Une tribune pour les luttes

Que vaut la vie de Hakim ?

Permis de tuer
Violences policières et ratonnades judiciaires.

- + "Retour sur le procès des meurtriers d’Hakim Ajimi.

Article mis en ligne le vendredi 24 février 2012


Communiqué du comité Vérité et Justice pour Hakim

Que vaut la vie de Hakim ?

Violences policières et ratonnades judiciaires

Le Tribunal de Grasse qualifie le meurtre dont a été victime Abdelhakim Ajimi d’homicide involontaire, condamne les policiers coupables à du sursis et relaxe quatre d’entre eux.

Non, la famille Ajimi n’a pas eu le respect que lui devait le tribunal de Grasse. _ Oui, la mémoire d’Abdelhakim Ajimi a été salie par des voyous en uniforme.

Du sursis pour des actes barbares et une compensation financière pour la famille.

Ah, elle est belle la justice…

Pour notre part, nous réaffirmons que les policiers devaient dormir en prison ce soir. Mais aujourd’hui comme hier le fait d’être policier excuse tout. Ce jugement équivaut à un permis de tuer pour la police.


(…) « La faute a été reconnue, mais la peine ne suit pas : j’ai perdu un enfant et eux, ils prennent du sursis », a déploré devant les journalistes Boubaker Ajimi, le père de la victime. « Ils vont pouvoir continuer à travailler (comme avant). Il y a une justice à deux vitesses : une justice première classe et une justice deuxième classe, c’est pas normal. » « De toutes façons, on continue le combat, c’est pas fini, pour que ce genre de choses n’arrive plus à personne », a-t-il assuré.


Les mots sont importants

24 février 2012

Permis de tuer

L’impunité policière, en trente dates.


Le Tribunal de Grasse vient de qualifier le meurtre dont a été victime Abdelhakim Ajimi d’homicide involontaire, de condamner deux policiers coupables à du sursis, et de relaxer quatre d’entre eux. Comme vient de le déclarer le Collectif Vérité Justice : «  Non, la famille Ajimi n’a pas eu le respect que lui devait le tribunal de Grasse : Oui, la mémoire d’Abdelhakim Ajimi a été salie par des voyous en uniforme. Du sursis pour des actes barbares et une compensation financière pour la famille. Ah, elle est belle la justice… Pour notre part, nous réaffirmons que les policiers devaient dormir en prison ce soir. Mais aujourd’hui comme hier le fait d’être policier excuse tout. Ce jugement équivaut à un permis de tuer pour la police. » Un permis de tuer qui hélas s’inscrit dans une longue et ancienne série, comme en témoigne le fragment qui suit, couvrant la période 1997-2002... Pour une vue plus complète, notamment sur le passé moins récent, on pourra se référer aux deux recueils de Maurice Rajsfus : Bavures, et La police et la peine de mort d’où sont extraites la plupart des informations qui suivent [1]. Précisons qu’à une exception près, aucun policier mis en cause dans les affaires évoquées ici n’a passé une seule journée en prison.

Nous nous contenterons ici de mentionner des cas de violence extrême, essentiellement des homicides, mais ces cas extrêmes ne doivent pas faire oublier les violences et les vexations quotidiennes que constituent les contrôles au faciès ou à répétition, les fouilles humiliantes, les injures, les menaces et les différents degrés de violence physique, de la bousculade au passage à tabac.

Quant à ceux, tellement nombreux, qui ne veulent pas entendre parler des crimes policiers, et qui objectent systématiquement, comme par réflexe conditionné, qu’il y a "aussi des policiers qui se font tuer", on se contentera de leur répondre que c’est exact, mais, que les assassins de policiers croupissent en prison de nombreuses années, alors qu’il est rarissime que les "bavures" policières causent à leurs auteurs ne serait-ce qu’une journée en prison. On appréciera, dans les lignes qui suivent, le prix que la justice française accorde à une vie de "jeune des banlieues".

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25 juin 1997. À Paris, au cours d’une opération de police contre le travail clandestin, un jeune Chinois saute du deuxième étage d’un immeuble et meurt de ses blessures.

Aucune instruction ouverte.

5 août 1997. Dans le Gard, des gendarmes ouvrent le feu sur deux jeunes hommes qui ont pris la fuite à bord d’une voiture volée : l’un d’eux reçoit une balle dans la tête et meurt.

Aucune suite judiciaire connue.

Novembre 1997. Un policier municipal de La Seyne-sur-Mer provoque la mort d’un jeune motard.

Le 13 décembre 1997, le tribunal correctionnel de Toulon établit la responsabilité du policier, mais les juges ne le condamnent qu’à quatre mois de prison avec sursis.

25 novembre 1997. Le tribunal correctionnel de Valence relaxe un gendarme qui avait tué d’une balle dans la nuque un automobiliste fuyant un contrôle en janvier 1993.

Le procureur avait pourtant demandé une forte peine d’emprisonnement. Au cours du procès, l’accusé avait fait valoir qu’un gendarme peut tirer s’il n’a pas d’autre moyen pour stopper un véhicule, comme le prévoit un décret de 1903, jamais abrogé.

18 décembre 1997. Dans la forêt de Fontainebleau, un policier abat un jeune garçon de seize ans, Abdelkader Bouziane, d’une balle dans la nuque.

Le policier a tiré alors qu’Abdelkader Bouziane venait de franchir sans s’arrêter un barrage de police et que son véhicule était en fuite, à une vitesse qui sera estimée à 36 km/h lors de la reconstitution.

Le 16 décembre 2001, le policier en cause bénéficiera d’un non-lieu.

20 décembre 1997. Le policier Carvallo abat le jeune Fabrice Fernandez, vingt-quatre ans, d’une balle en pleine tête, tirée à bout touchant dans un commissariat de Lyon.

Fait rare, le policier sera condamné à 12 ans de prison ferme.

31 août 1998. À Tarbes, un policier en civil abat de trois balles de revolver un "sans-domicile-fixe" qui lui avait demandé une cigarette.

Aucune suite judiciaire connue.

6 novembre 1998. À Tourcoing, cinq policiers contrôlent Sydney Manoka Nzeza, un jeune Zaïrois âgé de 25 ans, alors qu’il est en train de circuler en rollers : jeté à terre et menotté, le jeune homme meurt d’une " compression thoracique ".

Le 5 juillet 2000, le tribunal relaxe trois des cinq policiers. Les deux policiers jugés directement responsables de la mort du jeune homme sont condamnés à sept mois de prison avec sursis

15 novembre 1998. À Riom, des gendarmes abattent deux cambrioleurs.

Aucune suite judiciaire connue.

20 novembre 1998. Trois policiers toulonnais tuent un jeune Tunisien en état de dépression nerveuse en l’étouffant par écrasement.

Les faits se déroulent sur la terrasse de son domicile, lors d’une interpellation. L’homme était alors à terre, menotté et maîtrisé. Le 12 octobre 2000, les policiers mis en cause bénéficient d’un non-lieu.

13 décembre 1998. Un policier toulousain, accompagné de ses collègues, tue le jeune Habib, 17 ans, d’une balle dans la tête, tirée à bout touchant lors d’une interpellation.

Habib est décédé suite à une double hémorragie, provoquée par la balle qui a traversé son cou et son épaule, avant de ressortir par le sein droit. Son corps est retrouvé trois heures plus tard : les policiers l’avaient abandonné agonisant sur la chaussée, sans avertir le SAMU ni les pompiers. Ils avaient également négligé de rendre compte à leur hiérarchie du coup de feu tiré, comme obligation leur en était faite. Deux des collègues du meurtrier sont même retournés sur les lieux du meurtre pour récupérer les douilles des balles tirées.

Ce meurtre provoque plusieurs journées d’émeutes, durant lesquels un jeune homme de vingt-deux ans tire sur un policier et le blesse ; il sera condamné à douze ans de prison ferme. En revanche, il faudra attendre trois ans pour que le policier meurtrier comparaisse devant un tribunal, pour être finalement condamné à trois ans de prison avec sursis...

17 décembre 1998. La cour d’assises de Nice acquitte le sous-brigadier Karenco, de la police des frontières, qui avait abattu d’une balle dans le dos un jeune tzigane installé à bord d’une voiture en fuite.

Les faits avaient eu lieu dans la nuit du 19 au 20 août 1995 à Sospel. Deux jours plus tard, le 22 août 1995, le ministre de la Justice (Jacques Toubon) avait réagi en déclarant sur RTL : " C’est un policier qui a fait son travail ".

30 janvier 1999. À Caen, un gendarme abat un cambrioleur âgé de 27 d’une balle en pleine tête.

Le gendarme affirme que la balle est partie accidentellement. Aucune suite judiciaire connue.

14 mai 1999. Le tribunal de Bobigny acquitte un lieutenant de police qui avait tué d’une balle dans la tête un chauffeur de taxi guadeloupéen.

Une semaine auparavant, il avait été décoré de la médaille d’honneur de la police française.

23 juin 1999. Le tribunal de Bobigny relaxe un commissaire de police et un inspecteur en service à Roissy jugés pour des violences ayant entraîné la mort d’un sans-papiers sri-lankais, Arunam Fiva, au cours de son expulsion.

1er septembre 1999. À Cormeilles-en-Parisis, lors d’un simple contrôle d’identité, un policier abat un homme de 28 ans d’une balle dans la tête.

Le policier affirme avoir tiré en l’air. Aucune suite judiciaire connue.

24 mars 2000. Un homme interpellé en état d’ébriété meurt au commissariat de police de Mayenne.

On évoque un suicide par étouffement, mais, quelques jours plus tard, l’autopsie révèle des " ecchymoses inexpliquées " et des hématomes autour du cou. Aucune suite judiciaire connue.

16 avril 2000. À Lille, un policier, accompagné d’un collègue, abat d’une balle dans la nuque (à bout portant) le jeune Riad Hamlaoui, vingt-trois ans, alors qu’il est assis dans une voiture à l’arrêt, côté passager, en train de boire avec un ami.

Le 19 avril 2000, le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement fait savoir qu’il ne souhaite pas réagir sur cette affaire, qu’il ne qualifie pas de " bavure ", mais de " drame affreux " et " consternant ".

Le 4 juillet 2002, le policier, reconnu coupable, sera condamné à trois ans de prison avec sursis.

10 février 2001, à Saint-Martin-d’Uriage, vers une heure du matin, un gendarme tue un jeune homme qui le menaçait avec un cutter.

Aucune suite judiciaire connue.

20 mars 2001. La Cour de Versailles condamne les policiers responsables de la mort du jeune Aïssa Ihich, dix-neuf ans, le 27 mai 1991, à dix mois de prison avec sursis.

Ils l’avaient matraqué au sol et frappé (devant un groupe de CRS qui ont témoigné), puis privé de ses médicaments lors de sa garde-à-vue. Le jeune homme, asthmatique, avait réclamé ses médicaments, et ses parents étaient passés au commissariat pour les lui faire transmettre - en vain.

La Cour d’Appel de Versailles réduira finalement la peine des policiers à huit mois de prison avec sursis - ce qui leur permettra de ne pas être révoqués, et de bénéficier de l’amnistie présidentielle (applicable uniquement aux peines inférieures à neuf mois de prison).

19 juin 2001. À Montigny-les-Cormeilles, un jeune homme d’origine maghrébine meurt d’un accident de scooter à la suite d’une course-poursuite.

Il avait été pris en chasse par des policiers alors qu’il roulait sans casque, en compagnie d’un ami. Aucune suite judiciaire connue.

28 septembre 2001. Après dix ans de procédure (instruction interminable, non-lieu, appel...), le jury de la Cour d’assises de Versailles acquitte le policier Pascal Hiblot, qui avait abattu le jeune Youssef Khaïf, vingt-trois ans, d’une balle dans la nuque.

La balle avait été tirée à une distance estimée supérieure à douze mètres par les expertises balistiques et l’autopsie.

13 octobre 2001. Sur les hauteurs de Thonon-les-Bains, quatre jeunes hommes meurent dans un accident de voiture causé par une course-poursuite.

Aucune instruction n’est ouverte

29 octobre 2001. Un Congolais décède après une nuit passée en garde-à-vue au commissariat de police du neuvième arrondissement de Paris.

Plusieurs personnes témoignent de la brutalité de son interpellation, alors qu’il était au volant de sa voiture. Aucune suite judiciaire connue.

5 novembre 2001. À Antibes, un jeune homme d’origine maghrébine meurt d’une crise cardiaque en pleine rue lors d’un contrôle d’identité.

Les policiers ont empêché ses camarades de lui faire un massage cardiaque. Aucune suite judiciaire connue.

2 janvier 2002. Un policier abat le jeune Moussa, seize ans, d’une balle dans la tempe lors d’une course-poursuite en voiture.

Aucune suite judiciaire connue.

21 mai 2002. À Dammarie-les-Lys, un policier abat le jeune Xavier Dhem d’une balle dans la tête lors d’une interpellation au domicile de son grand-père.

Aucune suite judiciaire connue.

23 mai 2002. Mohamed Berrichi meurt d’une chute de moto à la suite d’une course-poursuite.

Les policiers avaient pris en chasse le jeune homme parce qu’il ne portait pas de casque. Aucune instruction n’est ouverte.

30 décembre 2002. Ricardo Barrientos, un Argentin âgé de 52 ans, meurt des suites d’un malaise cardiaque au cours de son expulsion forcée.

Bien que ce type de malaise cardiaque soit rarissime, la police des frontières conclut à une "mort naturelle". L’enquête est en cours.

18 janvier 2003. Mariame Getu Agos, un Somalien âgé de 24 ans, meurt des suites d’un malaise survenu lors de son expulsion forcée.

Avant l’embarquement, il avait déjà fait deux malaises, considérés comme des malaises "simulés" par le médecin de la police des frontières. Quelques jours plus tard, le chef de cabine de l’avion témoignera de la violence des policiers : l’un d’entre eux s’est "assis sur la taille et les cuisses" du jeune Somalien, le second "sur le thorax", et le troisième a appliqué un coussin sur sa tête pour étouffer ses cris. Les trois fonctionnaires sont suspendus, et une enquête est ouverte.

1er mars 2003. Aux alentours de Durfort, dans le Gard, un gendarme abat Mourad Belmokhtar, dix-sept ans, d’une balle dans la nuque, alors qu’il est à bord d’une voiture en fuite.

La voiture était recherchée pour tentative de cambriolage. Quinze coups de feu ont été tirés, par deux gendarmes. Les gendarmes en cause ne sont pas suspendus, et le Conseil municipal de Saint-Hippolyte-du-Fort vote une motion de " sympathie " et de " soutien " aux gendarmes, pour les " moments difficiles " qu’ils traversent, sans un mot pour les proches de la victime.

10 mars 2003. Un adjudant de la Loire tue d’une décharge de fusil à pompe dans le dos Aurélien Joux, 23 ans, qui avait avoué une tentative de cambriolage.

Le coup de feu serait parti sous l’emprise de la panique, à cause d’un chien. Enquête en cours.

Pour conclure

Il y a près de vingt ans, à l’issue des deux "Marches pour l’égalité", Farida Belghoul dénonçait déjà cette impunité, et plus largement la chape de silence et d’indifférence qui pèse sur les crimes policiers et sécuritaires, surtout lorsqu’ils frappent des jeunes issus de l’immigration. Vingt ans après, ses mots gardent toute leur force :

"Il est aisé de s’élever contre ce qu’il est convenu d’appeler un crime raciste propre. Ce type de crime, considéré comme tel (ce qui est déjà une chose rare) met en scène dans la bonne conscience antiraciste un beauf dément sans garantie de représentation et une victime qui s’est comportée en bon citoyen sa vie durant. Dès lors qu’un commerçant ou qu’un flic surtout est l’auteur d’un assassinat sur la personne d’un petit délinquant, on assiste à une dispersion totale. Les condamnations véhémentes et morales font place à un silence qui transforme l’appareil d’État et judiciaire, les groupes politiques et l’opinion publique, comme dirait Brecht, en complices.
" [2]

P.-S.

Cette chronologie est extraite de : Pierre Tevanian, Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, paru aux éditions L’esprit frappeur en novembre 2003.

Une rencontre est organisée ce samedi, 25 février 2012, à Grasse pour organiser une riposte collective contre les crimes policiers et leur impunité.
Contact : comite_hakim_ajimi chez riseup.net

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Textes de Collectif Les mots sont importants

  • Permis de tuer, 24 février
  • Je représente, 24 janvier
  • Cauchemar, 14 janvier
  • La Patrie en danger !, Décembre 2011
  • L’homme qui aimait les femmes, Décembre 2011
  • Les couilles du capitaine , Novembre 2011
  • Charlie Sarkozy et Nico Hebdo, Novembre 2011
  • « La Terre – qui, elle, ne ment pas – n’est pas un jardin bio » , Juillet 2011
  • Oraisons funèbres, Juillet 2011
  • Qui est le plus nuisible ?, Juillet 2011
  • Notes

    [1] Ils sont publiés aux éditions L’esprit frappeur. Sur les événements ci-dessous, cf. aussi L’écho des cités, octobre 2001, juin/juillet 2002 ; Le Rire, juillet 2002, L’Humanité, 25/09/2001, 26/09/2001, 01/10/2001 ; Le Monde, 15/12/1997, 21/12/1997, 26/06/1999, 20/04/2000, 30/09/2001, 16/10/2001, 08/02/2002, 06/07/2002, ; Libération, 15/07/1997, 17/03/1998, 26/12/1998, 19/12/1997, 21/03/2001, 07/09/2001, 11/09/2001, 26/09/2001, 29/09/2001, 01/10/2001, 15/10/2001, 05/11/2001, 30/01/2002, 01/02/2002, 02/07/2002, 04/07/2002, 05/07/2002, 10/07/2002, 04/03/2003, 12/03/2003 ; Le Parisien, 12/05/1999, 15/05/1999 ; France 2, 06/07/2000 ; Var matin , 14/10/2000 ; Plein droit, avril 1998 ; et http://mibmib.free.fr

    [2] F. Belghoul, "BHL, Barre, Gros-minet et les autres", Sans frontières, n°92-93, "La beur génération", mai 1985


    A Contre sens
    http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/50.html


    « On vous laisse entre vous ».

    Retour sur le procès des meurtriers d’Hakim Ajimi

    Quatre ans après la mort d’Hakim Ajimi, étranglé par la police le 9 mai 2008 à Grasse, le procès des responsables de sa mort s’ouvrait enfin. Quatre ans qui n’auront pourtant pas suffi à « apaiser les esprits ». Quatre années qui permettront au président de minorer le poids de témoignages accablants pour la police, au nom de la mémoire tour à tour « vague » ou « défaillante » de ceux qui accusent les policiers. Quatre années, un délai suffisant donc pour que le tribunal mette les témoignages au second plan pour laisser la place au procès du bon usage des techniques d’immobilisation de la police et de leur bonne application. Quatre ans de luttes, de procédures coûteuses, quatre ans au cours desquels la famille et les proches d’Abdelhakim Ajimi n’auront pas pu faire leur deuil. Quatre ans pour aboutir à une nouvelle hoggra, cette fois à travers les réquisitions d’un procureur qui le 19 janvier, au terme de quatre jours de procès, requiert des peines de prison avec sursis n’excédant pas 18 mois pour les sept policiers impliqués.

    De l’altercation à la banque à la mort d’Hakim

    Le 9 mai 2008, à Grasse, Abdelhakim Ajimi, 22 ans, se présente au guichet de sa banque. Son compte sans provision ne lui permet pas de retrait d’argent, et face au refus, Hakim se dispute avec une employée puis avec le directeur de l’agence. Tous deux font appel aux forces de l’ordre en fournissant l’identité de leur client contestataire.

    Walter Lebeaupin et Jean-Michel Moinier reçoivent l’appel à 14h40. Ces deux agents de la Brigade anti-criminalité connaissent Hakim pour l’avoir déjà contrôlé. Ils roulent au pas sur le boulevard Victor Hugo, une artère du centre-ville de Grasse, lorsqu’ils aperçoivent le jeune homme qui rentre tranquillement chez lui. Il est à deux cents mètres du domicile familial. Moinier et Lebeaupin décident de l’interpeller. Ils arrivent de chaque côté et lui ordonnent de les suivre. Hakim refuse d’obtempérer à l’injonction des agents et immédiatement, les fonctionnaires de police vont recourir à la force. Ils le saisissent chacun par un bras pour le déséquilibrer et le mettre au sol, mais dans la précipitation, ils chutent tous les trois et Moinier se luxe une épaule. Toujours agrippé par les deux policiers, Hakim réussit à se relever et tente de se défaire de l’emprise des deux agents.

    À ce moment-là, Lebeaupin intensifie la violence de l’interpellation : il pratique une clé au cou de Hakim et le plaque au sol. Moinier s’assoit à califourchon sur le haut de ses jambes. Ils l’immobilisent et le menottent les mains devants. Ils commencent le menottage des pieds quand trois policiers municipaux viennent leur prêter main forte. L’un d’eux, Jim Manach, déclare qu’à son arrivée, Hakim est « face contre terre, les mains menottés ». Il se pose sur les jambes pour finir le menottage aux chevilles. À pied, en moto et en voiture, quatre autres policiers arrivent, ce qui porte le nombre d’agents à neuf. Pendant ce temps, Lebeaupin maintient la clé d’étranglement sur Hakim. Moinier déclare s’être relevé après l’arrivée de Manach pour asséner un ou deux coups de poings au visage d’Hakim avant de reprendre sa position.

    Devant toute cette agitation, un attroupement s’est formé. Des habitants du quartier, des passants, des employés de la sous-préfecture décrivent la scène. L. G., l’un des témoins, lance aux policiers qu’il est inadmissible de frapper un homme au sol et maîtrisé. De plus, il les avertit que le visage violet de Hakim indique qu’il est en situation de détresse respiratoire. Moinier demande aux municipaux d’interpeller L. G. pour ivresse publique manifeste et Lebeaupin maintient l’étranglement. Au commissariat, le témoin ne subira aucun test d’alcoolémie et il ne sera pas placé en cellule de dégrisement. Il est simplement entendu par l’OPJ puis relâché. Tout au long du procès, le juge Robail discréditera plusieurs témoins à charge en leur rappelant que le temps abîme les mémoires... surtout celles qui accusent les flics.

    A 15h03, trois sapeurs-pompiers arrivent sur les lieux. Ils affirment avoir immédiatement été informés que leur intervention avait été sollicitée pour un policier blessé et que de ce fait, en tant que professionnels, ils ne se sont pas souciés de l’état de Hakim. Moinier est pris en charge par les secouristes pendant que Lebeaupin et Manach soulèvent le corps de Hakim, le portent puis le jettent « comme un sac à patates » dans le monospace des municipaux. À cet instant, de nombreux témoins, parmi lesquels des policiers, indiquent que Hakim était inconscient : « il ne bougeait plus », « était mou comme une guimauve », « la tête pendante », « les pieds qui traînaient par terre »... Les témoins des deux parties vont quasiment tous dans ce sens, de même que lorsqu’il s’agit de déterminer la position de Hakim pendant le transport vers le commissariat. Les policiers dans le véhicule, Mireille Authier-Rey et Pierre Locatelli, déclarent que Hakim a été « mis à l’horizontal et jeté sur la banquette arrière. Immédiatement, il a roulé sur le plancher du véhicule et s’est retrouvé allongé entre la banquette arrière et les sièges avant... » pour finalement être conduit la tête en bas entre les sièges et les pieds en l’air. La commission nationale de la déontologie et de la sécurité, pourtant composée de magistrats et de flics, dans un rapport adopté le 12 avril 2010, considère que les quatre agents qui l’ont transporté « ont fait preuve d’inhumanité ». Ce n’est qu’à leur arrivée au commissariat qu’ils ont constaté que Hakim était bleu. Après une tentative de réanimation qui échoue, son décès est constaté une heure plus tard.

    Par ailleurs, aucune suite n’a été donnée à la demande de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale) des images d’une caméra de surveillance de type dôme (champ de vision 360º) située à quelques mètres au niveau de la sous-préfecture.

    Chronologie de la procédure. Quatre ans d’arcanes judiciaires

    Suite à la mort d’Hakim, une instruction est ouverte. Après leur interrogatoire par le juge d’instruction le 11 décembre 2008, Moinier et Lebeaupin sont placés sous le statut de témoin assisté.
    Le 12 juin 2009, le parquet demande la mise examen de Moinier et Lebeaupin pour homicide involontaire, et de Lebeaupin pour non-assistance à personne en péril. Les juges d’instruction refusent, le procureur fait appel de cette décision.
    Le 22 octobre 2009, la chambre d’instruction de la cour d’appel d’Aix infirme l’ordonnance de refus et ordonne un supplément d’information aux fins de mise en examen.
    La mise en examen est obtenue le 30 novembre 2009.
    Le 5 mai 2010, les magistrats instructeurs rendent une ordonnance de non-lieu.
    Dans un arrêt du 23 septembre 2010, la chambre d’instruction de la cour d’appel d’Aix ordonne le renvoi de Moinier et Lebeaupin devant le tribunal correctionnel de Grasse.
    Du 16 au 19 janvier 2012, le procès se tient devant le tribunal correctionnel de Grasse, présidé par le juge Robail.

    « C’est la capitale mondiale du parfum mais ça pue à Grasse »

    Après la mort de Wissam El Yamni à Clermont-Ferrand, lynché par la police le soir du réveillon sous les yeux de ses amis, le non-lieu requis dans l’affaire Ali Ziri ou encore la mort d’Abdelilah El Jabri à Aulnay-sous-Bois, le procès des policiers responsables de la mort d’Abdelhakim Ajimi pouvait donner l’impression qu’au fond les choses se rééquilibraient : les policiers seraient eux aussi des « justiciables ».

    Il n’aura fallu qu’une journée d’audience pour que cette illusion vole en éclats. La famille, les proches, les soutiens étaient venus pour exiger des explications, la reconnaissance par la justice d’un crime policier. Ils n’ont eu droit qu’au procès d’Hakim Ajimi. À entendre le président du tribunal, ses assesseurs et les accusés, on aurait pu croire que le procès était destiné à déterminer dans quelle mesure et de quelle manière Hakim Ajimi avait justifié l’intervention de la police et ainsi provoqué sa propre mort par « asphyxie lente ».

    « Impunité policière, justice complice », voilà le slogan qui était dans toutes les bouches, et qui trouve une nouvelle illustration avec ce procès où, au fond, la justice a joué son rôle, montrant encore une fois la solidarité entre les différentes composantes de l’appareil d’État. Dès le premier jour, le président du tribunal glisse à Walter Lebeaupin [1], l’un des agents de la BAC accusé d’homicide involontaire et de non-assistance à personne en danger, « on ne fait pas le même métier mais pas loin », ajoutant : « nous sommes tous des professionnels de la délinquance ». Car c’est bien de cela qu’il s’agissait : déterrer un cadavre, fouiller dans le passé d’Hakim Ajimi afin de savoir ce qui dans sa « personnalité », ses « antécédents » aurait pu permettre de rendre l’intervention policière plus légitime, et sa conclusion mortelle plus compréhensible.

    Bien entendu, ce procès n’aura pas été celui de la BAC grassoise, d’une police vouée au maintien de l’ordre dans une commune riche et ségréguée de la Côte d’Azur. Une ville pas assez policée au goût de certains, dotée, jusqu’à récemment, comme le déplorera un ancien commissaire de police grassois, d’un « commissariat non-dimensionné aux institutions que la police doit protéger [2], la sous-préfecture et la maison d’arrêt [3] ». Une ville dont l’identité a été façonnée par la forte population de « rapatriés d’Algérie ». Il n’y a pas si longtemps, en juin 1973, le maire déclarait, comme pour justifier la ratonnade qui avait suivi une manifestation de travailleurs immigrés : « Les Arabes se comportent dans la vieille ville comme en terrain conquis [...] ces gens-là sont différents de nous [...] c’est très pénible d’être envahis par eux ». C’est en parcourant les enclaves tunisiennes, disposées à certains points de la géographie sinueuse de la ville, que l’on peut recueillir encore aujourd’hui un tout autre son de cloche. À l’image de B., un ami d’Hakim qui résumera en quelques phrases une question qui n’aura jamais fait surface lors du procès de ses meurtriers : « Ici, je suis un Arabe, je travaille pour ce pays, je me casse la tête et à la fin je vois que des semblables, des gars comme moi se retrouvent morts pour rien du tout, ils ont aboli quoi, la peine de mort ? Non, ils l’ont pas abolie ».

    Des lignes de partage raciales inscrites dans la géographie, dans la manière dont se façonnent les amitiés et les solidarités ; dans cette ville, ceux sur qui pèsent une suspicion et une surveillance accrues peuvent affirmer : « C’est pas un quartier ici, c’est chacun sa merde, c’est un cimetière ».

    Un procès verrouillé

    Dès le premier jour, le cadre est fixé par un président décidé à fermement conduire les débats dans une direction bien définie : « La question est de savoir si ces gestes enseignés à l’école de police ont été appliqués dans la juste mesure de la nécessité de l’interpellation », déclarera-t-il dès l’ouverture du procès. Des gestes « dont l’utilité n’a jamais été contestée », la seule question est de savoir « s’ils ont été appliqués plus que nécessaire », « voilà les termes du débat ».

    Par ces quelques mots, le débat est d’emblée circonscrit au terrain de l’expertise, des expertises, et nul ne viendra au cours du procès contester cette délimitation. Il ne s’agira dès lors que de déterminer la régularité des techniques employées et la « proportionnalité » de leur application. « Proportionnalité », le maître mot d’un procès qui semblait mettre dans une balance comptable la mort d’Hakim Ajimi, le moment où elle est survenue et ses causes, d’une part, et d’autre part l’intensité, la bonne ou mauvaise mesure de l’intervention policière que personne ne songera à mettre en cause au sein du tribunal.

    À la lecture de la déclaration d’Henri Martini du syndicat SGP Police, la concordance entre la conception policière et celle du tribunal est d’ailleurs frappante : « Les policiers de la BAC sont intervenus légalement et ont employé les techniques d’immobilisation telles qu’elles sont enseignées dans les Écoles Nationales de Police. Les policiers de la BAC sont des professionnels qui sont en première ligne contre la délinquance et la criminalité ».

    En subordonnant les débats à l’exécution d’une justice comptable, le président fera mine de quantifier du haut de sa neutralité les torts et les bon points de chaque partie pour mieux faire oublier qu’il évacue toute une série de questions primordiales. Tout au long du procès, le président a pesé dans sa balance les « éléments à décharge » (les témoins déclarant qu’Hakim était agité, la régularité de techniques enseignées à l’école de police) et les « éléments à charge » (les témoins affirmant qu’Hakim n’était pas agité, qu’il était inanimé quand les policiers l’ont jeté dans la voiture, le rapport de la CNDS [4]). Pour lui, la vérité était donc au milieu du gué, une vérité qui apparaîtrait une fois tranchée la question de l’excès éventuel d’une intervention policière de toute façon légitime et nécessaire [5]. Cette petite mise en scène de justice comptable lui permettait en réalité de ne jamais poser les questions du rôle de la police, de la fonction de ses interventions, du racisme structurel inscrit dans sa mission de maintien de l’ordre et du soutien indéfectible de la justice dont bénéficie la police. Une complicité que résume bien M., un proche d’Hakim : « C’est une mafia, il y en a un qui tue, et l’autre qui le protège ».

    En revanche, l’« agitation » d’Hakim Ajimi n’aura jamais qu’une interprétation : « rébellion », « violences », « comportement récalcitrant ». À aucun moment ne sera envisagée la possibilité qu’il s’agissait de gestes de survie. Signe d’un procès où l’aura de puissance d’un corps d’État est en jeu, les avocats de la défense se référeront souvent à Hakim comme à l’« agresseur ». Ce renversement des rôles où la police, pourtant accusée, trouve par moments matière à se faire l’accusatrice, est parfaitement illustré par les déclarations de l’avocat de Jim Manach, l’un des policiers municipaux inculpés. L’avocat de Manach insistera sur cette foule qui assistait à la mise à mort d’Hakim Ajimi et qui pouvait selon lui devenir hostile : « des gens torses nus en pleine ville, qui utilisaient leur téléphone portable. Pour quoi faire ? Je ne sais pas ». Xavier Tabet, policier municipal entendu comme témoin, déclarera qu’il régulait la circulation mais veillait de loin à qu’il n’y ait pas « d’autres agresseurs » dans la foule.

    La psychiatrie au secours de la police

    Au cours de ce procès, la psychiatrie aura été la meilleure alliée du tribunal et de la défense. Et ce, de manière paradoxale. En effet, si la psychiatrie a pris une place croissante au cours du procès, aboutissant à dresser un portrait d’Hakim en « déséquilibré », aucun expert psychiatre ne sera entendu et les rapports psychiatriques seront évoqués de manière répétée mais superficielle. Il était sans doute plus facile de faire apparaître le spectre de la folie furieuse que d’étayer de façon convaincante cette hypothèse fragile. Hypothèse d’autant plus absurde quand on sait le caractère relativement banal d’hospitalisations aussi courtes que celles connues par Hakim, et pour des motifs « médicaux » aussi peu définis.

    Tout d’abord mis au second plan, le portrait d’Hakim en « dément » et les extrapolations sur sa « maladie mentale » prendront progressivement de l’ampleur, aboutissant à présenter Hakim Ajimi comme un « déséquilibré » dont la résistance à l’arrestation ne saurait être que l’ « agitation » incontrôlable d’un « malade ». Deux séjours d’une dizaine de jours à l’hôpital psychiatrique en 2007 et 2008 et un assesseur rabattant de façon récurrente les débats sur la « maladie de M. Ajimi » suffiront pour offrir un motif valable à la violence policière.

    Bien entendu, la mobilisation du discours psychiatrique (qui n’est cependant pas allée jusqu’à l’audition d’un expert psychiatre qui aurait sali « scientifiquement » la mémoire d’Hakim) a évacué la question de la psychiatrisation de la société, de la multiplication des hospitalisations courtes, qui concernent un nombre croissant de personnes, et, plus fondamentalement, du rôle de la psychiatrie comme science du maintien de l’ordre, médicalisant comme elle fait des réactions à l’humiliation, à la domination, à la violence légale. Non, dans ce tribunal, seules les figures du fou dangereux, de l’irruption violente, de la crise, ont émaillé le procès.

    Ainsi, toutes les catégories les plus vagues et les plus creuses de la psychiatrie seront mobilisées : « impulsivité pathologique », « agressivité », « comportement désadapté », « apport toxicomanique conséquent » (en parlant de cannabis, et en reprenant les poncifs sur les liens entre consommation de cannabis et « psychoses »). Le tribunal ira jusqu’à présenter l’« agitation » d’Hakim, « ce monsieur qui était un malade en crise » selon le président [6], sa « violence », comme l’éclosion sur le tard d’une maladie mentale. Une violence « pathologique » et donc incontrôlable, justifiant ainsi une intervention « musclée ». On comprend dès lors que le tribunal se soit accroché à ce fil, susceptible d’amoindrir la responsabilité policière. L’assesseur demandera ainsi à Jean-Michel Moinier, l’un des deux membres de la BAC inculpés : « est-ce qu’on vous a appris à faire la différence entre l’interpellation d’une personne saine d’esprit et celle d’un dément ? ». Le président ira dans le même sens en ajoutant que dans la population délinquante, les troubles psychiatriques sont nombreux.

    Ce rôle puissamment normatif du discours psychiatrique apparaîtra également clairement dans les propos du Dr Duhamel qui, évoquant les rapports psychiatriques pondus sur Hakim (ceux-ci mentionnant pêle-mêle « agressivité verbale », « délires sous-jacents », « conduites addictives »), conclura : « on a toujours un comportement pas vraiment social ».

    Les seuls à vraiment contester ces discours d’ « experts » seront le père d’Hakim, Boubaker Ajimi, et Walid Klai, un proche d’Hakim et de la famille Ajimi. Tous deux refuseront de reconnaître « l’impulsivité pathologique » ou les propos délirants attribués à Hakim. Le visage fermé devant le mépris et le paternalisme qui se dégageaient de l’attitude du président, loin de la bienveillance à l’égard des « victimes » que l’on trouve généralement dans les tribunaux, M. Ajimi maintiendra qu’Hakim n’était pas violent, ce à quoi le président répondra : « si, c’est vous qui l’avez dit, il est violent par paroles ».

    Une nouvelle fois, on aurait pu croire qu’il s’agissait du procès d’Hakim Ajimi, de sa famille, de son père auquel le président, visiblement insatisfait des réponses qu’il apportait à ses questions, lancera : « il est important pour un père qui a perdu un fils de s’interroger sur son comportement ».

    « Dangereux pour lui-même et pour autrui »

    Une fois posés les deux premiers éléments de la conception du tribunal, la question de la proportionnalité d’une intervention légitime et la violence d’un fou furieux, ne restait plus qu’à développer la rhétorique de l’exception, ou en d’autres termes de la « bavure », un déplorable « accident » qui ne doit pas se répéter mais qui peut cependant être expliqué.

    Ce sera tout le sens du témoignage de moralité de Véronique Morandi, commissaire principal de Grasse jusqu’en 2009 [7], présentant le meurtre d’Hakim comme un événement exceptionnel, « un échec pour nous policiers, car ce n’est pas ainsi que la police fonctionne ». Morandi, dont « la nature profonde est de dire la vérité » à en croire les mots du président, ajoutera, faisant à nouveau d’Hakim le responsable de sa propre mort : « Leur intervention a été soft au départ [...] [c’est] la réaction de la victime qui a tout déclenché ». On entendra le même discours dans la bouche de Moinier qui affirmera n’avoir « jamais (connu) d’interpellation aussi violente » ; même en région parisienne, « je n’ai jamais vu de violence aussi immédiate et aussi prolongée ». On trouve là la justification policière habituelle, consistant à présenter la violence exercée comme une simple réponse, proportionnée, à la violence subie par les fonctionnaires. L’activité de harcèlement de la police, et notamment de la BAC, dans les quartiers populaires, la violence qu’elle produit en affirmant lutter contre elle est toujours légitimée de la sorte [8].

    C’est cette manière de présenter la dynamique de la violence qui sera au centre de la défense des inculpés. « Nous avions une réaction de maîtrise par rapport aux violences qu’il exerçait » dira ainsi Moinier qui reprendra habilement la catégorisation psychiatrique de Hakim, le qualifiant ainsi de « fou furieux », tout en affirmant ne se laisser guider par aucun « préjugé ». Lorsque le président lui demande s’il avait connaissance des « troubles psychiatriques » de Hakim, Moinier répond sans ciller : « Si ce monsieur a réintégré la société, je n’ai aucun a priori sur cet individu ». Il en va de même, à ses yeux républicains et aveugles à toute différence, pour quelqu’un ayant un casier judiciaire : « Si on commence à faire des a priori avec les gens qu’on contrôle dans la rue (...) nous on ne travaille pas comme ça. Je ne suis pas là pour mettre des étiquettes sur les gens ».

    La défense de Walter Lebeaupin sera identique : l’immobilisation a été provoquée par la violence et la rébellion d’Hakim Ajimi, et calquée sur elles. D’une certaine manière, c’est elle qui l’a tué, c’est elle qui aurait pu le sauver en cessant ; en un mot Hakim Ajimi était seul maître de cette fameuse « proportionnalité ». S’il n’avait pas été « rouge de colère, de haine » selon les mots de Lebeaupin, les policiers n’auraient pas eu à l’étrangler jusqu’à ce qu’il en devienne « bleu », selon la dizaine de témoins ayant assisté à la scène.

    Tout dans ce procès marchait sur la tête, jusqu’aux discussions sur les techniques d’intervention de la police. Ainsi, lorsqu’un instructeur au centre de formation de la police viendra présenter le « référentiel des gestes techniques en intervention », et plus particulièrement les « mesures de contrainte » dont fait partie la clé d’étranglement, il n’hésitera pas à déclarer que ces dernières sont souvent pratiquées dans le but de préserver l’intégrité physique de l’interpellé, afin de« l’emmener dans un lieu plus sécuritaire, un commissariat par exemple ». Si l’on ne dénombrait pas tant de morts et de blessés dans les commissariats français, le propos pourrait prêter à sourire. Il en ira de même pour le thème récurrent du menottage qui, dans la bouche du tribunal et des policiers, se justifie autant par le danger pour lui-même que pour autrui : « il restait dangereux pour autrui quand il balançait ses jambes, dangereux pour autrui, c’est-à-dire pour nous » déclarera ainsi l’un des policiers. Le discours expert de l’instructeur se conclura par cette phrase qui malgré son ironie révulsante ne lui fera pas perdre tout crédit : « L’intégrité physique est toujours la limite de l’intervention ».

    Cette opération d’inversion des évidences, de recherche de circonstances atténuantes pour les policiers malgré des dizaines de témoignages accablants, gagnera au fil des jours un tel poids que les débats se concentreront à de nombreuses reprises sur la question du matériel utilisé pour l’intervention. Le tribunal, et même l’un des avocats des parties civiles dans sa plaidoirie, reprochera aux policiers, comme s’il s’agissait là du plus grand reproche qu’on puisse leur faire dans cette affaire, de ne pas avoir utilisé leur tonfa alors qu’ils étaient au courant des « troubles psychiatriques » d’Hakim.

    L’absurdité du procès apparaîtra une nouvelle fois lorsque comparaîtront les pompiers. Ces derniers, appelés sur les lieux de l’intervention pour venir au secours d’un agent de la BAC qui s’est luxé l’épaule en menottant Hakim, arrivent alors que ce dernier est au sol, en train d’être étranglé. Tous trois diront d’une seule voix ne pas avoir vu un quelconque signe de détresse de la part d’Hakim Ajimi : ils sont appelés pour l’épaule d’un policier et, voyant un individu entre les mains de la police, concluent aussitôt qu’il est en sécurité. L’un d’entre eux ajoutera à propos du flic blessé : « pour moi, ce policier est une victime ». Les avocats des accusés s’acharneront à présenter les pompiers comme des experts des « personnes en détresse » et ainsi prouver que si eux, compétents, n’ont pas jugé nécessaire d’emmener Hakim, n’ont pas vu qu’il était sur le point de mourir, alors les policiers qui eux ne sont pas des experts, ne pouvaient pas le voir non plus. Le seul propos un tant soit peu offensif de Franck de Vita, avocat des parties civiles, concernera ces pompiers : ils ont dit ne pas avoir vu l’état de détresse de l’« homme sans visage », « sinon il y aurait trois prévenus de plus ; ils ne vont pas se jeter dans la bouche de la justice ».

    « On vous laisse entre vous »

    Le jeudi 19, quelques minutes après le début de l’audience, Boubaker Ajimi, le père d’Hakim, se lève et quitte la salle d’audience, suivi par la famille et par l’ensemble des soutiens. Le tribunal est déserté, l’audience suspendue, et dehors commencent à résonner des slogans et des cris.

    Le mot qui est dans toutes les bouches, « on vous laisse entre vous », donne bien le sens de cette désertion : porter un crime policier devant la justice et la déserter quand la complicité organique entre justice et police en devient insultante ; saisir la justice pour en révéler l’imposture, la compromission structurelle.

    La colère qui s’exprime lors de la marche improvisée qui suit le départ du tribunal a tout à voir avec un dossier accablant pour les policiers, évacué d’un revers de main par les réquisitions ridiculement faibles du procureur qui a pourtant dû reconnaître la responsabilité évidente des accusés.

    Après ce procès, il ne sera plus possible pour les avocats des parties civiles d’affirmer : « la famille Ajimi a une confiance éperdue dans la justice ». Non, pas plus que les proches des centaines de personnes mortes entre les mains de police, enterrées par la justice française et salies par des procureurs aux ordres.

    Le dernier mot sera pour B. qui en une formule rappelle le sens de cette nouvelle mascarade judiciaire, qui restera comme un crachat institutionnel à la face de la famille et des proches d’Hakim Ajimi : « On a beau tout remuer, tout faire, la justice en France ça n’existe pas. ».

    [1] Lebeaupin intègre la police comme simple agent de sécurité en 1998, avant d’être affecté au commissariat de Garges en 2002 puis à la BAC de Garges. Il arrive en 2005 à Grasse. Moinier débute sa carrière par 4 ans de police secours puis intègre la BAC Seine et Marne de 96 à 99. Il part ensuite trois ans en Slovaquie. De retour à Melun, il intègre la police de proximité, avant de devenir chef de la BAC de jour Melun de 2003 à 2005. Il arrive à la BAC de Grasse en 2005. Les agents de la BAC impliqués ont tous deux exercé en région parisienne, ce qui explique les demandes répétées du président, les priant de faire des comparaisons entre la « délinquance » en région parisienne et dans le Sud. Étant donnés l’organisation de la ville, la segmentation raciale de ses quartiers et les impératifs en termes de maintien de l’ordre dans une commune qui se doit de rester attractive, le travail de harcèlement et de production de la délinquance de la BAC a sans doute des spécificités à Grasse par rapport à des villes comme Melun ou Garges.

    [2] Situation à laquelle viendra remédier l’inauguration fin octobre 2008, quelques mois après la mort d’Hakim, d’un nouveau commissariat, « digne de la mission qu’on leur demande d’accomplir » d’après le maire de Grasse. Le directeur départemental de la sécurité publique ajoutera : « Ce commissariat, c’est d’abord une marque de respect vis-à-vis de la population, des victimes et des policiers de la circonscription ».

    [3] La maison d’arrêt de Grasse, établissement à « gestion déléguée », a ouvert en 1992 et est régulièrement présentée comme une prison « modèle ». Elle est située sur les hauteurs de Grasse, non loin du centre-ville. Elle a remplacé l’ancienne prison qui jouxtait le palais de justice.

    [4] Le rapport de la CNDS est accessible en ligne (format pdf). Ce rapport a largement été cité au cours du procès, et ce même par le tribunal. Signe de la hiérarchie des discours caractéristique de ce type de procès et plus largement du fonctionnement de l’appareil judiciaire, la CNDS sera souvent évoquée car le rapport est, selon les mots du président, « un avis autorisé », des « gens responsables », puisqu’elle compte notamment d’anciens policiers en son sein.

    [5] Le président effleurera à deux reprises la question de la légitimité de l’intervention policière et de « l’incident » à son origine. Le premier jour, il déclare « Si M. Ajimi n’avait pas résisté, s’il avait comparu pour ces violences, il n’aurait pas nécessairement été condamné ». Il se contredira dès le lendemain, affirmant : « M. Ajimi aurait nécessairement été condamné pour ces violences. »

    [6] Le président ajoutera, à propos d’un travail de plongeur dans un restaurant qu’Hakim avait occupé, qu’il s’agit d’un travail « basique mais qui correspond bien aux jeunes garçons avec son profil ».

    [7] La presse régionale, Cannes soleil, la présente ainsi en mai 2009, à l’occasion d’un entretien : « Commissaire centrale à Grasse pendant près de six ans, après avoir été adjointe au commissaire central à Antibes durant seize années, Véronique Morandi a eu de multiples occasions d’être confrontée aux "spécificités" liées à chaque secteur, comme par exemple la maîtrise de mutineries à la maison d’arrêt de Grasse. » Dans le commissariat de Cannes qu’elle dirige alors, en février 2011, une note interne demande aux fonctionnaires d’interpeller prioritairement les « ressortissants tunisiens » aux abords de la gare.

    [8] Ce procédé revêt un caractère systématique dans le cas des « outrage et rébellion » : les violences exercées par la police sont ainsi légitimées et leur origine située chez l’interpellé.

    J., M. et N. du collectif Angles Morts

    mise en ligne : 21.02.2012

  • Permis de tuer, 24 février
  • Je représente, 24 janvier
  • Cauchemar, 14 janvier
  • La Patrie en danger !, Décembre 2011
  • L’homme qui aimait les femmes, Décembre 2011
  • Les couilles du capitaine , Novembre 2011
  • Charlie Sarkozy et Nico Hebdo, Novembre 2011
  • « La Terre – qui, elle, ne ment pas – n’est pas un jardin bio » , Juillet 2011
  • Oraisons funèbres, Juillet 2011
  • Qui est le plus nuisible ?, Juillet 2011
  • Notes

    [1] Ils sont publiés aux éditions L’esprit frappeur. Sur les événements ci-dessous, cf. aussi L’écho des cités, octobre 2001, juin/juillet 2002 ; Le Rire, juillet 2002, L’Humanité, 25/09/2001, 26/09/2001, 01/10/2001 ; Le Monde, 15/12/1997, 21/12/1997, 26/06/1999, 20/04/2000, 30/09/2001, 16/10/2001, 08/02/2002, 06/07/2002, ; Libération, 15/07/1997, 17/03/1998, 26/12/1998, 19/12/1997, 21/03/2001, 07/09/2001, 11/09/2001, 26/09/2001, 29/09/2001, 01/10/2001, 15/10/2001, 05/11/2001, 30/01/2002, 01/02/2002, 02/07/2002, 04/07/2002, 05/07/2002, 10/07/2002, 04/03/2003, 12/03/2003 ; Le Parisien, 12/05/1999, 15/05/1999 ; France 2, 06/07/2000 ; Var matin , 14/10/2000 ; Plein droit, avril 1998 ; et http://mibmib.free.fr

    [2] F. Belghoul, "BHL, Barre, Gros-minet et les autres", Sans frontières, n°92-93, "La beur génération", mai 1985


    A Contre sens
    http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/50.html


    « On vous laisse entre vous ».

    Retour sur le procès des meurtriers d’Hakim Ajimi

    Quatre ans après la mort d’Hakim Ajimi, étranglé par la police le 9 mai 2008 à Grasse, le procès des responsables de sa mort s’ouvrait enfin. Quatre ans qui n’auront pourtant pas suffi à « apaiser les esprits ». Quatre années qui permettront au président de minorer le poids de témoignages accablants pour la police, au nom de la mémoire tour à tour « vague » ou « défaillante » de ceux qui accusent les policiers. Quatre années, un délai suffisant donc pour que le tribunal mette les témoignages au second plan pour laisser la place au procès du bon usage des techniques d’immobilisation de la police et de leur bonne application. Quatre ans de luttes, de procédures coûteuses, quatre ans au cours desquels la famille et les proches d’Abdelhakim Ajimi n’auront pas pu faire leur deuil. Quatre ans pour aboutir à une nouvelle hoggra, cette fois à travers les réquisitions d’un procureur qui le 19 janvier, au terme de quatre jours de procès, requiert des peines de prison avec sursis n’excédant pas 18 mois pour les sept policiers impliqués.

    De l’altercation à la banque à la mort d’Hakim

    Le 9 mai 2008, à Grasse, Abdelhakim Ajimi, 22 ans, se présente au guichet de sa banque. Son compte sans provision ne lui permet pas de retrait d’argent, et face au refus, Hakim se dispute avec une employée puis avec le directeur de l’agence. Tous deux font appel aux forces de l’ordre en fournissant l’identité de leur client contestataire.

    Walter Lebeaupin et Jean-Michel Moinier reçoivent l’appel à 14h40. Ces deux agents de la Brigade anti-criminalité connaissent Hakim pour l’avoir déjà contrôlé. Ils roulent au pas sur le boulevard Victor Hugo, une artère du centre-ville de Grasse, lorsqu’ils aperçoivent le jeune homme qui rentre tranquillement chez lui. Il est à deux cents mètres du domicile familial. Moinier et Lebeaupin décident de l’interpeller. Ils arrivent de chaque côté et lui ordonnent de les suivre. Hakim refuse d’obtempérer à l’injonction des agents et immédiatement, les fonctionnaires de police vont recourir à la force. Ils le saisissent chacun par un bras pour le déséquilibrer et le mettre au sol, mais dans la précipitation, ils chutent tous les trois et Moinier se luxe une épaule. Toujours agrippé par les deux policiers, Hakim réussit à se relever et tente de se défaire de l’emprise des deux agents.

    À ce moment-là, Lebeaupin intensifie la violence de l’interpellation : il pratique une clé au cou de Hakim et le plaque au sol. Moinier s’assoit à califourchon sur le haut de ses jambes. Ils l’immobilisent et le menottent les mains devants. Ils commencent le menottage des pieds quand trois policiers municipaux viennent leur prêter main forte. L’un d’eux, Jim Manach, déclare qu’à son arrivée, Hakim est « face contre terre, les mains menottés ». Il se pose sur les jambes pour finir le menottage aux chevilles. À pied, en moto et en voiture, quatre autres policiers arrivent, ce qui porte le nombre d’agents à neuf. Pendant ce temps, Lebeaupin maintient la clé d’étranglement sur Hakim. Moinier déclare s’être relevé après l’arrivée de Manach pour asséner un ou deux coups de poings au visage d’Hakim avant de reprendre sa position.

    Devant toute cette agitation, un attroupement s’est formé. Des habitants du quartier, des passants, des employés de la sous-préfecture décrivent la scène. L. G., l’un des témoins, lance aux policiers qu’il est inadmissible de frapper un homme au sol et maîtrisé. De plus, il les avertit que le visage violet de Hakim indique qu’il est en situation de détresse respiratoire. Moinier demande aux municipaux d’interpeller L. G. pour ivresse publique manifeste et Lebeaupin maintient l’étranglement. Au commissariat, le témoin ne subira aucun test d’alcoolémie et il ne sera pas placé en cellule de dégrisement. Il est simplement entendu par l’OPJ puis relâché. Tout au long du procès, le juge Robail discréditera plusieurs témoins à charge en leur rappelant que le temps abîme les mémoires... surtout celles qui accusent les flics.

    A 15h03, trois sapeurs-pompiers arrivent sur les lieux. Ils affirment avoir immédiatement été informés que leur intervention avait été sollicitée pour un policier blessé et que de ce fait, en tant que professionnels, ils ne se sont pas souciés de l’état de Hakim. Moinier est pris en charge par les secouristes pendant que Lebeaupin et Manach soulèvent le corps de Hakim, le portent puis le jettent « comme un sac à patates » dans le monospace des municipaux. À cet instant, de nombreux témoins, parmi lesquels des policiers, indiquent que Hakim était inconscient : « il ne bougeait plus », « était mou comme une guimauve », « la tête pendante », « les pieds qui traînaient par terre »... Les témoins des deux parties vont quasiment tous dans ce sens, de même que lorsqu’il s’agit de déterminer la position de Hakim pendant le transport vers le commissariat. Les policiers dans le véhicule, Mireille Authier-Rey et Pierre Locatelli, déclarent que Hakim a été « mis à l’horizontal et jeté sur la banquette arrière. Immédiatement, il a roulé sur le plancher du véhicule et s’est retrouvé allongé entre la banquette arrière et les sièges avant... » pour finalement être conduit la tête en bas entre les sièges et les pieds en l’air. La commission nationale de la déontologie et de la sécurité, pourtant composée de magistrats et de flics, dans un rapport adopté le 12 avril 2010, considère que les quatre agents qui l’ont transporté « ont fait preuve d’inhumanité ». Ce n’est qu’à leur arrivée au commissariat qu’ils ont constaté que Hakim était bleu. Après une tentative de réanimation qui échoue, son décès est constaté une heure plus tard.

    Par ailleurs, aucune suite n’a été donnée à la demande de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale) des images d’une caméra de surveillance de type dôme (champ de vision 360º) située à quelques mètres au niveau de la sous-préfecture.

    Chronologie de la procédure. Quatre ans d’arcanes judiciaires

    Suite à la mort d’Hakim, une instruction est ouverte. Après leur interrogatoire par le juge d’instruction le 11 décembre 2008, Moinier et Lebeaupin sont placés sous le statut de témoin assisté.
    Le 12 juin 2009, le parquet demande la mise examen de Moinier et Lebeaupin pour homicide involontaire, et de Lebeaupin pour non-assistance à personne en péril. Les juges d’instruction refusent, le procureur fait appel de cette décision.
    Le 22 octobre 2009, la chambre d’instruction de la cour d’appel d’Aix infirme l’ordonnance de refus et ordonne un supplément d’information aux fins de mise en examen.
    La mise en examen est obtenue le 30 novembre 2009.
    Le 5 mai 2010, les magistrats instructeurs rendent une ordonnance de non-lieu.
    Dans un arrêt du 23 septembre 2010, la chambre d’instruction de la cour d’appel d’Aix ordonne le renvoi de Moinier et Lebeaupin devant le tribunal correctionnel de Grasse.
    Du 16 au 19 janvier 2012, le procès se tient devant le tribunal correctionnel de Grasse, présidé par le juge Robail.

    « C’est la capitale mondiale du parfum mais ça pue à Grasse »

    Après la mort de Wissam El Yamni à Clermont-Ferrand, lynché par la police le soir du réveillon sous les yeux de ses amis, le non-lieu requis dans l’affaire Ali Ziri ou encore la mort d’Abdelilah El Jabri à Aulnay-sous-Bois, le procès des policiers responsables de la mort d’Abdelhakim Ajimi pouvait donner l’impression qu’au fond les choses se rééquilibraient : les policiers seraient eux aussi des « justiciables ».

    Il n’aura fallu qu’une journée d’audience pour que cette illusion vole en éclats. La famille, les proches, les soutiens étaient venus pour exiger des explications, la reconnaissance par la justice d’un crime policier. Ils n’ont eu droit qu’au procès d’Hakim Ajimi. À entendre le président du tribunal, ses assesseurs et les accusés, on aurait pu croire que le procès était destiné à déterminer dans quelle mesure et de quelle manière Hakim Ajimi avait justifié l’intervention de la police et ainsi provoqué sa propre mort par « asphyxie lente ».

    « Impunité policière, justice complice », voilà le slogan qui était dans toutes les bouches, et qui trouve une nouvelle illustration avec ce procès où, au fond, la justice a joué son rôle, montrant encore une fois la solidarité entre les différentes composantes de l’appareil d’État. Dès le premier jour, le président du tribunal glisse à Walter Lebeaupin [1], l’un des agents de la BAC accusé d’homicide involontaire et de non-assistance à personne en danger, « on ne fait pas le même métier mais pas loin », ajoutant : « nous sommes tous des professionnels de la délinquance ». Car c’est bien de cela qu’il s’agissait : déterrer un cadavre, fouiller dans le passé d’Hakim Ajimi afin de savoir ce qui dans sa « personnalité », ses « antécédents » aurait pu permettre de rendre l’intervention policière plus légitime, et sa conclusion mortelle plus compréhensible.

    Bien entendu, ce procès n’aura pas été celui de la BAC grassoise, d’une police vouée au maintien de l’ordre dans une commune riche et ségréguée de la Côte d’Azur. Une ville pas assez policée au goût de certains, dotée, jusqu’à récemment, comme le déplorera un ancien commissaire de police grassois, d’un « commissariat non-dimensionné aux institutions que la police doit protéger [2], la sous-préfecture et la maison d’arrêt [3] ». Une ville dont l’identité a été façonnée par la forte population de « rapatriés d’Algérie ». Il n’y a pas si longtemps, en juin 1973, le maire déclarait, comme pour justifier la ratonnade qui avait suivi une manifestation de travailleurs immigrés : « Les Arabes se comportent dans la vieille ville comme en terrain conquis [...] ces gens-là sont différents de nous [...] c’est très pénible d’être envahis par eux ». C’est en parcourant les enclaves tunisiennes, disposées à certains points de la géographie sinueuse de la ville, que l’on peut recueillir encore aujourd’hui un tout autre son de cloche. À l’image de B., un ami d’Hakim qui résumera en quelques phrases une question qui n’aura jamais fait surface lors du procès de ses meurtriers : « Ici, je suis un Arabe, je travaille pour ce pays, je me casse la tête et à la fin je vois que des semblables, des gars comme moi se retrouvent morts pour rien du tout, ils ont aboli quoi, la peine de mort ? Non, ils l’ont pas abolie ».

    Des lignes de partage raciales inscrites dans la géographie, dans la manière dont se façonnent les amitiés et les solidarités ; dans cette ville, ceux sur qui pèsent une suspicion et une surveillance accrues peuvent affirmer : « C’est pas un quartier ici, c’est chacun sa merde, c’est un cimetière ».

    Un procès verrouillé

    Dès le premier jour, le cadre est fixé par un président décidé à fermement conduire les débats dans une direction bien définie : « La question est de savoir si ces gestes enseignés à l’école de police ont été appliqués dans la juste mesure de la nécessité de l’interpellation », déclarera-t-il dès l’ouverture du procès. Des gestes « dont l’utilité n’a jamais été contestée », la seule question est de savoir « s’ils ont été appliqués plus que nécessaire », « voilà les termes du débat ».

    Par ces quelques mots, le débat est d’emblée circonscrit au terrain de l’expertise, des expertises, et nul ne viendra au cours du procès contester cette délimitation. Il ne s’agira dès lors que de déterminer la régularité des techniques employées et la « proportionnalité » de leur application. « Proportionnalité », le maître mot d’un procès qui semblait mettre dans une balance comptable la mort d’Hakim Ajimi, le moment où elle est survenue et ses causes, d’une part, et d’autre part l’intensité, la bonne ou mauvaise mesure de l’intervention policière que personne ne songera à mettre en cause au sein du tribunal.

    À la lecture de la déclaration d’Henri Martini du syndicat SGP Police, la concordance entre la conception policière et celle du tribunal est d’ailleurs frappante : « Les policiers de la BAC sont intervenus légalement et ont employé les techniques d’immobilisation telles qu’elles sont enseignées dans les Écoles Nationales de Police. Les policiers de la BAC sont des professionnels qui sont en première ligne contre la délinquance et la criminalité ».

    En subordonnant les débats à l’exécution d’une justice comptable, le président fera mine de quantifier du haut de sa neutralité les torts et les bon points de chaque partie pour mieux faire oublier qu’il évacue toute une série de questions primordiales. Tout au long du procès, le président a pesé dans sa balance les « éléments à décharge » (les témoins déclarant qu’Hakim était agité, la régularité de techniques enseignées à l’école de police) et les « éléments à charge » (les témoins affirmant qu’Hakim n’était pas agité, qu’il était inanimé quand les policiers l’ont jeté dans la voiture, le rapport de la CNDS [4]). Pour lui, la vérité était donc au milieu du gué, une vérité qui apparaîtrait une fois tranchée la question de l’excès éventuel d’une intervention policière de toute façon légitime et nécessaire [5]. Cette petite mise en scène de justice comptable lui permettait en réalité de ne jamais poser les questions du rôle de la police, de la fonction de ses interventions, du racisme structurel inscrit dans sa mission de maintien de l’ordre et du soutien indéfectible de la justice dont bénéficie la police. Une complicité que résume bien M., un proche d’Hakim : « C’est une mafia, il y en a un qui tue, et l’autre qui le protège ».

    En revanche, l’« agitation » d’Hakim Ajimi n’aura jamais qu’une interprétation : « rébellion », « violences », « comportement récalcitrant ». À aucun moment ne sera envisagée la possibilité qu’il s’agissait de gestes de survie. Signe d’un procès où l’aura de puissance d’un corps d’État est en jeu, les avocats de la défense se référeront souvent à Hakim comme à l’« agresseur ». Ce renversement des rôles où la police, pourtant accusée, trouve par moments matière à se faire l’accusatrice, est parfaitement illustré par les déclarations de l’avocat de Jim Manach, l’un des policiers municipaux inculpés. L’avocat de Manach insistera sur cette foule qui assistait à la mise à mort d’Hakim Ajimi et qui pouvait selon lui devenir hostile : « des gens torses nus en pleine ville, qui utilisaient leur téléphone portable. Pour quoi faire ? Je ne sais pas ». Xavier Tabet, policier municipal entendu comme témoin, déclarera qu’il régulait la circulation mais veillait de loin à qu’il n’y ait pas « d’autres agresseurs » dans la foule.

    La psychiatrie au secours de la police

    Au cours de ce procès, la psychiatrie aura été la meilleure alliée du tribunal et de la défense. Et ce, de manière paradoxale. En effet, si la psychiatrie a pris une place croissante au cours du procès, aboutissant à dresser un portrait d’Hakim en « déséquilibré », aucun expert psychiatre ne sera entendu et les rapports psychiatriques seront évoqués de manière répétée mais superficielle. Il était sans doute plus facile de faire apparaître le spectre de la folie furieuse que d’étayer de façon convaincante cette hypothèse fragile. Hypothèse d’autant plus absurde quand on sait le caractère relativement banal d’hospitalisations aussi courtes que celles connues par Hakim, et pour des motifs « médicaux » aussi peu définis.

    Tout d’abord mis au second plan, le portrait d’Hakim en « dément » et les extrapolations sur sa « maladie mentale » prendront progressivement de l’ampleur, aboutissant à présenter Hakim Ajimi comme un « déséquilibré » dont la résistance à l’arrestation ne saurait être que l’ « agitation » incontrôlable d’un « malade ». Deux séjours d’une dizaine de jours à l’hôpital psychiatrique en 2007 et 2008 et un assesseur rabattant de façon récurrente les débats sur la « maladie de M. Ajimi » suffiront pour offrir un motif valable à la violence policière.

    Bien entendu, la mobilisation du discours psychiatrique (qui n’est cependant pas allée jusqu’à l’audition d’un expert psychiatre qui aurait sali « scientifiquement » la mémoire d’Hakim) a évacué la question de la psychiatrisation de la société, de la multiplication des hospitalisations courtes, qui concernent un nombre croissant de personnes, et, plus fondamentalement, du rôle de la psychiatrie comme science du maintien de l’ordre, médicalisant comme elle fait des réactions à l’humiliation, à la domination, à la violence légale. Non, dans ce tribunal, seules les figures du fou dangereux, de l’irruption violente, de la crise, ont émaillé le procès.

    Ainsi, toutes les catégories les plus vagues et les plus creuses de la psychiatrie seront mobilisées : « impulsivité pathologique », « agressivité », « comportement désadapté », « apport toxicomanique conséquent » (en parlant de cannabis, et en reprenant les poncifs sur les liens entre consommation de cannabis et « psychoses »). Le tribunal ira jusqu’à présenter l’« agitation » d’Hakim, « ce monsieur qui était un malade en crise » selon le président [6], sa « violence », comme l’éclosion sur le tard d’une maladie mentale. Une violence « pathologique » et donc incontrôlable, justifiant ainsi une intervention « musclée ». On comprend dès lors que le tribunal se soit accroché à ce fil, susceptible d’amoindrir la responsabilité policière. L’assesseur demandera ainsi à Jean-Michel Moinier, l’un des deux membres de la BAC inculpés : « est-ce qu’on vous a appris à faire la différence entre l’interpellation d’une personne saine d’esprit et celle d’un dément ? ». Le président ira dans le même sens en ajoutant que dans la population délinquante, les troubles psychiatriques sont nombreux.

    Ce rôle puissamment normatif du discours psychiatrique apparaîtra également clairement dans les propos du Dr Duhamel qui, évoquant les rapports psychiatriques pondus sur Hakim (ceux-ci mentionnant pêle-mêle « agressivité verbale », « délires sous-jacents », « conduites addictives »), conclura : « on a toujours un comportement pas vraiment social ».

    Les seuls à vraiment contester ces discours d’ « experts » seront le père d’Hakim, Boubaker Ajimi, et Walid Klai, un proche d’Hakim et de la famille Ajimi. Tous deux refuseront de reconnaître « l’impulsivité pathologique » ou les propos délirants attribués à Hakim. Le visage fermé devant le mépris et le paternalisme qui se dégageaient de l’attitude du président, loin de la bienveillance à l’égard des « victimes » que l’on trouve généralement dans les tribunaux, M. Ajimi maintiendra qu’Hakim n’était pas violent, ce à quoi le président répondra : « si, c’est vous qui l’avez dit, il est violent par paroles ».

    Une nouvelle fois, on aurait pu croire qu’il s’agissait du procès d’Hakim Ajimi, de sa famille, de son père auquel le président, visiblement insatisfait des réponses qu’il apportait à ses questions, lancera : « il est important pour un père qui a perdu un fils de s’interroger sur son comportement ».

    « Dangereux pour lui-même et pour autrui »

    Une fois posés les deux premiers éléments de la conception du tribunal, la question de la proportionnalité d’une intervention légitime et la violence d’un fou furieux, ne restait plus qu’à développer la rhétorique de l’exception, ou en d’autres termes de la « bavure », un déplorable « accident » qui ne doit pas se répéter mais qui peut cependant être expliqué.

    Ce sera tout le sens du témoignage de moralité de Véronique Morandi, commissaire principal de Grasse jusqu’en 2009 [7], présentant le meurtre d’Hakim comme un événement exceptionnel, « un échec pour nous policiers, car ce n’est pas ainsi que la police fonctionne ». Morandi, dont « la nature profonde est de dire la vérité » à en croire les mots du président, ajoutera, faisant à nouveau d’Hakim le responsable de sa propre mort : « Leur intervention a été soft au départ [...] [c’est] la réaction de la victime qui a tout déclenché ». On entendra le même discours dans la bouche de Moinier qui affirmera n’avoir « jamais (connu) d’interpellation aussi violente » ; même en région parisienne, « je n’ai jamais vu de violence aussi immédiate et aussi prolongée ». On trouve là la justification policière habituelle, consistant à présenter la violence exercée comme une simple réponse, proportionnée, à la violence subie par les fonctionnaires. L’activité de harcèlement de la police, et notamment de la BAC, dans les quartiers populaires, la violence qu’elle produit en affirmant lutter contre elle est toujours légitimée de la sorte [8].

    C’est cette manière de présenter la dynamique de la violence qui sera au centre de la défense des inculpés. « Nous avions une réaction de maîtrise par rapport aux violences qu’il exerçait » dira ainsi Moinier qui reprendra habilement la catégorisation psychiatrique de Hakim, le qualifiant ainsi de « fou furieux », tout en affirmant ne se laisser guider par aucun « préjugé ». Lorsque le président lui demande s’il avait connaissance des « troubles psychiatriques » de Hakim, Moinier répond sans ciller : « Si ce monsieur a réintégré la société, je n’ai aucun a priori sur cet individu ». Il en va de même, à ses yeux républicains et aveugles à toute différence, pour quelqu’un ayant un casier judiciaire : « Si on commence à faire des a priori avec les gens qu’on contrôle dans la rue (...) nous on ne travaille pas comme ça. Je ne suis pas là pour mettre des étiquettes sur les gens ».

    La défense de Walter Lebeaupin sera identique : l’immobilisation a été provoquée par la violence et la rébellion d’Hakim Ajimi, et calquée sur elles. D’une certaine manière, c’est elle qui l’a tué, c’est elle qui aurait pu le sauver en cessant ; en un mot Hakim Ajimi était seul maître de cette fameuse « proportionnalité ». S’il n’avait pas été « rouge de colère, de haine » selon les mots de Lebeaupin, les policiers n’auraient pas eu à l’étrangler jusqu’à ce qu’il en devienne « bleu », selon la dizaine de témoins ayant assisté à la scène.

    Tout dans ce procès marchait sur la tête, jusqu’aux discussions sur les techniques d’intervention de la police. Ainsi, lorsqu’un instructeur au centre de formation de la police viendra présenter le « référentiel des gestes techniques en intervention », et plus particulièrement les « mesures de contrainte » dont fait partie la clé d’étranglement, il n’hésitera pas à déclarer que ces dernières sont souvent pratiquées dans le but de préserver l’intégrité physique de l’interpellé, afin de« l’emmener dans un lieu plus sécuritaire, un commissariat par exemple ». Si l’on ne dénombrait pas tant de morts et de blessés dans les commissariats français, le propos pourrait prêter à sourire. Il en ira de même pour le thème récurrent du menottage qui, dans la bouche du tribunal et des policiers, se justifie autant par le danger pour lui-même que pour autrui : « il restait dangereux pour autrui quand il balançait ses jambes, dangereux pour autrui, c’est-à-dire pour nous » déclarera ainsi l’un des policiers. Le discours expert de l’instructeur se conclura par cette phrase qui malgré son ironie révulsante ne lui fera pas perdre tout crédit : « L’intégrité physique est toujours la limite de l’intervention ».

    Cette opération d’inversion des évidences, de recherche de circonstances atténuantes pour les policiers malgré des dizaines de témoignages accablants, gagnera au fil des jours un tel poids que les débats se concentreront à de nombreuses reprises sur la question du matériel utilisé pour l’intervention. Le tribunal, et même l’un des avocats des parties civiles dans sa plaidoirie, reprochera aux policiers, comme s’il s’agissait là du plus grand reproche qu’on puisse leur faire dans cette affaire, de ne pas avoir utilisé leur tonfa alors qu’ils étaient au courant des « troubles psychiatriques » d’Hakim.

    L’absurdité du procès apparaîtra une nouvelle fois lorsque comparaîtront les pompiers. Ces derniers, appelés sur les lieux de l’intervention pour venir au secours d’un agent de la BAC qui s’est luxé l’épaule en menottant Hakim, arrivent alors que ce dernier est au sol, en train d’être étranglé. Tous trois diront d’une seule voix ne pas avoir vu un quelconque signe de détresse de la part d’Hakim Ajimi : ils sont appelés pour l’épaule d’un policier et, voyant un individu entre les mains de la police, concluent aussitôt qu’il est en sécurité. L’un d’entre eux ajoutera à propos du flic blessé : « pour moi, ce policier est une victime ». Les avocats des accusés s’acharneront à présenter les pompiers comme des experts des « personnes en détresse » et ainsi prouver que si eux, compétents, n’ont pas jugé nécessaire d’emmener Hakim, n’ont pas vu qu’il était sur le point de mourir, alors les policiers qui eux ne sont pas des experts, ne pouvaient pas le voir non plus. Le seul propos un tant soit peu offensif de Franck de Vita, avocat des parties civiles, concernera ces pompiers : ils ont dit ne pas avoir vu l’état de détresse de l’« homme sans visage », « sinon il y aurait trois prévenus de plus ; ils ne vont pas se jeter dans la bouche de la justice ».

    « On vous laisse entre vous »

    Le jeudi 19, quelques minutes après le début de l’audience, Boubaker Ajimi, le père d’Hakim, se lève et quitte la salle d’audience, suivi par la famille et par l’ensemble des soutiens. Le tribunal est déserté, l’audience suspendue, et dehors commencent à résonner des slogans et des cris.

    Le mot qui est dans toutes les bouches, « on vous laisse entre vous », donne bien le sens de cette désertion : porter un crime policier devant la justice et la déserter quand la complicité organique entre justice et police en devient insultante ; saisir la justice pour en révéler l’imposture, la compromission structurelle.

    La colère qui s’exprime lors de la marche improvisée qui suit le départ du tribunal a tout à voir avec un dossier accablant pour les policiers, évacué d’un revers de main par les réquisitions ridiculement faibles du procureur qui a pourtant dû reconnaître la responsabilité évidente des accusés.

    Après ce procès, il ne sera plus possible pour les avocats des parties civiles d’affirmer : « la famille Ajimi a une confiance éperdue dans la justice ». Non, pas plus que les proches des centaines de personnes mortes entre les mains de police, enterrées par la justice française et salies par des procureurs aux ordres.

    Le dernier mot sera pour B. qui en une formule rappelle le sens de cette nouvelle mascarade judiciaire, qui restera comme un crachat institutionnel à la face de la famille et des proches d’Hakim Ajimi : « On a beau tout remuer, tout faire, la justice en France ça n’existe pas. ».

    [1] Lebeaupin intègre la police comme simple agent de sécurité en 1998, avant d’être affecté au commissariat de Garges en 2002 puis à la BAC de Garges. Il arrive en 2005 à Grasse. Moinier débute sa carrière par 4 ans de police secours puis intègre la BAC Seine et Marne de 96 à 99. Il part ensuite trois ans en Slovaquie. De retour à Melun, il intègre la police de proximité, avant de devenir chef de la BAC de jour Melun de 2003 à 2005. Il arrive à la BAC de Grasse en 2005. Les agents de la BAC impliqués ont tous deux exercé en région parisienne, ce qui explique les demandes répétées du président, les priant de faire des comparaisons entre la « délinquance » en région parisienne et dans le Sud. Étant donnés l’organisation de la ville, la segmentation raciale de ses quartiers et les impératifs en termes de maintien de l’ordre dans une commune qui se doit de rester attractive, le travail de harcèlement et de production de la délinquance de la BAC a sans doute des spécificités à Grasse par rapport à des villes comme Melun ou Garges.

    [2] Situation à laquelle viendra remédier l’inauguration fin octobre 2008, quelques mois après la mort d’Hakim, d’un nouveau commissariat, « digne de la mission qu’on leur demande d’accomplir » d’après le maire de Grasse. Le directeur départemental de la sécurité publique ajoutera : « Ce commissariat, c’est d’abord une marque de respect vis-à-vis de la population, des victimes et des policiers de la circonscription ».

    [3] La maison d’arrêt de Grasse, établissement à « gestion déléguée », a ouvert en 1992 et est régulièrement présentée comme une prison « modèle ». Elle est située sur les hauteurs de Grasse, non loin du centre-ville. Elle a remplacé l’ancienne prison qui jouxtait le palais de justice.

    [4] Le rapport de la CNDS est accessible en ligne (format pdf). Ce rapport a largement été cité au cours du procès, et ce même par le tribunal. Signe de la hiérarchie des discours caractéristique de ce type de procès et plus largement du fonctionnement de l’appareil judiciaire, la CNDS sera souvent évoquée car le rapport est, selon les mots du président, « un avis autorisé », des « gens responsables », puisqu’elle compte notamment d’anciens policiers en son sein.

    [5] Le président effleurera à deux reprises la question de la légitimité de l’intervention policière et de « l’incident » à son origine. Le premier jour, il déclare « Si M. Ajimi n’avait pas résisté, s’il avait comparu pour ces violences, il n’aurait pas nécessairement été condamné ». Il se contredira dès le lendemain, affirmant : « M. Ajimi aurait nécessairement été condamné pour ces violences. »

    [6] Le président ajoutera, à propos d’un travail de plongeur dans un restaurant qu’Hakim avait occupé, qu’il s’agit d’un travail « basique mais qui correspond bien aux jeunes garçons avec son profil ».

    [7] La presse régionale, Cannes soleil, la présente ainsi en mai 2009, à l’occasion d’un entretien : « Commissaire centrale à Grasse pendant près de six ans, après avoir été adjointe au commissaire central à Antibes durant seize années, Véronique Morandi a eu de multiples occasions d’être confrontée aux "spécificités" liées à chaque secteur, comme par exemple la maîtrise de mutineries à la maison d’arrêt de Grasse. » Dans le commissariat de Cannes qu’elle dirige alors, en février 2011, une note interne demande aux fonctionnaires d’interpeller prioritairement les « ressortissants tunisiens » aux abords de la gare.

    [8] Ce procédé revêt un caractère systématique dans le cas des « outrage et rébellion » : les violences exercées par la police sont ainsi légitimées et leur origine située chez l’interpellé.

    J., M. et N. du collectif Angles Morts

    mise en ligne : 21.02.2012

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