Une tribune pour les luttes

STAGE SUD EDUCATION BDR du 14 décembre 2004

LE DEMANTELEMENT DES SERVICES PUBLICS D’EDUCATION

(projet de loi Fillon, rapport Thélot, décentralisation, LOLF, ...)

Article mis en ligne le mardi 14 décembre 2004

La LOLF

Introduction - La LOLF, ou loi organique relative aux lois de finances (68 articles au lieu des 45 de l’ordonnance du 2 janvier 1959) est une loi du 1er août 2001, avec trois objectifs affichés : réformer le cadre de la gestion publique pour l’orienter vers les résultats, assurer la transparence des informations budgétaires et le contrôle parlementaire, favoriser le débat stratégique sur les finances publiques (source : Minefi, direction du budget, février 2002). L’application de cette loi a commencé le 1er janvier 2002 et sera achevé au 1er janvier 2006.

1. La culture du "résultat", ou le management appliqué aux services publics.

Article 1er de la loi organique du 1er août 2001 : “...les lois de finances déterminent, pour un exercice, la nature, le montant et l’affectation des ressources et des charges de l’Etat, ainsi que l’équilibre budgétaire et financier qui en résulte. Elles tiennent compte d’un équilibre économique défini, ainsi que des objectifs et des résultats des programmes qu’elles déterminent. ”

- Les crédits ne sont plus affectés à des ministères (et des chapitres - 850) mais à des missions qui se déclinent en 150 programmes. “ Une mission regroupe un ensemble de programmes concourant à une politique publique définie ...” (article 7). Seule une disposition de loi de finances d’initiative gouvernementale peut créer une mission. Elle constitue l’unité de vote des crédits budgétaires.

- Pour chaque "mission" de l’Etat sont définis, dans le cadre d’un avant-projet annuel de performance, des programmes, des objectifs et des indicateurs. Dans l’E.N., on compte 6 programmes (enseignement scolaire public du premier degré, enseignement scolaire public du second degré, vie de l’élève, enseignement privé du premier et du second degrés, soutien de la politique de l’éducation nationale, enseignement technique agricole).

- Dans l’E.N., chaque programme compte entre quatre et huit objectifs (soit en tout 31 objectifs) . A chacun de ces objectifs est associé entre un et onze indicateurs (au total, selon le document prévisionnel cité, 105 indicateurs). Pour chaque programme est pris un engagement annuel sur les résultats (avec Projet Annuel de performance - PAP), et compte-rendu des résultats (Rapport Annuel de Performance - RAP, votée avec la loi de règlement du budget chaque année).

- On organise le "passage d’une culture de moyens à une culture de résultats" : objectifs, résultats, évaluation. Sont visés en particulier "des objectifs d’efficience de la gestion, tendant, pour les contribuables, à améliorer le rendement des fonds publics, soit en accroissant, pour un même niveau de ressources, les “ produits ” des activités publiques, soit, pour un même niveau d’activité, à recourir à moins de moyens" .

- Pour accroître l’efficacité, une série de mots d’ordre inspirés du management : "plus d’engagement sur les résultats, plus de transparence sur l’utilisation des moyens (justification au "premier euro", analyse des coûts par action), et plus de "liberté pour les gestionnaires" (fongibilité des crédits)" .

- Tout le vocabulaire diffusé aux gestionnaires (par exemple les recteurs) va dans le même sens : déconcentration / contractualisation / démarche qualité / contrôle de gestion / pilotage de la performance / évaluation sur objectifs définis et engagement sur les résultats.

2. Du chef d’établissement - gestionnaire et à l’enseignant - salarié : la LOLF appliquée à l’E.N. d’après le projet de loi 2005.

- L’engagement sur les résultats produit des effets remarquables dans le projet de loi . Il se traduit par la mise au point d’indicateurs de performance qui méritent notre attention :

- un indice synthétique d’activité (ISA), comparable à celui qui existe déjà pour les hôpitaux. Cet indice serait calculé de la manière suivante : à chaque type et niveau de formation, serait préalablement affecté un nombre de points (par élève) proportionnel à l’importance des moyens matériels et humains qu’il nécessite ; puis, on diviserait, pour chaque établissement, le coût des moyens dont il dispose par le nombre de points correspondant aux formations qu’il dispense. On obtiendrait ainsi la valeur du point, qui renseignerait directement sur l’efficacité de chaque établissement : plus cette valeur serait élevée, moins elle serait bonne. Dans un deuxième temps, cet indice pourrait être calculé, au sein des établissements, par type de formation voire, éventuellement, par classe. Des coefficients de pondération pourraient être intégrés pour tenir compte des établissements situés dans des zones d’éducation prioritaires ou de très faible densité. Les indices ainsi établis seraient publiés ;
- un indice synthétique de qualité (ISQ), qui mesurerait, pour chaque établissement, l’écart entre les résultats attendus et les résultats constatés. Reposant sur le dispositif déjà existant permettant de comparer ces résultats, il pourrait être affiné, au sein des établissements, par filière de formation et par classe. Il serait également publié ;
- un indice de performance, résultant du croisement de ces deux indices (ISA et ISQ), mesurant l’efficience de l’établissement ou de la classe. Cet indice pourrait être utilisé pour mettre en place un régime indemnitaire rénové, conduisant à l’attribution d’une “ prime de performance ” aux chefs d’établissement d’abord, puis dans un second temps, à l’ensemble du personnel. Cette prime serait financée à partir de tout ou partie des primes existantes, auxquelles on ajouterait une partie des sommes des moyens rendus disponibles par l’amélioration de la performance du système.

Combinée aux points suivants, cette gestion revient à mettre tout de suite en place, et indépendamment même de la loi Fillon sur l’E.N. : la concurrence entre établissements publics d’une part, établissements publics et privés d’autre part. On se doute comment pour améliorer ses indicateurs de réussite un proviseur de lycée ZEP par exemple devra orienter élèves de son établissement vers des filières où ils ont des "compétences naturelles" - ce sera la seule façon d’afficher des "bons résultats" et d’obtenir des financements. On voit également comment est ainsi mise en place pour la rentrée 2005 une "grille des salaires" au mérite pour les enseignants.

- L’utilisation des moyens avec les principes de justification au "premier euro" et d’analyse des coûts par action promet tout autant de ravages dès la rentrée 2005 (c’est déjà fait dans les académies pilotes concernant la LOLF - Bordeaux et Rennes). Explication et traduction : dans le tableau de bord des actions prioritaires de nature "efficience de gestion (productivité/performance)", la stratégie ministérielle de réforme (SMR) prévoit une "réorganisation de la carte des options, en particulier les langues, dans les lycées" . En clair, et selon les indicateurs de performance retenu dans le même document, il n’y a aucune raison de maintenir un enseignant devant un groupe de moins de 15 élèves. "Ainsi, plus de la moitié des heures d’enseignement du russe, de l’arabe, du breton, du grec ancien ou du portugais, le sont devant un groupe de moins de 15 élèves, ce taux culminant à plus de 70 % pour le russe (75,5 %) et l’arabe (74,1 %). Il convient également de souligner que, pour l’allemand, qui bénéficie de plus de 150.000 heures d’enseignement hebdomadaire, ce pourcentage avoisine 50 %" . On imagine la marge des gestionnaires au niveau des rectorats ...

- La liberté des gestionnaires : une faculté quasi totale de réarbitrer l’affectation des moyens, dans la préparation des budgets, par la justification au premier euro, une fois les crédits votés : par la fongibilité, avec une seule réserve : un plafond limitatif pour les dépenses de personnel .

Une seule réserve, dit le document. Une réserve de taille, puisqu’elle porte le nom de fongibilité asymétrique, et revient à bloquer les crédits de personnel : "La fongibilité laisse donc la faculté de définir (sous la limite de l’asymétrie) l’objet et la nature des dépenses dans le cadre du programme pour en optimiser la mise en œuvre. L’asymétrie se traduit par la faculté d’utiliser à d’autres emplois les crédits prévisionnels dédiés aux dépenses de personnel, sans que l’inverse puisse être réalisé ; les crédits de personnels sont donc limitatifs par programme". En clair, les crédits de personnels peuvent abonder d’autres lignes budgétaires, mais l’abondement des crédits du personnel par les autres crédits est prohibé.

Pratiquement, un gestionnaire peut employer moins de personnel et les payer plus ; ou employer moins de personnel titulaires et plus de précaires pour améliorer sa performance (efficience) ; ou employer moins de personnel. Si l’on se reporte à l’indice de performance défini ci-dessus, où il était question d’attribuer des primes aux personnels méritants, on en tire immédiatement une simple conclusion : pour permettre des primes, il faut pouvoir diminuer les traitement(ou les salaires) des autres personnels. Dans tous les cas, on en vient à la casse des statuts dans la fonction publique, le développement de la contractualisation et de statuts de droit privé dans l’E.N. On comprend mieux pourquoi M.Fillon fait mine de dédaigner les recommandations du rapport Thélot sur la segmentation des statuts dans l’E.N. Il n’y a plus besoin d’intégrer ce type de mesure dans une loi sur l’éducation à venir - c’est déjà inscrit dans une loi votée, celle des finances de la nation ...

Témoignage d’expérimentateurs de la réforme budgétaire en 2004 (Rectorats de Rennes et de Bordeaux)
Le passage d’une logique de moyen à une logique de résultat renvoie chacun à la définition de sa mission et à la juste mesure des moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs fixés et obtenir les résultats attendus. Cela redonne un sens parfois oublié aux actes de gestion. L’absence de cloisonnement entre les lignes de délégation de crédits ou d’emplois offre des marges de manœuvre nouvelles en académie.(...) Cela a conduit les services gestionnaires à une nouvelle perception de leur rôle. Faut-il remplacer tel départ à la retraite ? quelle balance coût/avantage de telle dépense pour le service ? On s’oriente alors vers une gestion plus raisonnée, plus réfléchie.

Pas besoin de commentaires - on est passé à l’âge de la "Moderfie" (c’est le nom choisi pour décrire la novlangue de la "réforme financière de l’Etat).

- L’adoption d’une comptabilité d’exercice (plan comptable général emprunté à l’entreprise) se fait à un moment charnière de l’histoire des normes comptables, puisqu’en janvier 2005 la comptabilité européenne est réformée selon les normes anglo-saxonnes. Officiellement, il s’agit d’aller vers "plus de transparence". En pratique, il s’agit de donner aux bilans comptables le lissage nécessaire pour rassurer les actionnaires (dans le privé), afficher des courbes de performances pré-calculées (dans le public), alourdir considérablement la ligne des engagements sociaux (retraites et prévoyances à réintégrer dans le bilan des entreprises publiques "à statuts") . Et d’adapter les nouvelles normes selon une logique simple :"C’est le cas de la norme relative aux immobilisations corporelles, notamment l’immobilier banalisé (bureaux), pour lequel une solution originale d’évaluation à la valeur de marché a été retenue pour permettre une gestion dynamique (sic !) par les services. Le Gouvernement a également retenu le principe d’inscription des engagements de retraites pour les fonctionnaires en engagements hors bilan" . La preuve sera ainsi faite du manque de rentabilité et d’efficience des services publics, et de la nécessité, pour le bien du contribuable, de déléguer ces missions, ou, mieux, de les privatiser.

"La proportion des financements publics dans la dépense d’éducation est plus élevée en France
(92 %) que dans l’ensemble des pays de l’OCDE (88 %)
" . Est-ce grave ? Pourquoi est-ce un problème que l’éducation soit à la charge de la nation bien plus que des familles ?

Conclusion - La LOLF ou l’institutionnalisation d’un laminage systématique des services publics.

L’objectif de cette politique de "modernisation" ne fait plus de doute. Afficher la baisse des dépenses publiques comme un objectif en soi, ne plus réfléchir aux objectifs que l’on assigne à des services publics, ne plus définir même les besoins de la population, conduit à éliminer la dépense publique, et, à terme, le service public.

La qualité de vie des populations, leur accès aux soins, à l’éducation , à une assurance contre les risques du chômage ou de la vieillesse sont de moins en moins garantis. Le nombre de personnes vivant en surendettement, dans la précarité explose. La défiscalisation des produits financiers, de nombreuses dépenses que seuls les plus riches peuvent effectuer, non seulement accroît les écarts de richesse entre les Français, mais prive l’Etat de ressources essentielles à la construction d’une société plus juste et plus humaine pour tous. Autrement dit, les personnels des services publics ne sont, bien sûr, pas les seuls sacrifiés. Mais, on le voit à travers la LOLF, eux aussi le sont. Pour le plus grand dommage de tous.

Au niveau de l’Education Nationale plus précisément, la réforme du budget implique des transformations complètes du statut des fonctionnaires sans que la loi Fillon ait besoin de s’en saisir. En somme, alors que l’on peut et que l’on doit se mobiliser contre la loi Fillon, notamment parce qu’elle propose une école à deux vitesses, avec des savoirs au rabais pour certaines catégories de la population, parce qu’elle organise la fin d’un système d’examens nationaux égalitaires, on doit également se mobiliser contre la politique budgétaire et fiscale de ce gouvernement. Les règles et les pratiques mises en place sont au service de la privatisation, et donc aussi de la préparation du passage de l’éducation dans le cadre réglementaire de l’AGCS . Au fait, le ministre de l’économie qui a préparé et fait adopter la LOLF s’appelait Laurent Fabius. C’était en 2001.

François WEISER, le 14 décembre 2004.

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