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Jurys populaires, fichiers policiers

par Jean Marc Manach

Article mis en ligne le mercredi 22 juin 2011

A lire avec tous les liens sur :
http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2...

21 juin 2011

Rapporteur du projet de loi sur sur les "jurys populaires", qui "a pour premier objectif d’améliorer la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale" et dont l’examen débute ce mardi 21 juin à l’Assemblée, Sébastien Huyghe a déposé un amendement de sorte que les fichiers de police soient consultés pour sélectionner les jurés, en vue de s’assurer de la « probité », de «  l’honorabilité » et de «  l’impartialité » de ces citoyens tirés au sort...

Député (UMP) du Nord et vice-président de la commission des lois, Sébastien Huyghe est également... commissaire à la CNIL, qu’il connaît d’autant mieux qu’il est très proche d’Alex Türk (lui-même sénateur du Nord et président de la CNIL), qu’il avait eu pour professeur lorsqu’il était étudiant en droit, et qu’il avait ardemment défendu lorsque le gouvernement avait cherché, en janvier dernier, à couper la tête de la CNIL.

Le STIC (Système de traitement des infractions constatées), le plus important des fichiers policiers, créé en 1995, n’a été "légalisé" qu’en 2001. 6 ans dans l’illégalité, pour un fichier policier, ça en jette. Il n’en fiche pas moins plus de la moitié des Français (plus de 5 millions de "suspects", plus de 28 millions de "victimes"). Objectif : permettre aux enquêteurs d’aller au-delà (ou plutôt en-deça) du casier judiciaire.

Car si toutes les personnes "suspectées" (notamment parce qu’elles ont été "dénoncées") ne sont pas forcément "condamnées", le ministère de l’Intérieur a estimé qu’il était important de pouvoir ficher les "suspects" (tout comme les "victimes"), histoire de vérifier qu’ils ne sont pas des suspects "en série" (et/ou des victimes "en série", ce qui les rendrait donc... "suspectes").

JUDEX (pour "système JUdiciaire de Documentation et d’EXploitation"), son équivalent à la gendarmerie, créé en 1985, n’a pour sa part été légalisé qu’en 2006, lorsque les parlementaires, qui proposaient de le fusionner avec le STIC, s’aperçurent qu’il ne disposait, 21 ans après sa création, d’aucune base légale. 21 ans dans l’illégalité, pour un fichier militaire, ça en jette aussi.

83% d’erreurs dans les fichiers policiers

Depuis 2001, ces fichiers de police judiciaire sont également utilisés à des fins de police administrative, afin d’écarter de certains emplois toute personne qui, à tort ou à raison, aurait été dénoncée, ou suspectée, et donc, parce que fichée, considéré, pour reprendre l’expression consacrée, comme "défavorablement connue des services de police". Plus d’un million de personnes, en France, voient ainsi leur emploi conditionné à ce que l’administration qualifie d’"enquêtes administratives de moralité" qui, pour l’essentiel, consistent à vérifier si ces ex-futurs fonctionnaires ou salariés sont fichés au STIC ou dans JUDEX (voir Futurs fonctionnaires, ou potentiels terroristes http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2... ?). Ce qui ne va pas sans poser de problèmes.

En 2008, et après un an d’enquête, la CNIL révélait ainsi que plus d’un million de citoyens, bien que blanchis par la Justice, n’en étaient pas moins toujours fichés comme "suspects" dans le seul STIC. Faute de moyens (et donc de volonté politique), les services du ministère de la Justice n’ont pas les moyens de mettre le STIC à jour, quand bien même les "suspects", lors de leurs procès, ont été disculpés... : s’ils sont condamnés, leur casier judiciaire est renseigné ; s’ils sont disculpés, leurs fichiers policiers n’est pas modifié : ils restent "suspects"...

La même année, la CNIL révélait par ailleurs que 83% des fichiers STIC qu’elle avait été amenée à contrôler étaient erronés, non justifiés, ou avaient du être corrigés (voir En 2008, la CNIL a constaté 83% d’erreurs dans les fichiers policiers http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2...)...

Les jurés fichés ne pourront pas se défendre

On serait donc en droit d’attendre des parlementaires -et a fortiori de ceux qui, par ailleurs, sont commissaires à la CNIL- un soupçon de défiance quant à ces fichiers policiers qui, non content de renverser la présomption d’innocence au profit d’une présomption de culpabilité, sont donc truffés d’erreurs.

Sébastien Huyghe, lui, a donc déposé un amendement (CL211 (.pdf) visant à cribler les nouveaux jurés dans les fichiers policiers, afin de jauger "des raisons de contester leur impartialité, leur honorabilité ou leur probité".

Pour Huyghe, il s’agit de permettre au tribunal d’éviter d’avoir comme juré une personne qui aurait été mis en cause, ou victime, ou partie civile, d’une affaire similaire à celle qu’il aura à jugé. On aurait aussi aimé l’entendre ne serait-ce qu’évoquer les nombreux problèmes posés par les fichiers policiers et les "enquêtes administratives de moralité" que la CNIL a précisément soulevé.

Par ailleurs, et comme le souligne Delphine Batho, députée PS et auteure d’un projet de loi visant à encadrer les fichiers policiers (voir Fichiers policiers : les (gros) godillots de l’UMP… et de la CNIL http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2...), dans une autre proposition d’amendement, "rien ne justifie que la sélection des citoyens assesseurs diffère de celle des jurés d’assises" :

Actuellement, seul le bulletin n°1 du casier judiciaire est pris en compte et l’argument selon lequel il serait nécessaire de pallier les «  retards dans l’inscription des condamnations au casier judiciaire » (rapport du Sénat) ne peut être retenu.
Par ailleurs, l’accès à ces fichiers est strictement encadré et la liste des personnes habilitées à les consulter définie strictement. En aucun cas des membres de conseils généraux ou les avocats, membres de la commission de sélection des citoyens assesseurs, sont autorisés à avoir connaissance des données contenues dans ces fichiers.

Un autre amendement, déposé par Mme George Pau-Langevin, M. Dominique Raimbourg et les membres du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche, est encore plus direct :
Dans la mesure où les citoyens sont amenés à participer à la justice, il est choquant d’introduire dans le choix de ces « assesseurs » une appréciation subjective, fondée sur des dénonciations ou des informations contenues notamment dans certains fichiers de police, quant à leur capacité à exercer la fonction de citoyen assesseur. (...)
On observe enfin que les candidats qui, a priori, remplissent les conditions de jurés ne sont pas informées des motifs pour lesquelles elles ont été écartée, la décision étant par ailleurs sans recours.

Les personnes, fichées à tort, ou en violation de la loi, et donc "suspectées" de ne pas avoir la « probité », « l’honorabilité » ou « l’impartialité » nécessaire à la fonction de juré, pourront donc aller se rhabiller, sans même savoir ce qui leur est reproché, ni pouvoir se défendre. Une bien belle façon d’encourager la "participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale", du nom de ce projet de loi. Une très haute idée de la Justice. Et une curieuse conception des valeurs, issues de la loi informatique et libertés, et que la CNIL est censée incarner.

jean.marc.manach (sur Facebook) @manhack (sur Twitter)

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