Une tribune pour les luttes

La lettre de Mouvement Communiste - Numéro du 15 janvier 2005

COTE D’IVOIRE

COMPETITION CAPITALISTE AIGÛE AUTOUR DE LA REPARTITION DE LA RENTE ISSUE DE L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES

Article mis en ligne le lundi 31 janvier 2005

Mouvement communiste est un petit groupe marxiste franco-belge qui publie une lettre papier dont on peut trouver des exemplaires au local de Mille Bâbords.

Nous devons cette retranscription à Comaguer.

Ce texte nous a semblé suffisamment sérieux pour introduire un débat sur la Cote d’Ivoire dont on sait qu’il divise le mouvement social.

A vos plumes.

MB


COTE D’IVOIRE

COMPETITION CAPITALISTE AIGÛE AUTOUR DE LA REPARTITION DE LA RENTE ISSUE DE L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES

Le 4 novembre dernier, en bombardant à trois reprises les positions rebelles dans la ville de Bouaké, le gouvernement ivoirien rompt le cessez-le-feu en vigueur depuis près d’un an. Le jour suivant, des assauts terrestres sont lancés contre plusieurs positions rebelles. Le 6, deux Sukhoi-25 survolent et bombardent une position de la force d’intervention Licorne de l’armée française, occasionnant neufs morts. La France réagit en détruisant, d’abord les deux appareils, puis l’essentiel de l’aviation ivoirienne. Des affrontements ont lieu entre troupes ivoiriennes et françaises pour le contrôle de l’aéroport d’Abidjan. Les troupes ivoiriennes repoussées, une manifestation de soutien au régime marche sur l’aéroport. Elle sera dispersée, et dégénérera en une émeute dirigée contre les ressortissants français, avec le soutien du régime.

Le soudain regain de tension dans l’ancienne colonie française a reproposé une lecture traditionnelle des relations entre l’ancien pays colonisé et la puissance jadis colonisatrice. Stigmatisé à la fois par le gouvernement local et les anti-impérialistes de pacotille d’ici, le rôle de la France dans cette affaire a aussitôt été identifié comme celui traditionnel de l’ancien maître qui ne veut pas que l’esclave s’émancipe de lui. Les autorités d’Abidjan, pour leur part, ont donné de la voix (à défaut de faire parler la poudre) contre l’ancien colonisateur, lui promettant une fin pire que celle qui a été réservée aux Américains au Vietnam.
Bien relayés par les gauchistes de métropole, les affidés de Laurent Gbagbo, le Président ivoirien actuel, ont exigé le retrait des troupes françaises et des intérêts économiques hexagonaux en Côte d’Ivoire. Afin d’établir le fondement rationnel de ces revendications, il convient ainsi revenir sur la situation de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui.

UNE ECONOMIE RENTIERE QUI PROFITE AUSSI BIEN AUX CAPITALISTES LOCAUX QU’A CEUX ETRANGERS

La première question à laquelle il faut répondre, concerne, bien sûr, la présence économique hexagonale dans ce pays à la croissance démographique rapide. Troisième puissance économique de l’Afrique sub-saharienne, derrière l’Afrique du Sud et le Nigeria, la Côte d’Ivoire est un pôle économique d’importance au sein de l’Afrique de l’Ouest. Elle représente quelque 60 % du PIB de l’Union économique et monétaire ouest africaine, (EJEMOA), marché commun regroupant Bénin, Burkina-Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. D’après l’Irin, agence de presse de l’Onu, le Burkina-Faso dépend de la Côte d’Ivoire pour 80 % de ses exportations et pour 60 à 70 % de ses importations. Sa capitale économique Abidjan est aussi le premier port d’Afrique de l’Ouest. Avec le port de San Pedro, elle est au bout de l’axe de transport Nord-Sud qui traverse le pays, que ce soit par la route ou à la ligne ferroviaire qui relie Abidjan au Burkina-Faso.

Riche en ressources naturelles (minérales et agricoles), la Côte d’Ivoire possède une industrie de transformation relativement réduite mais “sans équivalent en Afrique centrale et occidentale” (Mission économique de l’Ambassade de France), principalement dans les secteurs du cacao, du pétrole, et de la conserverie de thon. Toutefois, les ressources naturelles brutes jouent les premiers rôles, avec 47 % du total des exportations en 2003. Leurs filières de première transformation garantissent 32 % du total des marchandises vendues à l’extérieur, de telle sorte que près de 80 % des exportations relèvent directement ou indirectement de l’exploitation des ressources naturelles. Une partie conséquente de ces dernières d’origine minérale (le minerai de fer, le manganèse, le diamant et un nombre important de gisements minéraux, spécialement concentrés au nord) resterait inexploitée.

A l’instar de celles de la grande majorité des pays capitalistes de la planète, l’économie ivoirienne est essentiellement orientée vers l’exportation de marchandises. L’Union européenne (UE) absorbe 52 % de son commerce extérieur. Au sein de l’UE, la France se confirme être le premier client du pays africain avec 19 % de ses exportations totales en 2003. Les Pays-Bas suivent, essentiellement en raison de leurs achats de cacao. Les Etats Unis arrivent troisièmes, avec une part près de trois fois inférieure à la France.

10 premiers clients de la Cote d’Ivoire en 2003

Côte d’Ivoire en %

total100%
1 France 19,1
2 Pays-Bas 17,7
3 Etats-Unis 7,1
4 Espagne 5,5
5 Italie 3,4
6 Royaume-Uni 3,1
7 Nigeria 2,9
8 UEBL 2,7
9 Guinée Equatoriale 2,4
10 Ghana 2,3

(Mission économique de l’Ambassade de France)

La Côte d’Ivoire est en revanche grande importatrice de produits alimentaires, de biens d’équipement principalement des matériels de transport routier) et d’énergie pétrolière, en dépit de sa production en croissance accélérée.

Importations (CAF/FAB) en %
Produits alimentaires 25
Biens d’équipement 22
Energie pétrolière 19
Autres biens de consommation 19
Biens Intermédiaires 15

(Direction générale des Douanes de la Côte d’Ivoire)

La France est le premier pays fournisseur de la Côte d’Ivoire, avec près du quart des importations totales représentées notamment par des produits alimentaires et des biens d’équipement. Le Nigeria suit, avec plus de 18 % des importations ivoiriennes totales grâce à ses exportations de produits pétroliers.
Ainsi, comme bon nombre de pays capitalistes périphériques, la Côte d’Ivoire est riche en forces productives (main d’oeuvre et ressources naturelles, aussi bien minérales qu’agricoles) mais pauvre en industrie développée (agriculture : 27,6 % du PIB en 2003 ; industrie manufacturière : 12,5 %). Les services, pour la plupart faits de petits commerces et de l’activité de transport (dont la branche du transport de marchandises devrait être classée dans le secteur productif), compte pour plus de moitié du PIB.

10 premiers fournisseurs de la Côte d’Ivoire 2003 en %

Total 100
1 France 24,8
2 Nigeria 16,1
3 Royaume Uni 7,8
4 Chine 3,9
5 Pays-Bas 3,7
6 Etats Unis 3,6
7 Italie 3,5
8 RFA 3,2
9 Espagne 2,6
10 UEBL 2,5

(Direction générale des Douanes de la Côte d’Ivoire)

Le commerce extérieur représente en moyenne 40 % du PIB et la balance commerciale est excédentaire ("ce qui est exceptionnel en Afrique", précise la Mission économique de l’Ambassade de France), notamment grâce au cacao, dont elle est le premier pays producteur, assurant environ 40% de l’offre mondiale. A lui seul, en 2003, le cacao a représenté 43 % des exportations de la Côte d’ivoire (soit environ 20% de son PIB estimé par le FMI à 8.000 milliards de francs CFA, correspondant à 12,2 milliards d’euros), dont trois quarts envoyés à l’étranger sous forme de fèves et le dernier quart en produit semi-transformé. Le coton et le café, les autres grandes ressources agricoles du pays, ne pèsent que 3 % chacun dans les exportations totales. Les produits transformés du bois, 4 %. La Côte d’Ivoire est également le premier exportateur africain de thon (2 % de son commerce extérieur) et de caoutchouc (2%).

De plus récente exploitation, les gisements de pétrole sont rapidement montés en puissance parmi les marchandises d’exportation (+56,4 %en volume en 2003). Avec une production encore en expansion (32.970 barils/jour en juin 2004), le pétrole est la deuxième marchandise d’exportation (13 % du total en 2003, dont un gros tiers de pétrole brut et les deux tiers de produits pétroliers transformés). Si la part de la Côte d’Ivoire dans le commerce international de l’or noir est encore négligeable, ses réserves sont estimées comme importantes. La crise grave du pays retarde depuis deux ans l’activité d’exploration et de prospection pétrolière.

Comme dans le cacao, la concurrence des géants étrangers du secteur y est très vive. Les intérêts français et américains s’entrechoquent. Total garde une longueur d’avance, comptant pour un gros tiers du raffinage et de la distribution totales de pétrole ivoirien. Bouygues, via sa filiale Saur, et EDF interviennent en amont, du côté de la production. Cependant, plusieurs firmes américaines importantes (Pioneer Oil Company et Africa Petroleum dans l’extraction ; Exxon Mobil dans la distribution) disputent l’influence française dans ce secteur.

L’Etat ivoirien a purement et simplement renoncé à l’industrialisation directe des ressources naturelles ; Il préfère se cantonner à un rôle de rentier sourcilleux et volage, prêt à se vendre au meilleur offrant en termes d’entrées fiscales. Un spécialiste du négoce a déclaré aux Echos (du 17 novembre 2004) que "plus de la moitié des frais généraux de l’administration ivoirienne - environ 40 millions d’euros - est assurée par les taxes sur la production de cacao".*

Depuis la proclamation de l’indépendance et grâce à son économie incomparablement plus forte que celle de ses voisins, la Côte d’Ivoire est devenue une destination d’immigration régionale très importante, attirant une main d’oeuvre supplémentaire particulièrement nombreuse. D’après les Nations unies (octobre 2002), le quart de la population de près de 17 millions (comptant plus de soixante ethnies locales) est constitué par des immigrés. Le recensement de 1998, qui sous-estime certainement les chiffres réels, indique la présence de 2,3 millions de Burkinabés, 792 260 Maliens, 230 390 Guinéens, 133 220 Ghanéens, 107.500 Béninois, 102 220 issus du Niger et 101 360 Nigériens. A ceux-ci, s’ajoutent quelque 72 000 réfugiés libériens, estime le Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies.

UNE PRESENCE FRANCAISE QUI RESTE PREPONDERANTE MAIS DE PLUS EN PLUS CONTESTEE

Pour ce qui est de la présence étrangère, la France tente de garder une part très importante dans l’économie ivoirienne, notamment depuis la vague de privatisation à la fin des années ‘90. La Côte d’Ivoire totalise un quart des filiales françaises de la zone du Franc CFA. La France apparaît comme le premier investisseur direct étranger en Côte d’Ivoire, si on s’en tient aux statistiques du Cepici (Centre de promotion des investissements en Côte d’Ivoire). En tout, ce sont 147 filiales d’entreprises françaises qui, selon le ministère des Finances, sont présentes dans le pays, employant 36 000 salariés ivoiriens. D’après les Echos, environ 51 % des recettes fiscales de l’Etat ivoirien sont issues d’elles. Parmi les sociétés françaises, on note avant tout :

• Bouygues dans le BTP, via sa filiale Saur qui détient 47 % de la Sodeci (eau) et 25 % de la CIE (électricité)

• Les aéroports, dont les concessions ont été confiées à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille et la Sofreavia ;

• Le groupe Pinault dans la distribution et le bois ;

• La BNP, le Crédit lyonnais, Axa et la Société générale dans le secteur financier ;

• France Télécom dans les télécommunications ;

• Castel dans le sucre et les boissons ;

• Accor dans l’hôtellerie ;

• Air France, qui détient 51 % d’Air Ivoire ;

• Bolloré (qui, cet été, a cédé à des proches du pouvoir sa filiale Dafci dans le cacao’) pour la gestion du port d’Abidjan, Le même Bolloré, aussi présent dans le coton et le caoutchouc, détient 31 % de la ligne de chemin de fer Abidjan-Ouagadougou (www.libération.fr, le 19.11.2004) ;

• Le groupe de négoce Touton (deuxième exportateur de fèves de cacao, avec 150.000 tonnes en 2003).

La présence physique des Français est néanmoins très limitée, inférieure aux 20.000 individus dont une grande partie composée de binationaux.

Mais on note également une présence étrangère diversifiée selon les secteurs :

• Agriculture et agroalimentaire : les Américains sont présents (Cargill, Unilever, Dole), ainsi que les Hollandais (ADM), et les Suisses (Aiglon)

• Pêche : les usines de traitement sont essentiellement détenues par des intérêts étrangers (Saupiquet - majoritairement italiens -‘ Castelli, Pêche et Froid)

• Hydrocarbures : les intérêts américains sont représentés par les sociétés Foxtrot, Ranger Oil, Ocean Energy, et ceux des Canadiens par CNR International. Deux unités de blending (mélanges) opèrent en Côte d’Ivoire : la Sifal (détenue à 33 % par Shell, 20 % par Mobil) et la Texaco ;

• Chimie : les Suisses sont présents avec la société Syngenta ;

• Textile : les intérêts hollandais sont représentés dans le secteur textile à travers Uniwax ;

• Télécommunications : le groupe africain Telecel est présent ;

• BTP : les intérêts israéliens sont représentés avec la Sonitra.

D’autre part, plus de 1 000 sociétés locales appartiennent à des ressortissants français.

L’EXEMPLE DE LA FILIERE CACAOYERE :
LE RÔLE DECLINANT DES INTERÊTS FRANCAIS

Celui de la filière cacaoyère constitue un exemple emblématique du recul de l’influence de l’ancienne puissance colonisatrice sur l’économie de la Côte d’Ivoire. La culture du cacao, dont ce pays d’Afrique occidentale est, de loin, le principal producteur mondial, mobilise des énergies considérables. Quelque 600 000 agriculteurs, dont l’écrasante majorité détenteurs de toutes petites exploitations (620 000, d’une taille moyenne de six hectares), assurent une production qui fait vivre, directement ou indirectement, environ quatre millions d’individus. Appartenant très majoritairement à l’ethnie des Baoulé (sous-groupe des Akan ; plus de 40 % de la population totale du pays), les planteurs de cacao cultivent cette fève dans la zone centrale/méridionale de la Côte d’Ivoire, territoire en forme de croissant aux bouts relevés qui s’étend de l’est à l’ouest, tout au long du pays.

(Environ 50.000 tonnes de feves exportées en 2003-2004. La société a été cédée à un prix jugé très attractif à un consortium composé d’Audit contrôle et expertise (ACE) et d’autres structures de la filière café/cacao, dont le Fonds de régulation et de contrôle (FRC). "Ce dernier, organisme étatique contrôlé par des proches de Laurent Gbagbo, a pour vocation de ‘garantir le prix du café et du cacao aux producteurs". (Les Echos du 17 novembre 2004)

Les fèves récoltées sont ensuite acheminées vers les dépôts des grands négociants internationaux à proximité des deux ports ivoiriens d’Abidjan et de San Pedro par des petits transporteurs de brousse. Ces derniers sont quasi exclusivement ‘étrangers’, avec des proportions importantes de Libanais et de Maliens (installés dans le pays depuis très longtemps). Les lieux de stockage des ports sont à leur tour proche d’unités de première transformation des feves (séchage, sélection et ensachage). Ces unités de production, au nombre d’une dizaine équitablement réparties sur les deux ports, emploient, chacune, entre 400 et 600 travailleurs et appartiennent aux négociants internationaux. Enfin, les Fèves sont transportées par mer vers leurs destinations finales par des flottes de navires étrangers. "Les activités de transport et de manutention portuaire sont dominées par le groupe Bolloré, qui contrôle plus de la moitié du transport maritime de fèves au travers de sa filiale Delmas et quelque 95 % de la manutention des ports de San Pedro et d’Abidjan par ses sociétés SDV et Saga" (Les Echos du 17 novembre 2004).

Les acheteurs internationaux occupent une place prépondérante dans la filière du cacao. "La commercialisation du cacao est aux mains de huit grands groupes internationaux dont l’encadrement est essentiellement composé de Français", résument les Echos (du 17 novembre 2004). Toujours d’après cet article, "l’essentiel des intérêts économiques de la filière est solidement entre les mains de négociants et transformateurs européens parmi lesquels les Français occupent encore une place de tout premier ordre. Aujourd’hui, 8 sociétés étrangères, dont 5 négociants et 3 transformateurs, assurent la commercialisation d’environ 80 % de la récolte ivoirienne de cacao (1,45 million de tonnes produites et exportées, soit quelque 40 % de l’offre mondiale). L ‘Europe absorbe 70 % des exportations ivoiriennes. Au sein des 8 grands acteurs, la plupart du personnel d’encadrement est français". Langue oblige.

Les grands acteurs étrangers de la filière

(En milliers de tonnes de fèves exportées)

Sociétés Activité Volume d’achat
Cargill (États-Unis) Négociant et transformateur local(semi-produits) 210
Touton (France) Négociant 150
ADM (Etats-Unis) Négociant et transformateur local 150
EDF&Man (Royaume-Uni) Négociant 110
Cacao Barry (Suisse) Transformateur local 90
Continat (Pays-Bas) Négociant 80
Olam (Inde) Négociant 75
Cemoi-Cantalou (France) Chocolatier 65
Noble (Suisse à capitaux de Hong Kong) Négociant 50
Armajoro Royaume-Uni) Négociant 50

Ce tableau montre clairement que les entreprises françaises font face à une concurrence grandissante de la part de concurrents anglo-saxons et hollandais. Les géants américains du négoce de matières premières agricoles, Cargill et ADM, en 2003, ont exporté pour 360.000 tonnes de fèves, plus du double de Touton, le seul grand négociant hexagonal resté implanté dans le pays. Même les négociants anglais ED&F Man et Armajaro (160.000 tonnes ensemble) font mieux que Touton. Quant aux destinations finales du cacao ivoirien, “les Pays-Bas absorbent à eux seuls 43 % des exportations de cacao en fèves “, éclaire la Mission économique de l’Ambassade de France. Parmi les autres grands consommateurs du produit tropical de ce pays africain, on trouve également la Suisse avec ses géants de l’industrie chocolatière mondiale.

Dans ce contexte, 1’Etat ivoirien n’intervient que pour piller les paysans pauvres, véritable sangsue de l’agriculture du pays. “Sur le cacao, le paysan ivoirien gagne la moitié de son homologue camerounais ou ghanéen “, révèle un négociant (les Echos du 17 novembre 2004). “La spoliation des paysans par le régime ne fait aucun doute. La Bourse du café et du cacao, dont l’un des rôles essentiels est de prélever les taxes sur la production, extorquerait aux producteurs près de 320 francs CFA le kilo alors qu ‘ils ne recevraient, pour chaque kilo de fèves vendues, que 300 francs CFA en moyenne, raconte un familier de la filière “, lit-on dans les colonnes du journal du patronat français. “L ‘ethnie de Laurent Gbagbo, les Bété, qui constituent 12 % de la population ivoirienne, contrôle l’ensemble de l’appareil fiscal “, confirme un professionnel de la filière au même quotidien économique. Les producteurs ne peuvent s’en sortir qu’en contournant le circuit officiel pour échapper à cette imposition monstrueuse. C’est ainsi que par exemple le Ghana a pratiquement doublé ses exportations sans guère augmenter sa production.

“Les producteurs de café et de cacao ne sont pas du tout contents. ils grognent contre le ‘mauvais prix ‘fixé, au bord champ surtout, pour l’achat du cacao. Dans une déclaration publiée dans un quotidien de la place, un groupe de producteurs explique que la filière café/cacao souffre des fausses promesses’ du Président Laurent Gbagbo. Ce dernier avait promis que lorsqu ‘il parviendrait à la magistrature suprême, le cacao serait acheté à 3000 francs CFA le kilogramme, au bord champ. Après plus de quatre ans de pouvoir, cette promesse demeure lettre morte. Les producteurs s‘en prennent également au président de la Bourse café cacao (BCC), Tapé Do Lucien. Pour eux, ce dernier est complice des acheteurs qui viennent proposer des prix dérisoires compris entre 300 [ euro] et 350 francs CFA [ euro] pour le kilo de cacao. Alors que le prix indiqué par la BCC est de 390 francs CFA.” (Le Patriote du 7janvier 2005).

Le 4 janvier 2005, la BCC a fait un geste symbolique à l’encontre des agriculteurs en portant son prix indicatif de 385 à 390 francs CFA, soit 0,6 euro. Sur le New York Board of Trade (NYBOT), place de négociation américaine qui définit le cours mondial, le kilo de cacao pour livraison en mars 2005 se traite autour de 1,5 dollar, correspondant à environ 1,2 euro au taux de change actuel établi entre ces deux devises (1 = 1,3 S). Le plus souvent, ce prix est trois fois supérieur au prix réel consenti aux agriculteurs ivoiriens.

LES FEVES DE LA COLERE

En 1960, après l’indépendance, on parle de “miracle ivoirien “. De 1970 à 1979, le PIB du pays enregistre une croissance moyenne de 6,7 %. Dès l’indépendance, afin de développer l’agriculture de plantation qui nécessite une main d’oeuvre importante, Félix Houphouët homme lige de la France et premier président de la Côte d’Ivoire ‘libérée’, ouvre le pays à l’immigration étrangère. En 1970, alors que les autochtones se plaignent déjà de ‘l’occupation de leurs terres par des étrangers’, le Président déclare que “ la terre appartient à celui qui la cultive” et en décrète la redistribution. Cette politique va accroître les tensions entre autochtones et allogènes, qui dégénéreront ici et là en confrontations violentes. Pour éviter des désordres intérieurs plus graves, le gouvernement crée, en 1978, un ministère du Travail et de l’Ivoirisation qui permettra la création de postes réservés aux seuls Ivoiriens d’origine (de ‘sang’), en particulier au sein de la fonction publique.

La crise mondiale du début des années 80 frappe rudement la Côte d’Ivoire. Le gouvernement de Félix Houphouët avec l’assentiment français, compense la baisse de la rente cacaoyère par des emprunts au FMI et à la Banque mondiale. Cela permettra au régime de surmonter les difficultés, au moyen aussi d’une politique bienveillante de l’ancienne puissance colonisatrice. Néanmoins, un certain équilibre retrouvé ne durera pas. Dix ans après, la nouvelle grave crise mondiale entraînera de conséquences sur la fragile économie ivoirienne. En ce début des années 90, nombre d’autochtones, montés dans les villes car ayant bénéficié du programme gouvernemental de 1978, dit d’Ivoirisation de la fonction publique, sont forcés de revenir dans leurs villages d’origine suite à la suppression de nombreux emplois administratifs. Ils se retrouvent ainsi en concurrence directe avec les ‘étrangers’, immigrés ou Ivoiriens du nord, dans l’exploitation des ressources naturelles. Ils commencent alors à réclamer un droit de priorité pour accéder à ce qu’ils considèrent être leur propre terre.

Le décès de Félix Houphouët le 7 décembre 1993, sera suivi, courant janvier 1994, par la dévaluation de moitié du franc CFA décidée à Paris par le gouvernement d’Edouard Balladur. Cette seule mesure suffira à la relance de la production ivoirienne car ses marchandises, redevenues attrayantes en termes de prix à l’exportation, se vendront beaucoup plus facilement en Europe et, en particulier, en France. De 1995 à 1998, le PIB ivoirien croit, en moyenne, d’environ 6 % par an. En revanche, les importations, surtout de produits alimentaires, deviendront, pour la même raison monétaire, nettement plus chères. Emblématique le cas du secteur rizicole, où la dépendance ivoirienne envers l’extérieur n’a pas cessé de croître depuis. Selon la Mission économique de l’Ambassade de France, la Côte d’Ivoire importe 50 % de ses besoins en riz, et les projections Jumbo faites en avril 2004 prévoient un accroissement exponentiel du volume d’importation pour les années à venir. La crise économique dépassée, les affaires reprennent et l’Etat se jette à nouveau sur la rente issue de l’exploitation des ressources naturelles.

LES VAUTOURS RODENT AUTOUR DES DEPOUILLES DE FELIX HOUPHOUET-BOIGNY.

La corruption étatique, déjà bien développée sous le règne de Félix Houphouët-Boigny, monte d’un cran après sa disparition. Et avec la corruption, les conflits entre coteries politiques. Après la mort du premier Président ivoirien, début décembre 1993, le Président du Parlement, Henri Konan Bédié, peu connu mais bénéficiant d’un plus grand appui au sein du PDCI (Parti démocratique de la Côte d’Ivoire, parti de Félix Houphouët se déclare lui-même Président de la République en pleine conformité avec la Constitution du pays. Le nouveau maître doit cependant faire face à un adversaire que nombreux, à l’intérieur et à l’extérieur de la Côte d’Ivoire, considéraient comme le digne héritier et successeur de Félix Houphouët : le musulman Alassane Dramane Ouattara, originaire du Nord du pays et ancien Premier ministre du Président décédé. Ce dernier perd la partie avec Henri Konan Bédié (qui, lors de l’élection présidentielle de 1995, est plébiscité avec 95,25 % des suffrages exprimés), démissionne du poste de Premier ministre et s’en va au Fonds monétaire international (FMI) où il est nommé Directeur général délégué. Alassane Dramane Ouattara avait occupé la fonction de Premier ministre dès 1990, lors de la transformation du régime à parti unique en multipartisme à la suite de la grogne des Ivoiriens du sud. A cette occasion, Félix Houphouët accorde le droit de vote aux étrangers afin de contrebalancer l’influence politique croissante du FPI (Front populaire ivoirien, ancienne formation maoïste puis devenue membre de l’Internationale socialiste) de Laurent Gbagbo, actuel occupant de la première charge de l’Etat. Prônant la défense des seuls ‘Ivoiriens d’origine’, le FPI dénonce alors immédiatement cette mesure comme étant une manoeuvre du Président pour créer un “bétail électoral “ à lui acquis.

Le FPI ne sera pas seul à exploiter ce thème raciste. Adopté aussi par Henri Konan Bédié, qui revient sur la décision de son prédécesseur d’ouvrir les consultations électorales aux étrangers, ce discours lui permettra d’évincer, par la force d’une nouvelle loi Alassane Dramane Ouattara, désormais considéré comme non Ivoirien pur, des élections politiques de 1995. Son parti, le Rassemblement des républicains (RDR) fondé à la mi-1994 en son absence par des anciens cadres du parti de Félix Houphouët réunissait en majorité des musulmans du Nord du pays, des intellectuels démocratiques de la capitale et des jeunes issus des professions libérales. Après sa victoire, Henri Konan Bédié charge des intellectuels réunis au sein du Curdiphe (Cellule universitaire de recherche et diffusion des idées et actions politiques du Président Henri Konan Bédié) de fournir un fondement idéologique solide à ce qu’il a nommé ‘ivoirité’. Cette demande se fait sur un fond de reprise des tensions ethniques et du besoin du nouvel exécutif de consolider sa base électorale la plus fidèle au sein de la population de nationalité ivoirienne maintenue.

LA SANCTION DES PAYS CAPITALISTES FORTS

Tant bien que mal, le nouveau régime ivoirien parvient à dépasser la crise politique conséquente à la mort du ‘Père de la Patrie’. Mais en 1998, les pays capitalistes les plus forts sanctionnent sévèrement le pays africain au travers de la congélation des aides financières. La décision est prise en raison de la multiplication de cas de corruption au sein de l’Etat de la Côte d’Ivoire. Les démocraties impérialistes tolèrent de moins en moins des gestions étatiques douteuses dans des pays périphériques du monde capitaliste à l’intérêt stratégique et économique relatif. Trop cher et pas assez rentable, au plan politique et au plan de l’accumulation du capital. La chute des cours des matières premières plonge encore la Côte d’Ivoire dans une crise économique dont elle ne se reprendra pas avant 2002. Au début de cette année-là, on assiste à une légère reprise, obtenue grâce au règlement des créditeurs et, surtout, au dégel de l’aide financière internationale.

(Le 23 novembre 1994, le gouvernement de Bédié a fait adopter un amendement à la Constitution qui modifie le code électoral. Celui-ci stipule désormais dans son article 35 que seulement les candidats ivoiriens de naissance dont les deux parents sont également Ivoiriens de naissance et qui ont vécu de façon continue au pays dans les cinq années précédentes, peuvent aspirer au poste de Président de la République.)

A Noël de l’an suivant, en 1999, l’immanquable général saisit l’exécutif à l’aide d’un coup d’Etat préparé, le 23 décembre, par une mutinerie de l’armée. Robert Guei (général et chef de l’état major de l’armée jusqu’en 1998) promet d’assainir la situation et s’engage à restituer les millions de dollars soustraits au bilan de l’Etat par le clan d’Henri Konan Bédié. Une nouvelle constitution est adoptée par référendum, avec 86 % des suffrages exprimés. Après une purge au sein de l’armée des éléments favorables au RDR d’Alassane Dramane Ouattara, les 16 et 17 septembre 2000, des élections présidentielles sont organisées.

Alors que les partisans d’Alassane Dramane Ouattara prônent le boycott de la consultation électorale, le général exclut de l’élection tous les anciens opposants du régime (sur 19 candidats, 14 sont refusés), à l’exception de Laurent Gbagbo. Ce dernier, qui avait passé un accord secret avec le général qui prévoyait sa nomination à Président du Parlement en cas de victoire de Robert Guei, parvient à lui ravir l’élection ‘à la loyale’. Le 26 octobre, Laurent Désiré Gbagbo, à la tête du FPI, est élu avec 59,36 % des voix (et une abstention de 62,58 %). Le général tente une nouvelle fois le coup de force en se proclamant vainqueur, mais Laurent Gbagbo mobilise des dizaines de milliers de ses partisans et militants du FPI qui marchent sur le Palais présidentiel et s’affrontent à la Gendarmerie et aux militaires fidèles à Robert Guei. Le lendemain, d’autres manifestations, organisées par des partis exclus du scrutin dégénèrent en affrontements violents. On dénombre 300 morts et 1 000 disparus.

Finalement, Laurent Gbagbo l’emporte. En décembre, Alassane Dramane Ouattara est à nouveau empêché de se présenter comme candidat Premier ministre à l’élection des députés du Parlement. Son parti, le RDR, appelle toujours au boycott de la tournée électorale. Le RDR présentera en revanche des candidats aux élections municipales et de districts de mars de l’an suivant, obtenant un discret succès. En janvier 2001, échoue un nouveau coup d’Etat. Un calme relatif revient dans le pays, dont l’économie se redresse quelque peu jusqu’en 2002. Le régime Gbagbo utilise avec profit cette courte période d’accalmie pour occuper avec ses hommes tous les rouages de l’Etat.

L’IVOIRITE AU POUVOIR

La seule véritable ressource de domination (hormis la répression pure et simple) et l’unique élément de continuité des successeurs de Félix Houphouët est le racisme qui, dans le contexte de ce pays africain, prend le nom d”ivoirité’. Sous Félix Houphouet seules les ethnies du groupe Akan étaient réellement privilégiées par le système clientéliste de l’Etat central, mais les étrangers disposaient encore d’un certain nombre de droits. En 1995, l’ivoirité est élaborée comme le nouveau principe fondateur de la République ivoirienne. La nouvelle idée dominante introduit une séparation nette entre des ethnies reconnues comme réellement ivoiriennes, et les autres :

“Pour construire un ‘Nous’, il faut le distinguer d’un ‘Eux’. Il faut parvenir à établir la discrimination ‘Nous/Eux’ d’une manière qu ‘il soit compatible avec le pluralisme des nationalités. “L ‘ivoirité apparaît comme un système dont la cohérence même suppose la fermeture. Oui, fermeture... Fermeture et contrôle de nos frontières : veiller à l’intégrité de son territoire n ‘est pas de la xénophobie. L ‘identité de soit suppose naturellement la d de l’autre et la démarcation postule, qu ‘on le veuille ou non, la discrimination. Il n ‘est pas possible d’être à la fois soit et l’autre. “(Ivoirité, ou l’esprit du contrat social nouveau selon Henri Konan Bédié, Curdiphe, 1996).

Dans un premier temps, en l’absence d’une unité nationale véritablement trempée dans l’histoire et renforcée par l’existence d’un marché intérieur unifié et aux bases capitalistes solides, l’ivoirité ne sert, après la disparition de Félix Houphouët qu’à légitimer le pouvoir du gouvernement d’Henri Konan Bédié, ainsi que l’exclusion d’Alassane Dramane Ouattara. Henri Konan Bédié, se retrouvant face à un pays politiquement divisé en deux et devant faire face à une difficile gestion de la crise économique du début des années ‘90, recourt au traditionnel épouvantail de l’ennemi intérieur : les immigrés.

Laurent Gbagbo ne fait que relever à son tour le flambeau de l’ivoirité. Le nouveau maître d’Abidjan apporte sa pierre à l’édifice raciste. Alors qu’avant lui, l’ivoirité n’excluait que les étrangers, le régime du FPI sort du périmètre de l’ivoirité les ethnies du nord musulman, regroupées sous la dénomination traditionnelle de Dioula, en les assimilant purement et simplement aux étrangers. Ainsi les Ivoiriens ne seraient, selon la doctrine Gbagbo, que les ethnies du sud du pays, majoritairement chrétiennes.

La base matérielle du succès auprès de secteurs importants de la population du sud de l’idéologie ivoiriste est, naturellement, à rechercher dans les conséquences de la fin du dit miracle ivoirien successif à la déclaration de l’indépendance en 1960. Des crises cycliques de plus en plus dévastatrices du tissu social du pays, aux effets démultipliés par des gouvernements ineptes, corrompus jusqu’à la moelle, et de la non apparition d’une classe capitaliste moderne, capable d’établir une dynamique soutenue de l’accumulation de capital, ont déchiré sur une base non classiste mais raciale la société civile de la Côte d’Ivoire.

Les poussées racistes ne sont pas récentes, ni du simple fait d’une régie de l’exécutif ivoirien. Durant le No 1998, dans un contexte marqué par une nouvelle crise économique, des affrontements violents éclatent dans la ville de Sassandra. Ils trouvent leur origine dans les tensions nées du partage des zones de pèche sur le fleuve du même nom. Ils se soldent par au moins 7 morts et 21 blessés parmi les Fanti (pêcheurs ghanéens). Un demi-millier d’entre eux sur 4 000 est forcé de regagner le Ghana (Le Jour du 29 Décembre 1998). Un an plus tard, en 1999, quelque 5 000 Burkinabés sont chassés de la sous-préfecture de Tabou, quelques jours avant le coup d’Etat réussi d’Henri Konan Bédié (d’après un document publié sur www.grip.org).

LA GANGRENE IVOIRISTE SE SAISIT DES IVOIRIENS DU NORD

Encouragée et organisée par le FPI, la haine de l’autre déborde et investit les ivoiriens du nord du pays. Peu après les élections présidentielles qui voient le triomphe de Laurent Gbagbo, on retrouve, pas loin de la capitale économique Abidjan, dans un charnier connu comme celui de Yopougon, les corps de 57 Musulmans du Nord. Huit gendarmes sont accusés du massacre. Mais les témoins oculaires refusent de témoigner au procès, par crainte d’être à leur tour victime de représailles. Les gendarmes sont ainsi acquittés, augmentant la sourde colère des gens du Nord.

Le Nord, s’il regroupe près d’un quart de la population occupant plus de la moitié du territoire national, ne représente que 14 % de la production industrielle (19 % si l’on exclut les activités de la transformation du cacao, l’extraction du pétrole et la production de l’eau et de l’électricité). Le Nord ne consomme que 15 % de l’électricité du pays et 20 % des carburants. Le secteur agricole y est développé, avec, notamment, le coton, mais aussi le sucre, l’élevage et l’agriculture vivrière.

Après une phase relativement tranquille, interrompue néanmoins par un coup d’Etat raté en janvier 2001, le 19 septembre 2002 a lieu une nouvelle mutinerie militaire. Elle prend pour cible Korhogo (principale agglomération urbaine du Nord), Bouaké (plus grande ville du centre) et la capitale économique Abidjan. Robert Guei et le ministre de l’Intérieur, Emile Boga Doudou, sont exécutés dans des circonstances qui restent floues. Les mutins sont repoussés par la gendarmerie à Abidjan. Les combats continuent pendant plusieurs semaines. Début octobre, les rebelles se déclarent adhérents au Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). A la mi-octobre, ils nomment leur secrétaire général, Guillaume Soro (30 ans), ancien responsable de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’ivoire (FESCI). Le leader du MPCI exige une transition institutionnelle de huit mois menée par un Président unanimement choisi par l’ensemble des forces politiques du pays. Cette phase devait être suivie par des élections enfin ‘libres’, supervisées conjointement par les Etats Unis et la France.

Le 28 novembre, deux autres groupes armés font leur apparition en attaquant la ville de Man, à l’ouest du pays. Le Mouvement populaire ivoirien du Grand Nord et le Mouvement pour la justice et la paix (MPIGO et MJP), prennent le contrôle des villes de Man, Grabo, Dadané et Touba. Ces trois groupes d’insurgés forment les Forces nouvelles (FN). Ces formations émanent, en grande partie, des rangs les plus bas de l’Armée opposés à la domination du FPI, souvent issus des ethnies musulmanes du Nord. A leur tour, les Dozo, les chasseurs traditionnels du Nord, rejoignent en masse les FN, témoignant d’un large soutien populaire aux rebelles. Une majorité de rebelles avaient été recrutés par Robert Guei et contestaient vivement le projet de Laurent Gbagbo de les démobiliser. Certains secteurs de classes dominantes soutiennent discrètement le coup d’Etat, dont les capitalistes et propriétaires terriens aisés Dioula du nord musulman de la Côte d’Ivoire, insatisfaits de leur progressive marginalisation des institutions abidjanaises. L’objectif n’était pas celui de se substituer à l’exécutif en place mais d’obtenir de celui-ci davantage de considération et d’attention pour la défense de leurs intérêts économiques.

Un Etat incapable de représenter l’ensemble des classes dominantes de la Côte d’Ivoire, confisqué par une force politique, le FPI, et un clan tribal, celui de la famille de Laurent Gbagbo, constituent donc la raison principale de la grave crise politique et militaire qui a débouché dans la scission du pays. Tous les secteurs d’activité économique septentrionaux ont été durablement affectés par le coup de force des FN. La séparation qui s’éternise de la Côte d’Ivoire rend beaucoup plus difficile l’acheminement de la production vers les ports et des engrais vers le Nord, qui resserre ses liens économiques avec le voisin Burkina Faso. La fracture du pays n’a cependant pas beaucoup affecté le Sud et, par conséquent, l’Etat de Laurent Gbagbo.

L’ETAT DU FPI DEPOUILLE LES PAYSANS BAOULE ET PREPARE LA GUERRE CIVILE

La rente cacaoyère a continué de renflouer les caisses publiques. Les exactions, les assassinats et les déplacements de population se multiplient. Le FPI dépouille les paysans pauvres de l’ethnie Baoulé, d’origine malienne ou burkinabé de l’extrémité occidentale du croissant cacaoyer en soutenant les agriculteurs Bété dans leur volonté de prendre les champs de fèves de cacao à leurs concurrents ‘impurs’ ou de l’ethnie ivoirienne majoritaire mais moins proche du pouvoir, les Baoulé. “Le budget 2004 prévoit 1 467,7 milliards de francs CFA de ressources intérieures, dont 1 298 milliards de francs CFA de recettes fiscales, 98 milliards de francs CFA de recettes non fiscales et 70 milliards de francs CFA d ‘emprunts sur le marché extérieur. Les recettes fiscales, qui représentent 88 % des ressources intérieures, sont en augmentation de 14 % par rapport au réalisé 2003. La nouvelle contribution pour la reconstruction nationale (Cf. Adoption du projet de l’annexe fiscale) dégagerait 17 milliards de francs CFA. Les ressources extérieures s’élèvent à 519 milliards de francs CFA contre 156,3 milliards de francs CFA budgétées en 2003. Cette hausse résulte de 1 ‘anticipation d’un double accord des Clubs de Paris et de Londres, permettant des rééchelonnements de 205,4 milliards de francs CFA et des appuis budgétaires à hauteur de 189 milliards de francs CFA, qui se répartiraient entre l’Association française de développement (45 milliards de francs CFA), le FMI (48 milliards de francs CFA), l’Union européenne (30 milliards de francs CFA), et la Banque mondiale (66 milliards de francs CFA). D’où une ligne budgétaire intitulée ‘Financements à rechercher ‘pour 394 milliards de francs CFA.” (Mission économique de l’Ambassade de France)

Quant aux dépenses, “le service de la dette publique représente 709,6 milliards de francs CFA, en hausse de 95 % par rapport à 2003. 11 se répartit entre la dette intérieure pour 114,4 milliards de francs CFA et la dette extérieure pour 595,2 milliards de francs CFA (dont 41 %pour les créanciers multilatéraux et 52 % pour le Club de Paris). Les dépenses ordinaires s ‘élèvent à 1 006 milliards de francs CFA, en hausse de 12 %par rapport au budget 2003. Les dépenses du personnel représentent 57 % des dépenses ordinaires et 29 % des dépenses globales, elles sont en hausse de 5 % par rapport au budget 2003, mais de 13 % par rapport au réalisé 2003. Cette hausse est due à la revalorisation de la grille salariale des membres du corps préfectoral et à des recrutements annoncés dans les forces de sécurité et de défense Quant aux autres dépenses de fonctionnement, elles s ‘élèvent à 428 milliards de francs CFA et s ‘inscrivent en hausse de 21 % par rapport au budgété 2003. Elles devront assurer la sortie de crise (redéploiement de l’administration) et un fonctionnement normal des services, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé. “ (Mission économique de l’Ambassade de France).

Au total, établit la Mission économique, “le projet de budget 2004 s’équilibre à J 9x7,3 milliards de francs CFA et retrouve ainsi son niveau de 2002 “. L’essentiel des dépenses, hormis celles imputables au remboursement de la dette extérieure, seront consacrées à l’effort de guerre et à la fidélisation de l’administration publique, civile et, surtout, militaire. Depuis sa création, le gouvernement de Laurent Gbagbo n’a pas eu de cesse de s’armer. L’étude Jumbo d’avril 2004 estime que l’Etat ivoirien aurait dépensé 457,155 milliards de francs CFA en matériel militaire, le quart de ses importations hors pétrole. D’après le Grip (www.grip.org), à la date du 10 novembre 2004, “le régime d’Abidjan aurait procédé à une vaste campagne d’achat d’armes à partir de l’éclatement de la rébellion armée en septembre 2002. Parmi le matériel acheté pour l’équipement des Fanci on retrouverait notamment des VAB (véhicules de l’avant blindés), des véhicules blindées ‘Caspires’, des véhicules blindés Samil 4x4 et Mamba, 200 camions de transport de troupes, plusieurs chars T-55, des missiles sol-air, deux bombardiers, des hélicoptères pour transport de troupes, des hélicoptères Puma 300 et Gazelle, au moins quatre hélicoptères de combat Mi-24, deux hélicoptères MI-8, deux avions de chasse Sukhoï 25, plusieurs produits d’artillerie lourde, des obusiers automoteurs 122mm et environ 5.000 obus de même calibre, des mortiers 81/82mm, une trentaine de canons de 20 et 23mm, plusieurs dizaines de canons de 2ûinm et 9Omm, des mortiers de 8Omm, des milliers de grenades à main des grenades à fragmentation et anti-véhicules pour bazookas, plus de 3.000 lance-roquettes, 100 mitrailleuses lourdes, plusieurs dizaines de fusils de précision Dragunow, plusieurs milliers de fusils d’assaut (dont des Kalachnikovs et des 56-1) et des quantités importantes de munitions (notamment pour pistolet-mitrailleur, fusils d’assaut et mitrailleuses). Les informations disponibles sur ces transferts d ‘armement, dont la plupart seraient effectués pour la plupart à partir de pays d ‘Europe centrale et orientale bien qu’impliquant également du matériel d’autres origines, ne permettent cependant pas de déterminer la valeur commerciale de ces contrats, ni dans quelles proportions le matériel aurait déjà été livré.

(Sources : Jeune Afrique l’intelligent, 24 octobre 2004 ; L’Intelligent d’Abidjan, 25 juin 2004 ; Amnesty International : The Terror Trade Times, juin 2003 ; Le Nouveau réveil du 22 mai 2003 ; L’Inter du 20 mai 2003 ; Le Patriote du 12 avril 2003 ; Le Patriote du 21 mai 2003 ; Libération (Paris) du 17 juin 2003 ; 24 Heures du 23 mai 2003 ; Soir Info du 25 avril 2003 ; Le Patriote du 9 juin 2003 ; L’Inter du 10 avril 2003 et L’Inter du 11 avril 2003).

La gourmandise de l’exécutif FPJ est à la mesure de son vaste réseau de clientèles et de soutiens. D’abord, le parti au pouvoir se doit de consolider son emprise sur l’ethnie dont il émane, les Bété, majoritairement concentrés dans le sud-ouest cacaotier. Ensuite, les Jeunes patriotes, véritables brigades d’assaut du régime issues de la jeunesse déshéritée des quartiers pauvres d’Abidjan avec, à leur tête, le raciste irréductible Charles Blé Goudé. Enfin, les forces armées officielles (Fanci), épurées des éléments critiques depuis le début de la rébellion des FN et renforcées par des enrôlements massifs de jeunes ‘ivoiriens purs’, donc censés être acquis au régime FPI. Les Fanci comptent quelque 18 000 membres, dont 8 000 gendarmes, à la fidélité indestructible à l’exécutif en place. Le père de Simone Gbagbo, elle- même très engagée aux côtés de son mari, était lui-même un officier de la gendarmerie.

Enfin, le gouvernement s’emploie à pérenniser la neutralité bienveillante des Akan (ethniquement proches des Ashanti du Ghana, dont le principal sous-groupe sont les Baoulé) des régions du centre et de l’est du pays, riches en culture du cacao. Les Baoulé de ces zones de la Côte d’Ivoire fournissaient la première base ethnique par importance au PDCI de Félix Houphouët Les anciens cadres de ce parti contrôlent toujours les instances administratives locales et gardent la main sur la filière cacaoyère de ces régions. Leur dépendance économique des ports commerciaux du Sud, sous la coupe du FPI, pour la commercialisation de la précieuse fève les rend peu enclins à soutenir la rébellion nordiste. C’est pourquoi, le centre et l’est de la Côte d’Ivoire restent loyaux au gouvernement.

LES PUISSANCES IMPERIALISTES RESTENT A L’ECART DES COMBATS INTERNES

Les combats entre les FN et les forces armées de l’État n’ont pas connu de véritable vainqueur en s’enfonçant dans une logique de partition et d’épuration ethnique. Quelque 200 000 habitants de Bouaké, en majorité des Baoulé qui craignent les représailles des rebelles, ont fui les affrontements début octobre 2002. Environ 4 000 Burkinabés ont été chassés de leurs maisons dans les districts de Bangolo et de Duékoué occidental, dans l’ouest du pays. A Daloa, on fait état d’exécutions sommaires de membres de l’ethnie Dioulas par les forces de sécurité. Des centaines de personnes trouvent refuge dans la mosquée de la ville occidentale.

Alors que le régime d’Abidjan accuse les EN d’être soutenues par le gouvernement burkinabé de Biaise Compaoré, la France s’emploie à régler le différend intérieur de la Côte d’Ivoire. Le projet français est simple : restaurer l’Etat ivoirien en élargissant sa base ethnique par l’intégration, à son sommet, des FN. Pour crédibiliser son plan, l’ancienne puissance impérialiste établit, avec le plein soutien du régime menacé, une tête de pont militaire. Dès septembre 2002, dans le cadre d’un accord de coopération militaire, la France dépêche ses soldats en Côte d’Ivoire, dans le cadre d’une opération nommée Licorne. La première mission des soldats de Licorne est d’évacuer les citoyens de nationalité française des villes contrôlées par les rebelles de Korhogo et de Bouaké.

Une fois le cessez-le-feu signé, grâce à la médiation de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), la France se voit chargée de la pacification du pays en vue de sa mise en oeuvre. Le pays impérialiste définit une zone tampon en officialisant la scission de la Côte d’Ivoire sur un axe Est-Ouest. En février 2003, le nombre de soldats français en Côte d’Ivoire atteint les 3 000. Après moult réticences, Laurent Gbagbo accepte de négocier avec les représentants des FN. Les deux parties en lutte parviennent à un accord, fortement préconisé par la puissance impérialiste européenne. Les mesures adoptées le 24janvier 2003 à Marcoussis, en France, sont en tout et pour tout à l’image des souhaits des autorités françaises. Ils prévoient la création d’un gouvernement d’union nationale intégrant la rébellion, la mise en place de réformes sur la nationalité et le droit de propriété foncière rurale. Le gouvernement de Laurent Gbagbo obtient le désarmement des FN.

Mais les forces en présence font capoter le règlement pacifique du conflit. Les députés du FPI, largement majoritaires dans l’Assemblée nationale ivoirienne, font échec aux réformes clés planifiées à Marcoussis, dont notamment celle de la nationalité et du droit de propriété foncière. Les rebelles ne seront jamais réellement intégrés au gouvernement d’Abidjan. Au travers de médias parfaitement domestiqués, celui-ci incite plus que jamais à la haine xénophobe. De leur côté, les FN refusent de déposer les armes et de démobiliser leurs milices. Talonnée par les Etats Unis et limitée dans son action par le rôle grandissant de puissance régionale de l’Afrique du Sud, la France essuie une défaite diplomatique à moitié et décide de s’en tenir au mandat international de maintien de la zone tampon. Mais même ce choix est contesté au sein de l’establishment hexagonal. François Heisbourg, le très influent directeur de la Fondation pour la recherche stratégique de Paris, dans une intervention dans Enjeux Les Echos de janvier 2005 significativement titrée Côte d’Ivoire, les limites de noire puissance, écrit que “force est de constater que la présence française en Côte d ‘Ivoire fait dorénavant partie du problème davantage que de la solution “. “L ‘action des forces françaises est récusée par le régime de Laurent Gbagbo. ... Si un règlement politique en Côte d’Ivoire devait passer par le désarmement des rebelles, ce sont ces derniers qui accuseraient la France de néocolonialisme “, poursuit-il. “Dans la durée, il sera de plus en plus difficile pour l’ancienne puissance coloniale d’exercer une action acceptée par le plus grand nombre en Côte d’Ivoire “, conclut-il en préconisant” l’internationalisation et l’européanisation des opérations ivoiriennes de la France “. Aveu de faiblesse et début de désengagement de la France ? La question est visiblement débattue dans les hautes sphères de l’exécutif hexagonal.

LA SITUATION S’EMBRASE À NOUVEAU FIN 2004

Le 25 mars 2004, une marche pacifique pour soutenir l’application des accords de Marcoussis est durement réprimée par le gouvernement, qui avoue l’assassinat par ses forces armées de 37 manifestants (300 selon les organisateurs de la manifestation et 120 selon une mission d’enquête de l’Onu). Les représentants des FN quittent officiellement l’exécutif abidjanais. Le régime FPI est menacé d’une agitation unifiée de l’ensemble de la filière cacao revendiquant un allègement de la pression fiscale sur la culture, le transport et la commercialisation des précieuses fèves. Cette grogne s’est exprimée par une grève d’une semaine du 18 au 26 octobre, sans qu’aucune des revendications avancées ne soit satisfaite. Les grévistes exigeaient la hausse du prix indicatif d’achat bord champ du cacao établi par les autorités préposées. Dans un contexte entièrement dominé par le marché, ce prix n’a aucune autre réalité que celle de fixer le montant des prélèvements fiscaux. Le relèvement de ce prix devait se traduire par une meilleure reconnaissance de l’écart croissant entre le prix réel de marché proposé par les négociants internationaux et le prix indicatif officiel. Si la revendication avait été reçue, dans l’esprit des grévistes, elle aurait ouvert la voie à des restitutions, aux acteurs ivoiriens de la filière, des, trop- perçus fiscaux.

L’Etat ivoirien a tenté de sortir de cette dangereuse impasse par la relance de la guerre contre l’ennemi intérieur, les FN et les étrangers, dans lesquels il intègre désormais explicitement les Français. Ainsi, l’attaque des positions rebelles et le bombardement des troupes françaises fait, début novembre, par les forces armées ivoiriennes doivent être lus comme des actions maquillées en actes anti- impérialistes et dictées par une ligne politique populiste et xénophobe. L’objectif visé était toujours le même : renforcer l’unité nationale des ‘Vrais Ivoiriens’ autour du gouvernement de Laurent Gbagbo. Selon le quotidien local Le Jour, une grève illimitée contre tous les ‘envahisseurs’ est lancée le 5 novembre au matin par des coopératives d’agriculteurs de la filière cacao. Sans beaucoup de succès. Après la réaction rageuse de l’armée française contre les deux avions et les quelques hélicoptères des forces armées ivoiriennes, le porte-parole du gouvernement promet une riposte pire que celle subie par les Américains au Vietnam. A Abidjan, les Jeunes patriotes organisés et soutenus au plan logistique par le FPI se lâchent dans la chasse au Français. Moins de deux dizaines de milliers, les détenteurs de papiers français fuient en masse le pays, déstabilisant gravement l’activité économique.

Suite à la flambée des cours du cacao après les bombardements croisés ivoiriens et français, Barry Callebaut, premier fournisseur mondial de chocolat brut, a été forcé d’arrêter sa production pendant plusieurs jours (International Herald Tribune du 19.11.2004). "Déjà, les grands acheteurs internationaux ont suspendu les paiements anticipés de la marchandise aux intermédiaires locaux. La règle qui s’impose est désormais celle du règlement au comptant lors de la livraison aux usines de première transformation près des deux ports d’embarquement du pays", écrivent les Echos du 17 novembre 2004.

Le 12 novembre, un envoyé spécial du régime Gbagbo vole à Washington pour demander la protection et l’aide des Etats-Unis. Sur le terrain, les Jeunes patriotes chérissent George W. Bush. Laurent Gbagbo tente ainsi d’impliquer la principale puissance capitaliste mondiale dans les luttes internes ivoiriennes en lui offrant son allégeance pleine et volontaire. Autrefois accusée d’avoir congelé l’offensive des FN contre le régime d’Abidjan, la France est maintenant indiquée comme le principal soutien de ces dernières. Les Etats-Unis, pourtant à l’affût de toute occasion de gifler la France après son grand refus de participer à la deuxième aventure militaire irakienne, décident de rester à l’écart du conflit ivoirien.

Cette fois-ci, Laurent Gbagbo doit plier l’échine. Avec le feu vert américain, les Nations unies confirment le rôle d’arbitre de la France et de l’Afrique du Sud et accusent le Président ivoirien de corruption et de dérives totalitaires graves. Après une difficile médiation de la présidence sud-africaine, la situation revient au statu quo d’avant novembre. L’Assemblée nationale ivoirienne est amenée à adopter plusieurs réformes prévues par les accords de Marcoussis. Deux projets de loi sur les médias sont adoptés (le 6 décembre celui sur la presse écrite et le 7 décembre celui sur l’audiovisuel). Une nouvelle loi sur la nationalité est votée le 14 décembre. Enfin, le 17 décembre le code électoral est reformé. Dans ces conditions, l’élection présidentielle - prévue pour octobre 2005 - a davantage de chances de se tenir. Toutefois, les ennemis n’ont pas rangé leurs haches de guerre. Loin de là. Laurent Gbagbo, tout occupé à gagner du temps et à retrouver un semblant de légitimité, rappelle que la réforme du code électoral ne peut entrer en vigueur qu’après un référendum. Or, la tenue d’un référendum présuppose le désarmement des rebelles. Autrement dit, le retour pur et simple à la case de départ. Laurent Gbagbo a déclaré dans une interview publiée le 5 janvier 2005 par le quotidien ivoirien Fraternité Matin que “ tout dépend aujourd’hui du désarmement. Il faut que les gens [rébellion. Ndlr] désarment. S’ils désarment, on prépare les élections et on y va “. ... En cas contraire, “si à la fin du mois d’octobre, les élections ne sont pas organisées, je reste président de la République “, a-t-il menacé.

Nouveau retournement de situation lors du sommet de l’Union Africaine réuni à Libreville le 11 janvier, et auquel participent les principaux dirigeants du continent. L’Union, chapeautée par le dirigeant sud-africain Thabo Mbeki, semble se ranger au point de vue de Gbagbo sur la nécessité d’un referendum. C’est un recul par rapport aux accords de Marcoussis estiment l’opposition et les militaires des Forces du Nord qui notent également la décision de différer les sanctions à l’encontre du gouvernement.

LES CAUSES DU CONFLIT RESTENT ENTIERES.

L’OPPOSITION DES REVOLUTIONNAIRES INTERNATIONALISTES

AUX DIFFERENTES FRACTIONS EN LUTTE AUSSI

Malgré les développements récents, la situation est loin d’être stabilisée. Un regain de violence raciste reste possible, voire probable. Le régime FPI n’a pas abandonné l’intention de profiter de son renforcement en 2003 et en 2004 (obtenu grâce au retour de l’aide internationale et à l’accroissementdelarentecacaoyère)pourasséneruncoupfatalà la rébellion qui, au contraire, a perdu des hommeset desmoyenséconomiques dans le long bras de fer avec Abidjan. Le 8 janvier 2005, à l’occasion d’une cérémonie de présentation des “voeux des corps constitués de la Nation”auchef de l’Etat, Laurent Gbagbo a déclaré “assumer la responsabilité de la violation du cessez-le-feu “, en ajoutant qu’on ne pouvait pas faire autrement que ce que nous avons fait“, face à des “putschistes dangereux qui refusent de désarmer, qui tiennentlepays en otage, et qui ameutent tous les autres bandits de la sous-région, du Liberia, de la Sierra Leone, pour venir attaquer leur pays“. Du plus mauvais augure pour la suite des événements.

Il n’est guère exclu que le regain des combats interethniques pourrait se solder par une nouvelle catastrophe humaine de dimensions comparables à celles connues par la Sierra Leone, le Libéria ou, pire, le Rwanda si la rébellion était défaite. La poursuite de la division entre un Nord musulman et un Sud chrétien, telle qu’elle existe au Ghana et au Cameroun, pourrait, pour sa part, faire déborder le conflit dans les pays limitrophes. Dans une telle situation, s’en tenir à la revendication du départ des troupes françaises de Côte d’Ivoire revient de facto à soutenir un régime de rapaces et de xénophobes, qui ne survit que grâce à la spoliation rentière de la campagne, et dont le pouvoir repose, pour l’essentiel, sur un appareil militaire d’Etat raciste entièrement corrompu et des milices d’extrême droite. De la même manière, nous ne croyons pas que les Forces nouvelles incarnent une meilleure alternative pour le prolétariat et la paysannerie pauvre ivoirienne que le pouvoir en placet Leurs accointances et alliances régionales ne promettent rien d’autre que la substitution d’une dictature xénophobe à une autre.

En outre, notre refus de l’objectif préalable du départ des troupes et des intérêts français en Côte d’Ivoire relève de notre analyse du conflit en cours comme déterminé par des causes éminemment intérieures. Les pays impérialistes en présence, notamment la France et les Etats-Unis, s’ils sont engagés dans une rude compétition pour l’acquisition et l’exploitation des ressources naturelles de ce pays, ne souhaitent aucunement s’engager ouvertement aux côtés de l’une des fractions en lutte. Leur but commun, bien illustré lors de la dernière crise, est celui de traiter avec un Etat disposant d’une réelle assise nationale, d’où les phénomènes de corruption et les menées xénophobes soient contenus ou, mieux, écartés.

Dans un contexte comme celui-ci, les puissances impérialistes n’ont rien à gagner, d’autant plus que les richesses et l’emplacement de la Côte d’Ivoire ne représentent pas, à leurs yeux, un enjeu primordial, ni au plan économique ni à celui stratégique. Si les puissances impérialistes apparaissent réellement intéressées à un certain dénouement pacifique du conflit intérieur ivoirien, elles ne sont cependant pas à même d’éradiquer les motivations profondes de ce dernier. Et ce pour la bonne raison que le développement des forces productives de ce pays trouve un obstacle majeur dans la division internationale du travail et dans la configuration actuelle du marché mondial. Aucune puissance impérialiste n’assurera à la Côte d’Ivoire la création d’un marché intérieur fort et unifié, ni la transition d’une économie fondée sur l’exploitation presque exclusive des ressources naturelles à une économie dite de transformation (dominée par la grande industrie moderne). Or, les racines profondes de la xénophobie et du racisme qui empêchent l’essor de la lutte de classe sont plantées dans le terreau des échanges inégaux et du développement capitaliste mondial.

Les revendications de souveraineté nationale et d’autodétermination des peuples, au nom desquelles une partie importante de l’extrême gauche lance ses mots d’ordres de retrait des impérialistes français, n’ont plus aucun sens à l’époque du marché mondial et de la domination planétaire du capitalisme mûr. La défense des nationalités réprimées par l’impérialisme montre tout son caractère dérisoire dans des pays où, comme en Côte d’Ivoire, les ethnies tribales perdurent au sein d’Etats aux contours dessinés ex novo par la colonisation et la décolonisation qui s’en est suivie. Toute revendication nationale correspond alors simplement à un appel au front commun entre les classes dominantes locales et les classes et couches dominées (prolétaires et paysans pauvres ; ethnies soumises et individus appartenant à des confessions opprimées ; femmes ; etc.).

En Côte d’Ivoire, comme en Irak et ailleurs dans la grande majorité des pays périphériques du monde capitaliste, en l’absence de tout mouvement politique prolétarien indépendant capable de nouer une alliance révolutionnaire solide avec la paysannerie pauvre, la seule position viable reste celle de défaitisme le plus intransigeant vis-à-vis des parties en lutte pour s’assurer les dépouilles des forces productives du pays. A ce stade, cependant, l’action du mouvement communiste ne peut que se cantonner à l’étude critique des différentes factions capitalistes en conflit, ainsi que de leurs dynamiques et intérêts respectifs. En se préparant ainsi sans relâche à une intervention politique déployée qui sera rendue possible par la reprise de la lutte de classe.

Bruxelles-Paris, le 11 janvier 2005.

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Vos commentaires

  • Le 4 juillet 2005 à 18:14, par Joey En réponse à : > COTE D’IVOIRE

    La notion d’ivoirirté n’a jamais été avancée dans le but de catégoriser les différentes populations qui vivent en Côte d’Ivoire encore moins de les séparer. La seule chose que l’on peut reprocher à ses concepteurs c’est le déficit d’information et d’explication. Cette situation a permis à certains politicards locaux, en mal de notoriété, de se faire une nouvelle santé politique. L’ivoirité est une notion qui rassemble, qui fait la spécificité non pas seulement des ivoiriens mais de toutes les populations qui vivent dans ce pays. Vouloir prendre l’ivoirité comme explication à la crise ivoirien voir même la considérer comme un facteur explicatif est un raccourci à ne pas prendre.

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