Une tribune pour les luttes


Désirés à 20 ans, méprisés à 70


Article mis en ligne le samedi 6 août 2011

Publié le 2 août 2011

A lire en entier avec les photos sur :
http://www.med-in-marseille.info/spip.php?article1479

par Anne-Aurélie Morell, Sarah Lehaye

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« Quand on était jeunes, on nous a pris pour des esclaves, maintenant qu’on est vieux, on nous prend pour des cons ». En une phrase cinglante, voici résumée toute une vie de Chibani. Ces « cheveux blancs », comme on appelle les vieux travailleurs migrants d’Afrique du nord, sont de nouveau, depuis quelques mois, la cible du gouvernement français. En cause : la durée effective de résidence en France de ces hommes et femmes inscrits dans un processus de migration perpétuelle entre leur pays d’origine et celui où ils ont passé une majorité de leur vie.

En 2006 à Marseille, quelques milliers d’entre eux étaient radiés et acculés par les services des impôts leur refusant pour les mêmes motifs la délivrance de leur avis d’imposition. Aujourd’hui, un peu partout en France, ce sont, entre autres, les services des Caisses d’allocation familiale (CAF) et des Caisses d’assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) qui les étouffent financièrement en supprimant le versement d’aides au logement et minimum vieillesse, quand ils ne réclament pas le remboursement de sommes considérées comme perçues indument. Des subsides représentant parfois la principale source de revenus des anciens - dont la retraite de base dépasse rarement quelques centaines d’euros. Les pouvoirs publics déclarent donc la guerre à ceux qu’ils considèrent comme des «  fraudeurs intentionnels » et traquent ces petits vieux - tous évidemment professionnels de l’arnaque aux prestations sociales - à travers une politique ultra-répressive. Ceux-là mêmes qui ont sacrifié à la libération de la France leur jeunesse, à sa reconstruction leur force de travail, ne seraient désormais que de vils rentiers vivant aux crochets de notre société, des escrocs accrocs aux alloc’.

La coordination des services, « clef de la lutte contre la fraude »

La lutte contre la fraude aux prestations sociales constitue un combat de longue haleine - apparaissant comme nécessaire - qui ne date pas d’hier. Elle est l’un des principaux chevaux de bataille de l’administration Sarkozy depuis sa prise de fonction. Mais dès le 8 avril dernier - et la diffusion d’une circulaire à tous les organismes prestataires les invitant à «  l’échange et la mise en commun des informations » afin d’infléchir ce «  fléau » qui couterait 20 milliards à l’Etat - le harcèlement a été érigé en politique d’Etat. Qu’importe si la fraude imputable aux particuliers ne représente qu’une infime part de la totalité des resquilles (les trois quarts du manque à gagner seraient en réalité le fait des entreprises).

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La méthode se montre à la hauteur de la détermination, farouche, de l’Etat de récupérer ses billes. Le 4 avril 2011, Roselyne Bachelot-Narquin, ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale (deux autres ministères sont partie prenante : la Santé, le Budget), donne le top départ d’une expérience de « coopération renforcée » entre les CAF de treize départements, parmi lesquels les Bouches-du-Rhône, et les différents services de protection sociale. Les organismes choisis pour mener cette expérimentation l’ont été parce qu’ils avaient préalablement «  fait leurs preuves » en matière de lutte contre la fraude. Il n’est par ailleurs pas étonnant que les Bouches-du-Rhône constituent l’un des fers de lance de l’opération, lorsque l’on sait que le député marseillais Dominique Tian est le rapporteur des travaux de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale sur le sujet. Le test grandeur nature, prévu sur quatre mois, mobilise « 142 agents de contrôle assermentés des CAF exerçant dans les 13 départements concernés, soit près de 25 % de l’effectif total de contrôleurs de la branche », indique la circulaire ministérielle. Cinq domaines sont concernés dont les fraudes aux aides au logement et à la résidence sur le territoire national. Cette coordination des services pourrait permettre, selon la ministre, de récupérer 100 millions d’euros par an de prestations touchées abusivement.

Afin de satisfaire à la politique du chiffre imprimée par le gouvernement, les organismes sociaux sont incités à actionner tous les leviers possibles : contrôle des quittances de loyer, vérification des passeports, collaboration avec les services de police de l’air et des frontières des pays d’origine - afin de s’assurer que les Chibanis ne passent pas trop de temps sur la terre qui les a vus naître, et pas assez sur leur lieu officiel de résidence. Ce qu’accrédite Françoise Roger, directrice des affaires juridiques du Centre des liaisons européennes et internationales de Sécurité sociale, dans le rapport parlementaire d’information sur la fraude sociale : «  Phénomène nouveau, des dispositions d’entraide administrative et en faveur de la communication entre institutions apparaissent dans les conventions, notamment bilatérales. Un certain nombre d’États, comme le Maroc, commencent eux-mêmes à prendre conscience de l’existence de fraudes nées sur leur territoire et nous envoient des signalements détaillés ».

Ainsi, pour pouvoir percevoir l’ASPA (Allocation de Solidarité aux Personnes Agées), le délai maximum du séjour hors de France s’établit à 180 jours, soit environ la moitié de l’année ; en ce qui concerne les aides au logement (APL), la limite s’abaisse à 120 jours, soit quatre mois ; et enfin, un bénéficiaire de l’AAH (Allocation Adulte Handicapé) ne peut partir, lui, que 92 jours par an (trois mois), sous peine de se voir supprimer sa pension.

Pour ceux qui outrepassent - intentionnellement ou non - ce délai, la sanction tombe instantanément : suspension des allocations logement et dans certains cas de l’ASPA - appointements vitaux venant compléter une infime pension basique, qu’explique une vie professionnelle en dents de scie où se sont alternés travail légal et au noir.
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Les associations de défense des Chibanis relèvent que l’interruption des versements susmentionnés est actée et rendue effective, y compris lorsque la fraude n’est pas avérée. Et ce jusqu’à ce que l’allocataire privé de ses droits prouve la réalité de sa résidence quasi permanente en France.

Car contrairement à ce qu’indique un communiqué de l’organisme que nous nous sommes procuré, aucun « courrier recommandé avec accusé réception » n’est parvenu au préalable aux Chibanis visés par ladite procédure : «  les suspensions d’allocations ont eu lieu sans aucun avertissement. Nous commençons seulement à obtenir des informations. Les Chibanis reçoivent des lettres qui les avertissent de leurs droits et de leurs obligations », confirme Gabriel Llesta, membre de l’Association de solidarité des travailleurs immigrés (ASTI) à l’origine de la constitution du Collectif SOS Chibanis 66, qui œuvre à Perpignan et réunit une quarantaine de « cheveux blancs ».

Même jeu du chat et de la souris du côté des Caisses d’allocation familiale. Là encore, en l’absence de l’assuré lors de la visite surprise, les contrôles ont abouti pour beaucoup à la suspension à titre « préventif » des allocations. La DNLF, qui est au cœur de cette politique de lutte contre la fraude et dont elle tient les rênes, n’a pas souhaité s’exprimer sur ce point.

Du côté des défenseurs des Chibanis, dans le Sud-ouest comme dans notre région, on décèle dans cette « chasse aux fraudeurs » une volonté de cibler des ancêtres aujourd’hui indésirables. « On les a fait venir dans les années 60-70, par le biais d’agences de recrutement », rappelle Gabriel Llesta. A l’époque la France avait besoin de bras pour se reconstruire. Une fois le citron pressé, l’écorce desséchée peut être expulsée. « Pour moi, il y a un calcul délibéré pour les foutre dehors, maintenant qu’ils coûtent plus que ce qu’ils ne rapportent ». « Aujourd’hui, on nous dit "Va-t-en on n’a plus besoin de toi" », enrage un Chibani rencontré dans le centre de Marseille et qui souhaite conserver l’anonymat. «  Personnellement, j’ai travaillé pendant quarante-quatre ans sur le port, sans jamais prendre un jour de congé pour maladie. Maintenant je suis malade et on refuse de me délivrer la Carte Vitale. A quoi ça sert notre avis d’imposition ? A obtenir des aides ? Mais ils nous les ont toutes enlevées. Et je crois même qu’ils cherchent à récupérer celles qu’ils ont déjà données. Je peux savoir qui fait la loi en France ? ». Avant de tourner les talons, répugnant à s’exprimer davantage, il lance : « On a beaucoup de choses à dire, mais ça ne sert à rien. La France ne nous reconnait pas ».

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En revanche, observer les séquelles de cette politique s’avère relativement aisé. Mohamed Salah Kerrouche, 72 ans, fait partie des vieux travailleurs installés à Marseille sanctionnés, alors même qu’il remplit les conditions légales de résidence. Outre la pension d’ancien combattant - minime et toujours cristallisée - qu’il perçoit pour service rendu à la nation lors de la Guerre d’Algérie (soit un peu plus de 400 euros par an), il touchait jusqu’ici 215 euros de retraite de base et 700 euros d’ASPA (ex-minimum vieillesse). A ce jour, il n’a plus droit à cette dernière : «  Les problèmes avec la CRAM (Caisse régionale d’assurance maladie, devenue CARSAT, ndlr) ont commencé il y a deux mois. Ils m’ont envoyé une lettre pour savoir où j’habitais, me demandant des justificatifs de domicile. Comme je ne sais ni lire ni écrire, je leur ai envoyé mes quittances de loyer pour les six derniers mois de l’année 2010. Puis ils m’ont réécrit, disant qu’il leur fallait les quittances des six premiers mois. Que j’ai immédiatement envoyées ». En vain, tous les documents fournis ont été « rejetés ».

Séance tenante, les services de la caisse d’assurance retraite interrompent leurs versements, plongeant le septuagénaire dans une détresse financière insoutenable. Une fois le loyer de sa petite chambre d’hôtel meublé réglé, il ne lui reste plus rien pour vivre. « Le loyer est de 450 euros : la CAF paye 250 euros, et moi 200 euros ». Comment réussit-il à se nourrir, à se vêtir ? « Comment je fais ? Je crève ! », répond douloureusement Mohamed. Heureusement, un ami solidaire l’invite à manger chez lui régulièrement. Lui qui souhaitait se rendre en Algérie pour passer le mois de Ramadan est contraint de reporter sine die son voyage, faute de moyens et de réaction de la commission chargée d’étudier son cas. Car face à la suppression infondée de ses allocations - puisqu’il passe bien plus des six mois annuels réglementaires en France - l’homme a décidé de ne pas se laisser faire et a constitué un dossier, comportant notamment des photocopies de son passeport et des tampons des deux pays attestant de sa résidence quasi-permanente sur le sol français. « Ca doit passer en conseil, j’attends une réponse », soupire-t-il sans grand espoir. Si rien n’aboutit, il « [attaquera] en justice », pour défendre « [ses] droits ».

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Les sanctions ne se sont pas fait attendre, avec pour conséquence l’impossibilité pour certains de s’acquitter de leur loyer. « Les propriétaires, même si c’est compréhensible, se sont comportés de manière très dure. Ils se sont retournés contre les vieux, leur arrachant portes et fenêtres en plein hiver, pour les faire partir ». A Marseille, le cas s’est présenté pour un des Chibanis rencontrés sur la placette à l’angle des rues Pressensé et de la Fare, rebaptisée « Place des Oubliés ». La CAF lui ayant suspendu ses aides au logement dès la fin 2009, l’agence gérant sa location l’a « assigné en justice », le faisant condamner à rembourser « plusieurs milliers d’euros ». Après en avoir déboursé 3 400, le retraité pense être à jour. La provision semblera insuffisante. Compte postal bloqué, allocations vieillesse saisies : en tout, près de 12 000 euros lui sont réclamés. L’ancien n’y comprend « plus rien »... Sauf que les économies de toute une vie s’envolent en fumée.


Des luttes associatives qui aboutissent

Côté perpignanais, des Chibanis ont été, eux, condamnés à rembourser les trop-perçus, pour un montant dépassant parfois 20 000 euros. Ils n’auront pas assez des quelques années qui leur restent à vivre pour s’en acquitter, et cela « même s’ils sont rétablis dans leurs droits, puisqu’ils ne sont pas solvables », considère Gabriel Llesta. Toutefois, les amendes prononcées en sus, d’un montant de mille euros, ont été assorties de sursis, la bonne foi ayant été retenue par le juge. « Certains reconnaissent avoir dépassé les limites, mais faute d’information, tempère Gabriel Llesta. Il faut savoir que les assistantes sociales qui s’occupent généralement de ces populations ne connaissent pas elles-mêmes la variation des temps de présence sur le sol français en fonction des allocations perçues. C’est nous qui la leur avons apprise ». Et puis « beaucoup de vieux sont tombés des nues. Eux qui ont travaillé toute leur vie en France pensaient que c’était normal de toucher 700 euros par mois. Ils ne font pas la différence entre retraite de base et compléments ».

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En définitive, la situation des Chibanis en France, et plus particulièrement dans le Sud, reste extrêmement précaire. Faisant preuve d’une grande « dignité », la plupart d’entre eux refuse toute aide distribuée de façon trop voyante, malgré le fait qu’« ils crèvent la faim ». Deux d’entre eux ne se sont-ils pas évanouis en pleine réunion, le médecin les ayant éxaminés concluant à une sous-alimentation ? Le Collectif organise donc des collectes, afin de redistribuer les denrées individuellement, discrètement.

L’Europe s’en mêle et advienne que pourra

Bien sûr, difficile d’affirmer preuve à l’appui que la politique gouvernementale en matière de lutte contre la fraude cible de manière discriminatoire cette population de quelques milliers d’âmes (les chiffres avancés pour Marseille sont de l’ordre de 10 à 12 000 Chibanis). Un premier bilan de ces contrôles, annoncé pour septembre prochain, apportera peut-être quelques éléments de réponse. Reste qu’il s’agit-là de papys et mamies exposés, à l’équilibre foncièrement fragile. Pour preuve, l’Europe s’en inquiète.

Se pourrait-il qu’une réelle prise de conscience des instances européennes suscite et relance le débat de leur vulnérabilité ? Une recommandation semble aller dans ce sens. Le 25 mai 2011, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe - qui rassemblait les ministres des Affaires Etrangères de l’Union européenne - a transmis aux Etats membres une note les incitant à « prévenir les risques de vulnérabilité des migrants âgés et l’amélioration de leur bien-être ». Ainsi, il appelle les gouvernements à « procéder à une évaluation globale de la situation des migrants âgés dans les Etats membres et de prendre des mesures appropriées aux niveaux national, régional et local visant à promouvoir leur bien-être, y compris la prévention des mauvais traitements à leur égard et la réduction de leur vulnérabilité, de leur isolement social et de leur marginalisation ».

Le Comité a donc adressé une série de propositions préconisant notamment une liberté quant au choix du pays de résidence du retraité, des dispositifs plus souples pour accueillir temporairement un membre de la famille d’un migrant âgé mais aussi la conclusion de conventions bilatérales ou multilatérales de Sécurité sociale permettant le maintien des droits et le paiement des prestations à l’étranger. Autant de mesures pour lesquelles se battent Chibanis et associations, qui adouciraient leurs conditions de vie et leur assureraient une retraite bien méritée. Malgré la faible valeur juridique d’une recommandation - c’est un instrument non contraignant qui n’a pas force de loi - elle permet de transmettre la valeur politique des Etats concernés. Dans un contexte où l’exécutif français tend vers une politique plus restrictive qu’ouverte sur l’extérieur, les Chibanis peuvent-ils attendre, à une année d’un nouveau sacre présidentiel, une once de reconnaissance, un soupçon d’écoute afin de couler, enfin, une retraite paisible ?


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