression puissants, dont on a pu mesurer la terrible efficacité, même si leur usage n’a ni fait taire les citoyens ni ramené l’«  ordre ».

Plus alarmant encore, ils n’hésitent pas à user d’une ressource redoutable. Au Proche-Orient notamment règne une infinie diversité : Kurdes et Arabes, chrétiens et musulmans, orthodoxes et catholiques, sunnites et chiites vivent, depuis longtemps, côte à côte, souvent en bonne intelligence, parfois dans la rivalité, quelquefois dans l’affrontement. Or, depuis longtemps, le confessionnalisme et les identités nationales ont été manipulés aussi bien par les puissances coloniales, comme au Liban où la France les a institutionnalisés, que par les régimes nés des indépendances qui «  divisent pour régner » ; ainsi, en Egypte, Hosni Moubarak a joué avec la question copte, maintenant la minorité chrétienne dans une situation d’infériorité tout en se présentant comme son bouclier contre l’islamisme.

Ces manœuvres n’ont pas cessé avec le déclenchement de la révolte arabe. La dynastie régnante (sunnite) à Bahreïn, dont la majorité de la population est chiite, a mobilisé sur une base confessionnelle. Manipulant les peurs, la famille royale a instauré l’état d’urgence, la terreur à grande échelle, et fait appel aux troupes de ses alliés du Golfe, en premier lieu l’Arabie saoudite. Une campagne d’une xénophobie particulièrement repoussante a accusé les manifestants, dont certains étaient sunnites, d’être à la solde de l’Iran. Depuis, tous les pays du Golfe ont pris le relais, accentuant un clivage qu’avaient déjà creusé l’intervention américaine en Irak et l’installation de partis chiites à la tête du gouvernement. Dès 2004, le roi de Jordanie mettait en garde contre la création d’un « arc chiite », de l’Iran au Liban en passant par les émirats du Golfe.

En Syrie, incapable de répondre aux aspirations populaires, le régime baasiste arme la minorité alaouite dont il est issu, tandis que quelques groupes salafistes sunnites tentent de transformer le mouvement de protestation en lutte contre les « infidèles ».

La volonté unitaire des manifestants et leurs revendications citoyennes de liberté, de justice sociale et de démocratie ont permis, en partie, de déjouer ces manœuvres de diversion, d’aller de l’avant, d’approfondir les conquêtes. Le « printemps des peuples » est d’autant moins terminé que les discours les plus extrémistes ont été marginalisés. Al-Qaida a été dépassé par ces mobilisations et la mort de son dirigeant Oussama Ben Laden, tué par les forces américaines au Pakistan, marque, de manière symbolique, la fin d’une époque et d’un discours qui, au début des années 2000, rencontrait encore un certain écho dans le monde musulman.

Les chemins de la liberté et de la dignité qu’a ouverts le peuple tunisien, et dans lesquels se sont engouffrés après lui les autres peuples arabes, restent incertains, escarpés, périlleux. Mais, déjà, le retour en arrière n’est plus possible. « Quand une fois la liberté a explosé dans une âme d’homme, les dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là » (Jean-Paul Sartre, Les Mouches).

Alain Gresh (Editorial du n° 117)

http://www.monde-diplomatique.fr/mav/117/GRESH/20530
Le Monde diplomatique, collection Manière de voir : "Comprendre le réveil arabe", n° 117, juin-juillet 2011, 100 p, 7,50 euros. Numéro coordonné par Alain Gresh.

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