Une tribune pour les luttes

France culture

Débat sur l’anti-tsiganisme

Henriette Asséo, Jean-Luc Poueyto et Martin Olivera.

Article mis en ligne le samedi 19 novembre 2011

http://www.franceculture.fr/emissio...

Invité(s) :

Henriette Asséo, historienne à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), spécialiste de l’histoire du peuple tzigane en Europe, membre du conseil de direction du Centre de recherches tsiganes de l’Université Paris-Descartes

Martin Olivera, ethnologue et coordinateur ’Action tsigane’ au sein de l’association Rues et cités qui a pour objet la protection de l’enfance, la prévention de l’exclusion, et l’aide à l’insertion professionnelle, spécialiste de l’histoire des Roms

Jean-Luc Poueyto, anthropologue à l’Université de Pau


En complément :

A la suite des rencontres « Tsiganes », « Nomades » : Un malentendu européen qui se sont déroulées à Paris du 6 au 9 octobre et qui s’inscrivaient dans une dimension européenne, un colloque consacré plus spécifiquement au cas de la France se déroulera à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour les 24 et 25 novembre 2011.

Tiré de la riche bibliographie- ressource du prochain Colloque de Pau, 24 et 25 novembre 2011 consultable sur le site de présentation du colloque :
http://www.tsiganes-nomades-un-malentendu-europeen.com/


Henriette Asséo - Le "nomadisme tsigane" : une invention politique

http://www.tsiganes-nomades-un-male...

Il n’existe pas en Europe de peuple qui ne soit modelé par l’Histoire nationale ; la vision que, de part et d’autre de l’échiquier politique, on tente d’imposer d’un peuple tsigane, « nomade » par nature, serait ridicule si elle n’avait pas des effets politiques dévastateurs.

Inspirés par la pensée néolibérale et le multiculturalisme anglo-saxon, les idéologues des institutions européennes ont forgé un mythe politique : celui de la « nation rom » comme minorité européenne transnationale. Ils ne comptent pas en assumer les effets.

Les partis de gauche se drapent dans la posture inopérante de « l’antiracisme universel », confortant l’idée que les ressortissants tsiganes n’appartiennent pas à leur histoire nationale.

L’Etat manipule les catégories, mais il est aussi manipulé par les gouvernements de l’Europe balkanique, qui profitent du droit communautaire pour se servir de leurs ressortissants «  roms » comme monnaie d’échange économique. Ainsi les accords négociés par Pierre Lellouche prévoient en échange du renvoi des « roms migrants », l’accueil par les universités françaises d’un fort contingent d’étudiants roumains. Parmi ces derniers, de nombreux «  roms » invisibles, comme le sont les roms ukrainiens ou polonais de l’industrie du bâtiment, ou tchèques et yougoslaves des usines Peugeot à Sochaux.

Car 95% de la population rom de l’Europe centrale et orientale est ouvrière ou paysanne. Les Communistes au pouvoir ont interdit dès 1958, le « nomadisme ». Ils ont éradiqué les derniers «  vlax » ambulants et prolétarisaient les villages « tsiganes ». A la chute du communisme, l’industrie a été abandonnée ; de gigantesques ghettos se sont formés, 30 000 personnes à Sliven en Bulgarie par exemple.

A l’heure actuelle, sur les 15 000 roms de la nouvelle migration en France (une goutte d’eau parmi les 150 000 étrangers qui s’installent chaque année dans notre pays), il n’y a aucun « nomade ethnique ». Mais la reconstitution d’une catégorisation nouvelle de « rom migrant » qui provoque une déterritorialisation de fait.

Regardons à présent de plus près l’histoire française.

Les Bohémiens, comme on disait jusqu’en 1970, étaient ancrés de façon séculaire non seulement dans la Nation mais dans une région précise : Bohémiens du Pays basque installés dans les mêmes villages depuis le XVI siècle, et qui ont d’ailleurs des patronymes basques, manouches des pays de la Loire descendant des « capitaines de Bohémiens » protégés par la noblesse locale, gitans catalans du sud, « boumians » provençaux, sinté alsaciens, ou piémontais du duché de Savoie, etc…, la liste est aussi variée que l’était le tableau ethnographique des provinces françaises. Chaque fois, une culture différente, mêlant le romani et les langues locales, et jamais aucun constat de nomadisation. L’enracinement est attesté par les archives de l’état-civil.

A partir la loi de 1912, tout change. Face au développement considérable de la mobilité sociale et au désenclavement du commerce rural, l’administration veut réglementer les professions itinérantes. Elle crée deux statuts, l’un individuel, celui de « forain », l’autre collectif, celui de «  Nomade ». La ligne de partage n’est pas ethnique. Ainsi, le musicien manouche Django Reinhardt possédait un carnet de forain. Tous les Bohémiens de France ne sont pas devenus des « Nomades », tous les «  Nomades » n’étaient pas bohémiens.

Qui donc, alors, relevait au regard de l’administration du « régime des Nomades » au regard de l’administration ? Toute personne qui exerçait une profession ambulante en famille ! Ainsi furent enregistrés des Bretons, des Normands, des Auvergnats, ou des Italiens de France qui n’avaient aucune tradition culturelle «  bohémienne ». Sauf que, à partir de cette date, personne ne pourra plus sortir de sa catégorie, enfants nés ou à naître compris. Ainsi, jusque dans les années 1970, les familles du cinéma ambulant qui égayaient les villages avaient le carnet de «  Nomade ».

Ce régime administratif, qui fabriquait une assignation identitaire familiale définitive, a créé de toutes pièces une population de Français soumis à un traitement d’exception. Interdiction de sortir du territoire national, pas de droit de vote, les membres de la famille ne devaient pas se séparer ; en revanche, les hommes faisaient leur service militaire comme tout Français, et ils furent nombreux à mourir au champ d’honneur.

Cette catégorie de Français était encore plus surveillée que les étrangers. Elle était soumise aux inspections de la police scientifique : dès l’âge de deux ans, cinq documents différents d’identité avec photographie anthropométrique, des «  registres de Nomades » tenus par les gendarmerie et les préfectures envoyés régulièrement au ministère de l’Intérieur. Comme Alsaciens «  romanichels », certains furent internés pendant la Première Guerre mondiale. Tous les Français enregistrés comme « Nomades » ont été assignés à résidence en avril 1940 puis internés en famille dans les camps de Vichy gérés par les préfectures. Ils ne furent libérés qu’en 1946 et l’administration enregistra à nouveau toute la famille comme « Nomade ».

Ce régime inique ne fut jamais abrogé, il fut seulement adouci en 1969. Les «  Nomades » furent alors dénommés « Gens du Voyage » : ils restent enregistrés en famille et ne peuvent sortir de leur catégorie, quelle que soit leur manière de vivre.

Au même moment, la France a changé sa législation du territoire. Avant les années mille neuf soixante dix, chacun était libre de séjourner où il voulait, sauf dans les endroits interdits. Le «  camping sauvage » était légal. Désormais l’ensemble du territoire est interdit au stationnement, sauf les emplacements autorisés. Aujourd’hui, pour avoir le droit de vivre en mobil home, tout Français doit prendre un titre de circulation de « Gens du voyage ». Le nombre de ces nouveaux « Gens du voyage » augmente chaque année du fait de la crise économique… avec le retour au « régime des Nomades », de triste mémoire.

Henriette ASSEO

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