Une tribune pour les luttes

"Lancer des bombes et partir dans un conflit qui évoque celui de l’Irak ou le bourbier afghan est vite décidé, mais en assumer les conséquences n’est visiblement pas à l’ordre du jour. "

Sur les migrant-e-s fuyant la Libye et l’accueil européen qui leur est fait !

Christine Karmann

Article mis en ligne le mardi 21 juin 2011

Le 9 juin, le GISTI (groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés) s’apprête à porter plainte contre l’OTAN et l’UE et les pays de la coalition de l’intervention en Libye. En effet, les chefs d’états qui ont décidé d’intervenir contre Kadhafi depuis le mois de février le faisaient officiellement « pour protéger la population locale ». Jamais il n’a été question de pétrole, comme ci cela n’intéressait personne ; que Kadhafi opprime son peuple pendant des années ne dérangeait personne non plus, tant qu’il jouait fidèlement son rôle de chien de garde des frontières extérieures de l’UE, tout allait bien…
Or on constate depuis plus de trois mois, qu’aucune mesure de protection de la population n‘a été prise par l’UE ni par l’OTAN.

Une première lettre ouverte avait déjà été diffusée au mois de mai par médecins sans frontières (MSF), concernant les civils fuyant la Libye pour l’Europe, exigeant de l’UE des conditions d’accueil décentes en Europe aux civils fuyant le conflit, ce qui n’est pas le cas d’après les équipes de MSF à Lampedusa. L’ONG tente timidement, via sa lettre, de pointer du doigt les responsables des naufrages et des cadavres qui sont tous les jours repêchés sur les côtes italiennes, tunisiennes et libyennes.

Le GISTI frappe plus fort (cf : http://www.gisti.org/spip.php?article2304). _ Dénoncer ne suffit plus, il faut que les responsables soient jugés, d’après cette association. «  Face aux centaines de naufrages mortels en Méditerranée, peut-on se contenter de dénoncer le silence assourdissant dans lequel des vies disparaissent à nos portes ? Doit-on se résoudre à l’impuissance devant des politiques migratoires auxquelles on ne pourrait rien changer ? Ces noyé·e·s ne sont pas les victimes de catastrophes naturelles, mais de décisions politiques mises en œuvre par des exécutants dont les responsabilités doivent être pointées. Devant ces atteintes au droit le plus fondamental – le droit à la vie – il faut que des procédures soient engagées et que justice soit rendue. Il faut mettre fin à cette hécatombe. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a dénombré à la fin de mai quelque 1 500 victimes de noyade parmi les boat people qui, depuis février dernier, s’efforcent de gagner l’Europe à partir des côtes du Maghreb et du Machrek. Ces drames ne font que s’ajouter à tous ceux qui se déroulent, dans l’indifférence, depuis plus de vingt ans ; Fortress Europe enregistre 17 317 décès documentés depuis 1988. Mais combien d’autres victimes invisibles de la politique européenne de lutte contre l’immigration qu’elle appelle illégale ? »

Celles et ceux qui meurent quotidiennement en Méditerranée, suite à des naufrages de bateaux trop chargés et pas en état de prendre la mer, sont des étrangers vivant en Libye et qui cherchent par tous les moyens à quitter le pays, voire qui y sont forcés. 1,5 millions d’hommes, de femmes et d’enfants, originaires d’Afrique subsaharienne, sont installé-e-s en Libye pour y travailler. Ils ne peuvent être rapatrié-e-s dans leurs pays d’origines car ils sont victimes de persécution là-bas, ou car leurs pays eux-mêmes sont en guerre.
Ainsi des migrant-e-s Nigérien-ne-s, Ghanéen-ne-s, Malien-ne-s, Ivoiriens Erythréen-ne-s et Somalien-ne-s pour la plupart sont encore en Libye et s’y sentent en danger de mort.
Dès le début des évènements, les gens ont commencé à accuser les africain-e-s subsaharien-ne-s d’être des mercenaires au service de Kadhafi. Les opposants au dictateur veulent ainsi les voir partir, les condamnant à vivre terrés et dans l’angoisse depuis des mois.
Du côté des forces loyalistes, on cherche également à les faire partir, en les forçant à monter dans des bateaux vétustes. Kadhafi s’est toujours servi des africain-e-s sub-saharien-ne-s comme d’une monnaie d’échange avec l’UE, gardant les frontières extérieures des pays européens. Celles ou ceux qui cherchaient à fuir étaient sévèrement puni-e-s, emprisonné-e-s longuement et torturé-e-s souvent, d’après les témoignages recueillis par l’HCR. Aujourd’hui, pour se venger des attaques de l’OTAN et des pays membres de l’UE, les autorités libyennes forcent les migrants à embarquer, utilisant des armes s’il le faut pour les contraindre à s’entasser à bord de bateaux rarement en état de prendre la mer, mettant ainsi leurs menaces de « déferlement migratoire » à exécution. Le blog du journaliste italien Gabriele Del Grande cite des témoignages de migrants entassés pendant des semaines dans des hangars ou des maisons en ruines, avant d’être obligés d’embarquer pour une traversée périlleuse. « Nous avions peur de mourir en mer, mais nous n’avions pas le choix, des fusils nous visaient », raconte Kingsley.
Laura Blodrini, porte-parole du HCR en Italie, confirme que les conditions de départ ont radicalement changé depuis le début du conflit, avant les gardes-côtes Libyens empêchaient les migrant-e-s de partir pour satisfaire les européens, maintenant les autorités les forcent à «  s’entasser à bord de bateaux vétustes, qui ne devraient pas naviguer. Ils sont chargés à un tel point qu’ils peuvent perdre l’équilibre. Ils y tassent entre 200 et 800 personnes ».

Pendant ce temps, en Europe, on se barricade contre les « afflux  » de migrants. L’agence frontex (chargée de surveiller les frontières extérieures de l’UE) s’active en Italie, où la mission Hermes a été lancée en février, afin d’aider les autorités italiennes à gérer le flux des migrants en provenance d’Afrique du Nord.
De quel «  flux  » parle-t-on ? des quelques 25000 migrants tunisiens qui ont choisi de tenter leur chance en Europe et dont on a fait tout un tapage médiatique en hurlant à l’invasion ?
La Banque mondiale a cependant rendu public un rapport en 2007 : celui-ci estime que «  pour maintenir son niveau actuel de population, l’Union européenne se doit d’accueillir 79 millions d’étrangers d’ici à 2050 ».
Le spectre de l’invasion ne présente d’intérêt que pour ceux qui l’agitent, pendant ce temps on ne parle pas d’autre chose, et les politiques populistes confortent un électorat crédule, stupide, ou inhumain dans ses propres peurs.

Mais l’UE refuse tout accueil, prétextant un quota de demandeurs d’asile déjà atteint.
Lancer des bombes et partir dans un conflit qui évoque celui de l’Irak ou le bourbier afghan est vite décidé, « au nom de la protection de la population  » ; mais en assumer les conséquences n’est visiblement pas à l’ordre du jour.

Ainsi l’initiative du GISTI est audacieuse et remet les pendules à l’heure :
« De ces naufrages, des épaves transformées en cercueils flottants d’hommes, de femmes et d’enfants morts d’épuisement, de faim et de soif après de longues dérives en mer, l’opinion a pris l’habitude. Elle a pu croire à leur caractère inéluctable. Elle a pu ignorer que les équipements anti-migratoires de l’agence européenne Frontex étaient forcément les témoins de nombre de ces drames, en Méditerranée comme ailleurs…
Mais la donne a changé depuis qu’une coalition internationale et les forces de l’OTAN interviennent en Libye. Aujourd’hui, awacs, drones, avions, hélicoptères, radars et bâtiments de guerre surveillent tout ce qui bouge en Méditerranée. Ils ne peuvent pas ne pas voir les bateaux des exilés originaires d’Afrique subsaharienne qui cherchent à fuir la Libye. Ils ne peuvent pas ne pas voir lorsque, de Tunisie, du Maroc ou d’Algérie, des jeunes sans espoir s’entassent dans une embarcation fragile pour gagner l’Italie ou l’Espagne.
En n’intervenant pas, ils se rendent coupables de non-assistance à personne en danger. Ceci ne peut rester impuni.
 »
Je souhaite qu’elle soit suivie, même si je ne me fais guère d’illusions sur le résultat, je n’imagine pas le directeur de frontex, nos ministres et gouverneurs en prison pour les décisions qu’ils prennent, mais il est important de ne pas baisser les bras face à ces politiques qui donnent juste envie de vomir…


Accueil des réfugiés de Libye en Tunisie

La Tunisie et l’Egypte sont depuis quelques mois en plein soulèvement populaire, l’instabilité politique est manifeste tant en Tunisie où trois gouvernements transitoires se sont succédés, qu’en Egypte où l’armée a fini par prendre le pouvoir transitoire. Une crise économique (les principaux revenus étant le tourisme -qui ne repart pas pour l’instant- et le travail en Libye, ou le commerce avec ce pays -impossible en temps de guerre-) s’ajoute à ce constat, dans ces pays déjà largement touchés par le chômage.
Malgré ces difficultés, la Tunisie et l’Egypte ont accueilli depuis le début du conflit en Libye plus de 630.000 réfugié-e-s venant de Libye.
Les ressortissant-e-s de nombreux pays ont pu être rapatrié-e-s, rapidement exfiltré-e-s par avion ou bateau. Les Libyen-ne-s ont été accueilli-e-s malgré les difficultés dans de nombreuses familles Tunisiennes et Egyptiennes, dans un élan de solidarité impressionnant. Restent maintenant les réfugié-e-s d’Afrique subsaharienne, qui ont pu rejoindre la frontière tunisienne et qui attendent dans des camps de réfugié-e-s gérés par des ONG et l’UNHCR au sud de la Tunisie.
Fin mai, une délégation de militant-e-s européen-ne-s (du réseau Afrique-Europe-interact) se rend à Choucha afin de constater la situation sur place.
Des témoignages vidéo de la situation dans le camp sont visibles ici : http://afrique-europe-interact.net/index.php?article_id=470&clang=2.

Des troubles éclatent dans ce camp, où de nombreux/ses Africain-e-s subsaharien-ne-s se trouvent depuis leur fuite de Libye. Un premier incendie brûle quelques tentes durant la nuit du 21 au 22 mai, faisant quatre victimes. Le lendemain, les habitant-e-s du camp font une manifestation afin de demander à pouvoir partir, ils/elles n’en peuvent plus d’attendre dans ces camps au milieu du désert. « Le monde doit savoir ce qui se passe ici, nous ne voulons pas crever dans ce désert. » Ils bloquent une route (seule route de passage vers la Libye pour les villes alentours), provoquant la colère des habitants des villes voisines. Ceux-ci font une descente dans le camp, menaçant les réfugié-e-s en leur demandant de partir, les frappant, les raquettant. De nombreux/se-s habitant-e-s du camp indigné-e-s se trouvent face aux habitants de la ville. Des témoignages individuels rapportent que, avant les affrontements directs, les quelques militaires présents seraient intervenus en envoyant des gaz lacrymogènes et en tirant à balles réelles sur la foule des manifestants, en visant le ventre et les jambes principalement (on entend les tirs et salves des armes automatiques sur les vidéos réalisées avec les téléphones portables que les manifestants mettent à la disposition de la délégation d’Afrique Europe Interact). Des personnes sont blessées. A l’hôpital, les personnes parlent d’atteintes graves (coups, jambes cassées, coups de crosse, et blessures par balles), perpétrées par des militaires, des civils, et par la prise en charge médicale refusée pendant des heures. Les interviews montrent que les militaires et les bandes ont chassé les réfugié-e-s de leurs tentes, les renvoyant vers la frontière libyenne en les traitant à maintes reprises d’ « esclaves et de chiens ». Ils les ont aussi forcés à donner leur biens, les appareils électroniques, les portables, l’argent liquide comme les bagues et les bijoux. L’information sur la situation dans le camp a du rapidement circuler dans la région. Les réfugié-e-s rapportent à la délégation que de nombreux véhicules militaires sont arrivés dans les heures qui ont suivi, en partie équipés d’armes automatiques, mais surtout que plus d’une centaine de voitures particulières avec environ 500 personnes de la région s’en sont pris aux biens des réfugiés. Ils ont aussi mis le feu aux tentes avec de l’essence. 2/3 des tentes ont ainsi brûlé, dans ce camp prévu pour accueillir plus de 20000 personnes. Une grande partie des réfugiés s’est mis en route vers la frontière libyenne, d’autres ont fui vers les steppes désertiques alentour.

Les réseaux militants européens et les ONG lancent des appels (à lire et signer ici : http://afrique-europe-interact.net/index.php?article_id=486&clang=2) pour qu’on accueille en Europe ces populations, réponses négatives de partout. L’Allemagne propose d’accentuer l’aide humanitaire sur place. Mais dans les faits, l’UNHCR avait demandé 80 millions de dollars, et seuls 60%, ont été délivrés. L’ONU avait promis 407 millions pour faire face à la crise libyenne, seuls 47% ont été financés pour l’instant.

Depuis la fin mai, qu’en est-il à Choucha ? De nombreux/ses migrant-e-s du camp de Choucha sont repartis vers la Libye afin d’y prendre un bateau pour l’Europe. Les embarcations coulent plus souvent qu’elles n’arrivent en Europe, et les rescapé-e-s, après avoir vu mourir leur famille et ami-e-s… sont souvent transporté-e-s dans les camps du sud Tunisien. Boucle infernale.

Combien de temps encore laissera-t-on ces populations, victimes à multiples égards, à l’abandon ?

Combien de temps encore laissera-t-on nos dirigeants prendre des décisions ayant des conséquences aussi graves, en toute impunité ?

Combien de temps encore subirons-nous ces frontières inhumaines qui génèrent tant de mort-e-s ?

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