Une tribune pour les luttes

Contre la répression et pour les Droits de l’Homme en Turquie qui détient, de loin, le record mondial d’inculpations pour "terrorisme" et du nombre de journalistes emprisonnés.

Une lettre de prison de Dogan Yurdakul, intellectuel francophone.

" Nous sommes plus de soixante journalistes détenus actuellement en Turquie et je suis fier d’en faire partie."

Article mis en ligne le jeudi 24 novembre 2011

http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/24/une-lettre-de-prison/

Dogan Yurdakul, intellectuel francophone et ex coordinateur du site Oda TV nous écrit depuis la prison de Silivri. Arrêté en mars avec Soner Yalçin et six autres journalistes d’Oda TV, Dogan Yurdakul est détenu dans la même cellule que les deux journalistes Nedim Sener et Ahmet Sik.

Doğan Yurdakul
2 Nolu Kapalı Cezaevi
B-9 Üst Koğuş
Silivri - Istanbul

Je suis journaliste et écrivain depuis 1963. Après la fin de mes études de droit à l’université d’Ankara en 1969 je suis parti à Paris dans le but de faire mon doctorat. Pendant six mois j’ai suivi des cours de français à l’Alliance française tout en étant veilleur de nuit dans les hôtels. Puis, j’ai passé un examen à la Sorbonne et obtenu un certificat d’aptitude en langue française qui m’a permis de commencer mon doctorat en France. J’ai choisi un doctorat en économie politique et ma thèse avec pour thème « Le Mode de production asiatique » sous la direction de Monsieur Beaud à l’université de Vincennes. A la demande de mon parti politique, je suis rentré en Turquie en 1971 sans avoir pu terminer mon doctorat.

Je suis socialiste depuis 1966. A l’université, j’étais membre d’une organisation de jeunesse, le Dev-Genç (Jeunesse Révolutionnaire) et partageais ses actions anti-impérialistes et antifascistes.
A l’époque, les partis à tendance communiste étaient interdits en Turquie, ils s’organisaient donc illégalement. Je devins membre d’un de ces partis en 1970 (le Türkiye İhtilalci Işçi Köylü Partisi – Parti révolutionnaire Ouvrier et Paysan de Turquie) tout en faisant mes études en France et c’est à la demande de ce parti que je suis rentré en Turquie au moment du coup d’état militaire de 1971. Six mois après mon retour, j’ai été arrêté par la cour martiale en 1972 pour « appartenance à un parti communiste » (article 141 de l’ancien code pénal turc). J’ai été incarcéré deux ans à la prison militaire et ai été libéré grâce à l’amnistie politique de 1974. En sortant, je suis devenu chroniqueur. Après le coup d’état militaire de 1980, la cour martiale m’a condamné une deuxième fois mais par contumace à 7,5 ans de prison pour « propagande communiste » (article 142 de l’ancien code pénal) dans mes écrits.

Quand j’ai entendu cette condamnation et sous la menace d’être arrêté, nous avons décidé avec ma famille que je devais quitter le pays et me cacher d’ici-là. J’ai d’abord envoyé mon épouse à Paris puis je l’ai rejoint quelques mois plus tard en réussissant à quitter la Turquie illégalement.
Entre temps, la cour martiale a prononcé une nouvelle condamnation par contumace me concernant et a demandé 220 ans d’incarcération, le calcul des années d’incarcération se faisait proportionnellement au nombre d’écrits et articles publiés. C’est ainsi que nous avons demandé et obtenu le statut de réfugiés politiques en France. Un an plus tard, quand mon épouse et moi-même étions installés avec un emploi, nous avons pu faire venir notre fille, âgée de deux ans, grâce à un ami qui l’a fait passer pour sa fille lors de son voyage Turquie-France. J’ai vécu quelques années en France en ayant divers emplois et les trois dernières années de mon exil, j’ai travaillé avec un permis frontalier à Genève tout en étudiant la langue et la civilisation française à l’université de Genève. En 1991, le parlement turc a supprimé les célèbres articles 141 et 142 du code pénal, cette suppression a donc entièrement annulé mes condamnations. Grâce à cela, je suis rentré en Turquie et j’ai repris mon métier de journaliste.

Mes recherches concernant le « Derin Devlet » ne s’attachent pas spécifiquement à l’époque de Susurluk et ont commencé bien avant. Je connais et m’intéresse à ce sujet depuis le coup d’état militaire de mars 1971 et mes recherches remontent donc à cette époque.
Pendant la guerre froide dans différents pays de l’OTAN, ont été crées des organisations illégales de lutte contre « le danger du communisme ». Celle organisée en Turquie, nommée légalement « Özel Harp Dairesi » (service de la guerre spéciale) et illégalement «  Kontrgerilla » (contre guérilla), a dépassé rapidement ses objectifs. Certains politiciens et fonctionnaires d’Etat, membres de cette organisation, ont crée au sein de celle-ci un groupe secret et criminel en collaborant avec certains criminels en fuite qui avaient été arrêtés et condamnés. En utilisant ces derniers, ils ont ainsi commencé à organiser des attentats et assassinats politiques, des trafiques de drogue, des extorsions d’hommes d’affaires et de casinos et divers autres actes de corruption. Après la guerre froide et la chute du mur de Berlin, ces organisations crées par l’OTAN ont été liquidées dans plusieurs pays mais pas en Turquie où elle a continué ses activités en infiltrant les services de renseignement du MIT (Service secret turc), de l’armée et de la police.
A l’époque du coup d’état militaire du 12 mars 1971, comme beaucoup d’autres détenus politiques, j’ai été interrogé les yeux bandés et torturé par ceux qui se revendiquaient de cette « Kontrgerilla ». Par la suite et pendant plusieurs années, en tant que journalistes, nous avons fait des recherches approfondies sur ce groupe secret et avons publié nos découvertes dans le quotidien « Aydınlık » en 1978 en nous appuyant également sur les témoignages de victimes. C’est ainsi que nous avons révélé au grand public les identités de certains membres et tortionnaires de cette organisation secrète. Le premier ministre social-démocrate de l’époque, Bülent Ecevit, a voulu éliminer cette organisation de l’état, démarche qui s’est révélée sans succès. L’organisation a donc pu continuer ses activités et a perpétré de nombreux assassinats politiques dont l’une de ses victimes a été le célèbre intellectuel et journaliste Abdi İpekçi en 1979.
Les autorités n’ont jamais réussi à mettre la main sur les assassins, cependant tous ces meurtres non élucidés sont devenus affaires classées avec des «  coupables inconnus » ! Cette expression a donc fait son apparition dans la terminologie et l’histoire de la politique turque et on peut constater après le coup d’état militaire de 1980 une augmentation des meurtres perpétré par des «  coupables inconnus ». On ne pouvait plus empêcher les assassinats de journalistes, d’académiciens mais aussi d’hommes d’affaires et politiciens kurdes. Finalement, en 1996, un accident de la route s’est produit au village de Susurluk où grâce à la collision d’une Mercedes et d’un camion on légèrement levé le voile sur les mystères de cette organisation. En effet, dans la Mercedes accidentée (devenu par la suite « le scandale de Susurluk » dans les médias), on a trouvé ensemble un politicien, un préfet de police et un suspect recherché dans certains meurtres politiques. L’évènement a fait beaucoup de bruit concernant « l’État profond » mais quand l’enquête a commencé à menacer certains personnes au sommet de l’État, le scandale a tout simplement été étouffé par les autorités.
C’est en échappant une fois de plus aux poursuites et arrestations que le « Derin devlet » a existé jusqu’à aujourd’hui. A l’heure actuelle, il continue sous l’influence intensive d’un groupe islamique qui s’appelle «  Cemaat » surtout dans la police et notamment dans le service des renseignements de la police.

Entre 1998 et 2002, j’ai écrit 4 livres sur le « Derin devlet ». Deux des ces ouvrages,
«  Reis » (Le Chef) et « Bay Pipo » (Monsieur à la pipe), que j’ai écrit avec mon mon collègue et ami le journaliste Soner Yalçin, sont devenus des best-sellers et sont considérés maintenant comme des classiques dans ce domaine. Puis, nous avons écrit avec mon ami journaliste Cengiz Erdinç un autre livre de référence sur le sujet, «  Çetele » (La Nomenclature), qui contient par ordre alphabétique les noms de presque 500 personnes liées au « Derin Devlet ». Mon quatrième livre, «  Abi » (Le Grand-frère), que j’ai écrit seul cette fois-ci, concerne mes recherches et mes connaissances sur les relations entre « l’État profond » et la mafia. En 2004, j’ai publié un roman historique « Sırların Kavşağinda » (A la croisée des chemins) qui se déroule à Antakya pendant la troisième croisade. Après ce roman, pendant 7 ans, j’ai travaillé sur le projet d’un Grand dictionnaire Français-
Turc (plus de 1 700 pages et 80 000 mots) que j’ai terminé après mon arrestation et qui a été publié en juillet dernier pendant mon incarcération à Silivri.

J’ai continué à exercer mon métier en écrivant des nouvelles, des commentaires et des analyses politiques en participant à ODATV depuis 2008. Nous sommes partis de zéro avec de très jeunes collègues pour créer ce site internet d’informations avec pour principe de ne publier que des « exclusivités spéciales » (özel haber) et en trois ans d’efforts, nous avons réussi à en faire un portail de presse avec environ cent mille visiteurs par jour et j’ai cru comprendre qu’après l’opération policière de février dernier dans les locaux d’ODATV et mon arrestation en mars, ce nombre a encore augmenté et que sur les sites de réseaux sociaux, ODATV a été partagé autant de fois voire plus que les journaux turcs à grand tirage. ODATV a un cadre très riche et élargi d’écrivains et journalistes de diverses tendances et on ne peut bien sûr pas s’attendre à ce que je puisse partager les écrits de tous ses participants mais j’imagine que beaucoup aimeraient participer à un site qui a un tel taux d’audience. Soner Yalçin est le propriétaire de ce site internet. Comme je l’ai dit plus haut, nous avons écrit à quatre mains deux livres sur le «  Derin devlet ». Une nouvelle enquête vient d’être ouverte sur cette organisation considérée «  terroriste » et Soner Yalçin a été appelé à témoigner en partageant ses recherches, témoignage qu’il a donné récemment. N’est-il pas ironique de constater qu’un journaliste puisse être appelé à témoigner en tant que spécialiste d’un sujet (le «  Derin devlet ») dans une telle enquête et qu’il soit en même temps accusé d’en faire parti et être lui même terroriste dans le procès d’ODATV ? Dans la Turquie actuelle, il se passe des choses incroyables au nom de la justice.

Je suis un homme qui défend pour la Turquie l’installation de la démocratie contemporaine et une répartition plus juste des revenus entre les classes sociales. Depuis près de 50 ans, je défends cette idée avec ma plume et ai été en opposition avec tous les pouvoirs (conservateurs et sociaux-démocrates) quand ils ont été loin de réaliser ces objectifs.
Il est certain que mes écrits ne reflètent pas uniquement de bons sentiments envers le gouvernement actuel. Cependant, en dehors du fait d’être opposé au gouvernement de l’AKP, quand on fait des recherches sur les influences du «  Cemaat » dans la police et également la justice on prend le risque d’être arrêté pour «  terrorisme ». Jadis dans ce pays, on utilisait le communisme comme prétexte contre les journalistes de l’opposition et on les envoyait en prison. La guerre froide finie, aujourd’hui on les arrête en prétendant qu’ils sont « terroristes ». C’est-à-dire qu’en un demi-siècle, il n’y a eu aucune évolution concernant la démocratie et la liberté d’expression. En Turquie, actuellement, beaucoup de journalistes craignent qu’une équipe policière du contre-terrorisme vienne frapper à leurs portes au petit matin. Je faisais partie de ces journalistes inquiets et m’étais préparé psychologiquement à une telle éventualité. Ma préoccupation principale était d’imaginer de devoir laisser seule et sans mon soutien ma femme pendant sa lutte contre une maladie grave.

Les policiers qui ont débarqué chez moi à 7h du matin sont passé outre les pouvoirs qui leurs sont attribués. Sous couvert de recherches de preuves, ils ont tout mis sans dessus dessous, ont confisqué mes ordinateurs, mon téléphone portable, mes disques durs, mes clés USB et ont été jusqu’à confisquer mes CD de musiques, le DVD qui contenait le film de mon mariage et le CD d’un enregistrement des souvenirs racontés par ma mère. _ A la préfecture de police, j’ai utilisé mon droit de garder le silence et de ne pas répondre aux questions, comme d’ailleurs tous les autres inculpés de cette affaire. En effet, il est connu que dans ces procès politiques, les procureurs investis de compétences spéciales interrogent les inculpés sur des questionnaires préparés par la police. D’une part, nous ne voulions pas faire la même procédure deux fois de suite (à la préfecture puis chez le procureur), d’autre part nous voulions montrer cette étrange application à l’opinion publique. D’ailleurs, lors de mon interrogatoire, le procureur m’a posé les mêmes questions auxquelles j’avais refusé de répondre à la préfecture et mes avocats ont suivi ses questions sur les documents que la police leur avait donnés. La question la plus fréquente était : « pourquoi j’avais écrit ceci ou cela » ou « pourquoi j’avais écrit sur telle ou telle information ». Un autre groupe de questions concernait mes conversations téléphoniques. La plupart de ces conversations étaient des échanges d’avis professionnels avec mes collègues de travail et des échanges sur l’actualité. En se basant sur ces questions, on m’a accusé d’écrire en suivant «  les ordres d’une organisation terroriste » mais sans me préciser laquelle !
Un récent changement dans le code de la procédure pénale (CMUK) a donné un nouveau pouvoir aux procureurs investis de compétences spéciales et leur permet de restreindre les preuves à la défense. Après nos arrestations, le procureur chargé de nous poursuivre dans cette affaire a fait une déclaration publique dans les médias dans laquelle il précisait que nous n’étions pas « arrêtés pour nos activités journalistiques mais pour d’autres crimes dont il détenait les preuves qu’il tenait secrètes ». Le premier ministre, Monsieur Erdoğan, a tenu les mêmes propos lorsqu’on lui a posé une question concernant cette affaire au parlement Européen. Sept mois après ses déclarations, nous avons enfin pu avoir l’acte d’accusation de 134 pages sous les yeux et nous n’y avons trouvé aucune preuve «  inconnue » de nous ou « tenue secrète » jusque là. Que trouve-t-on dans cet acte d’accusation ? Il n’y a comme preuve contre nous que nos écrits, nos livres et nos conversations téléphoniques écoutées par les autorités.

Je ne connaissais ni Nedim Sener ni Ahmet Sik personnellement, nous nous sommes rencontrés en prison. Ce seul exemple montre aussi que nous considérer comme «  organisation terroriste » est faux. La plupart des 14 personnes de ce procès, malgré l’accusation, ne se connaissaient pas avant. L’acte d’accusation ne met aucune lumières sur des liens particuliers entre leur histoire, leur vie et la mienne. Cependant, malgré ce défaut de lien, nous sommes considérés comme ayant reçus les ordres du «  centre de la même organisation » pour écrire. Selon moi, dans leurs préjugés, nous partageons le fait d’être des journalistes attentifs et objectifs en faisant des recherches similaires et sommes donc « coupables » de cela. Les recherches de Nedim Şener sur le meurtre du journaliste arménien Hrant Dink ont prouvé que le service d’informations de la police a commis des erreurs au moins de négligence. Le livre «  interdit avant sa publication » d’Ahmet Şık, « Imam ordusu » (L’Armée de l’Imam) examinait le même genre de sujet. Nous avons également fait le même genre de découvertes à ODATV.
Quant à notre cohabitation avec Ahmet et Nedim, nous sommes dans une cellule avec trois dortoirs et une pièce commune, disons la salle à manger, surveillée par une caméra où nous mangeons, regardons la télévision, lisons les journaux et bavardons. Pour prendre l’air, on nous fait sortir dans une cour de quarante mètres carrés entourée de quatre murs en béton très hauts, également sous la surveillance d’une caméra où nous pouvons marcher et faire du sport. Pour occuper nos journées, nous lisons, écrivons, faisons du sport, nous nous occupons également du ménage de notre cellule et nous discutons. Je dois ajouter ici que
nous sommes dans une stricte isolation pour nous empêcher tout contact avec les autres détenus même s’ils font partie du même procès que nous (Ils ne peuvent voir personne d’autre que eux trois). Je remercie beaucoup mes deux amis de prison, Ahmet et Nedim, qui m’ont sans cesse soutenu pendant la maladie puis le décès de mon épouse.

Comme je vous l’ai dit plus haut, je viens de terminer et publier mon grand dictionnaire Français-Turc de 1 700 pages. Maintenant, j’entreprends un grand dictionnaire Turc-Français avec des possibilités très limitées ici étant donné que nous ne pouvons utiliser ni ordinateur ni machine à écrire.
D’autre part, j’ai commencé à écrire mes mémoires pour comparer mes différentes
expériences sur mes arrestations à l’époque des coups d’état militaires et celle d’aujourd’hui, je pense nommer ces mémoires «  Déjà-vu ». Je n’ai malheureusement pas pu participer au journal écrit par les prisonniers car je devais finir assez rapidement mon dictionnaire pour qu’il soit prêt à temps pour la date prévue de parution. Mais, je partage les sentiments écrits par tous ceux qui y ont participé. Nous sommes plus de soixante journalistes détenus actuellement en Turquie et je suis fier d’en faire partie.

Je vous remercie pour votre intérêt. Ilginize çok teşekkur ederim.

Doğan Yurdakul


"Sur une décennie de « guerre mondiale contre le terrorisme » depuis le 11 septembre 2001, plus de 35.000 personnes ont été inculpées dans le monde, dont 13.000 pour la seule Turquie, loin devant la Chine et les Etats-Unis."

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Les dérapages en série de la lutte antiterroriste en Turquie

Après 72 heures de garde à vue, Ragip Zarakolu a été inculpé et incarcéré, mardi, pour « appartenance à une organisation terroriste ». Un retour brutal à la case prison pour cette figure du monde intellectuel de 63 ans, éditeur, courageux militant des droits de l’homme et défenseur des minorités, coutumier des procès absurdes. En 1971, M. Zarakolu avait été emprisonné pendant cinq mois pour «  des liens secrets avec l’ONG Amnesty International ». Puis à deux ans de prison pour un article sur la guerre du Vietnam. Les 40 dernières années de sa vie ont été émaillées d’une trentaine d’arrestations. Fondateurs de la maison d’édition Belge, Ragip Zarakolu et sa femme, Aysenur, décédée en 2002, ont été poursuivis, souvent condamnés, pour avoir publié des écrits de prisonniers politiques, des ouvrages sur le génocide arménien, sur les Kurdes, ou encore une anthologie de poésie chypriote-grecque.

Cette fois, M. Zarakolu paye son engagement contre la «  sale guerre » qui sévit entre la Turquie et la guérilla du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan). Il est soupçonné, comme 43 autres personnes, d’appartenance au KCK (Union des communautés kurdes), la branche civile et clandestine du PKK, que la justice turque s’est mise en tête de démanteler. Son fils, Deniz Zarakolu, étudiant en sciences politiques et éditeur, avait déjà été arrêté début octobre, avec une centaine d’autres personnes, à Istanbul. Plus invraisemblable encore est l’arrestation de Büsra Ersanli, professeur de sciences politiques à l’université Marmara, constitutionnaliste chevronnée qui participait aux travaux parlementaires de consultation sur la future réforme de la Constitution turque. «  Elle est l’une des premières à s’être attaquée au sujet extrêmement sensible de la fabrication d’un récit historique entièrement tourné vers la glorification du peuple turc », précise l’historien Etienne Copeaux. En attendant leur procès, au mieux dans un an, les accusés resteront en prison.

Ces nouvelles rafles policières dans les milieux pro-kurdes jettent le trouble sur la procédure hors normes du KCK, lancée en avril 2009 et qui a conduit à environ 8.000 gardes à vue et 4.000 inculpations. Chaque semaine, des dizaines de noms viennent s’ajouter à la liste. « Demain, c’est à notre porte qu’ils peuvent sonner, il n’y a plus de justice », clamait lundi, Sebahat Tuncel, députée du BDP (parti de la paix et de la démocratie), devant le tribunal d’Istanbul. Sont déjà incarcérés, 5 députés, 10 maires élus, 30 conseillers municipaux, des dizaines de responsables locaux du parti kurde, des milliers de militants et de sympathisants. Les procès abusifs se sont multipliés. Une femme kurde illettrée a été condamnée à 7 ans de prison pour avoir brandi une banderole et un slogan favorable au PKK. Des centaines d’enfants pour avoir jeté des pierres sur la police… Pour le politologue Ahmet Insel, le parti au pouvoir mène désormais une guerre totale contre la société civile kurde. « Le premier ministre a adopté une stratégie d’éreintement du PKK, juste après les élections municipales de 2009, frustré de ne pas être sorti vainqueur contre le BDP. Depuis lors, les mentors et les partisans de cette stratégie mènent un bombardement de propagande (…) Elle vise à nettoyer le champ politique de tous les « Kurdes hypocrites » et de ceux qui les soutiennent. La police, la justice et les médias y travaillent main dans la main ».

Cette offensive menée au nom de la lutte contre le terrorisme s’inscrit dans une tradition judiciaire tenace. La Turquie détient, de loin, le record mondial d’inculpations pour «  terrorisme ». Selon l’agence AP, auteur d’une étude sur une décennie de « guerre mondiale contre le terrorisme » depuis le 11 septembre 2001, plus de 35.000 personnes ont été inculpées dans le monde, dont 13.000 pour la seule Turquie, loin devant la Chine et les Etats-Unis. Sur la seule année 2009, la Turquie a condamné deux fois plus de « terroristes » (6.300) que les Etats-Unis en 10 ans. L’immense majorité de ces condamnations concerne des militants kurdes, mais plus récemment, des dizaines de militaires et d’opposants virulents à l’AKP ont été incarcérés dans des affaires de complots contre le gouvernement. Des manifestants contre la construction d’une centrale hydroélectrique, ou encore des étudiants qui ont interrompu un meeting pour réclamer « un enseignement gratuit », ont été lourdement condamnés.

La Turquie détient enfin le record du nombre de journalistes emprisonnés, près de 60. «  Aucun pour leurs écrits, tous pour des dossiers de terrorisme », tente de justifier Egemen Bagis, le ministre des Affaires européennes. Mais le champ de la loi anti-terroriste, élargi en 2006, e permet par exemple au parquet de Diyarbakir de poursuivre le journaliste Recep Okuyucu, pour s’être connecté au site de l’agence de presse Euphrate, proche du PKK, dont l’accès est interdit en Turquie. La couverture de manifestations et l’accès aux sources peuvent être criminalisés. «  Les journalistes sont soumis à une pression sur le traitement de la question kurde qui équivaut à l’époque où l’Etat major qui dictait la ligne », constate Erol Önderoglu, correspondant de Reporters Sans Frontières.

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