Une tribune pour les luttes

11 mars !

De quoi Fukushima est-il le nom ?
Réflexions sur la catastrophe du 11/3 et son exotisation

par Chikako Mori

Article mis en ligne le dimanche 11 mars 2012

Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté aujourd’hui dans la préfecture de Fukushima (nord-est du Japon) pour réclamer l’abandon de l’énergie nucléaire, au moment où l’archipel marquait le premier anniversaire du tsunami à l’origine de la plus grave catastrophe nucléaire dans le monde depuis celle de Tchernobyl en 1986 en Ukraine.

Des cérémonies du souvenir ont côtoyé des manifestations antinucléaires un peu partout dans cette province, où on estime à 160.000 le nombre de personnes ayant de gré ou de force fui leur habitation après le très grave accident survenu à la centrale Fukushima Daiichi.

Environ 16.000 participants, dont des résidents locaux, des réfugiés, des militants, ainsi que des enfants et des étrangers, se sont rassemblés dans un stade de base-ball de Koriyama, ville située à une soixantaine de kilomètres du complexe atomique.

Les manifestants ont appelé à l’abandon de l’énergie nucléaire et réclamé l’indemnisation totale des victimes par l’opérateur de la centrale, Tokyo Electric Power (Tepco).

Il faudra environ 40 ans pour démanteler le complexe atomique situé à 220 kilomètres au nord de Tokyo.Il ne reste plus que deux réacteurs nucléaires en service au Japon sur un parc de 54.


Collectif "Les mots sont importants"

De quoi Fukushima est-il le nom ?
Réflexions sur la catastrophe du 11/3 et son exotisation

par Chikako Mori

http://lmsi.net/De-quoi-Fukushima-est-il-le-nom

11 mars

Il y a un an, le 11 mars 2011, un séisme, de magnitude 9 survenu au large de l’île de Honshu fut suivi d’un tsunami qui a provoqué 21000 morts et disparus. Puis, un accident nucléaire, le plus grave depuis celui de Tchernobyl en 1986, se produisit dans la centrale Fukushima. Le texte qui suit revient sur cet événement, et sur les enjeux de sa nomination : "11 mars" au Japon, "Fukushima" partout ailleurs...

Si le débat sur le nucléaire n’occupe qu’une place modeste dans la campagne présidentielle, presque plus personne, en France et dans le monde, n’ignore le nom de Fukushima : très peu connu jusqu’à l’accident du 11 mars 2011, le nom de cette préfecture située sur la côte nord-est du Japon trouve aujourd’hui un écho planétaire. Des organes de presse ont même créé pour l’occasion une rubrique "Fukushima". Tout comme Tchernobyl, et davantage que Three Mile Island, ce nom est désormais un synonyme de catastrophe nucléaire.

Force est de constater, pourtant, que l’ensemble des Japonais (médias, intellectuels, hommes politiques et les sinistrés eux-mêmes) désigne cet événement non par ce nom de lieu, mais par sa date : le 11 mars. C’est d’ailleurs cette appellation qui a été retenue, à l’unanimité, lors du Congrès mondial contre le nucléaire qui s’est tenu en janvier à Yokohama. Dès lors, la question se pose : pourquoi ce glissement d’une date à un lieu ? Et en quoi ce problème de dénomination est-il important, eu égard à un phénomène aussi grave, classé au niveau 7, le plus élevé sur l’échelle internationale ?

S’il est préférable de nommer cet événement le "11 mars", c’est d’abord que le nom de Fukushima se révèle trompeur. D’une part, la préfecture (d’une superficie de 13 782 km2) est très inégalement touchée par le rayonnement nucléaire : la région côtière est gravement contaminée tandis que, dans l’arrière-pays, les dégâts nucléaires, sans être inexistants, sont d’un niveau comparable à celui de l’agglomération de Tokyo.

D’autre part, plusieurs régions qui n’appartiennent pas à cette préfecture (le sud de Miyagi ou le nord d’Ibaragi par exemple) sont également atteintes. La contamination ne se limite pas aux frontières administratives, elle ne se réduit donc pas au nom de Fukushima.

De surcroît, si on lui laisse porter tout le poids de cette catastrophe, ce nom risque de constituer un symbole d’horreur qui génère des discriminations. Déjà, des enfants réfugiés de Fukushima ont été rejetés à l’école par peur de la "contamination radioactive". Certaines mères tentent même de faire modifier le lieu de naissance de leurs enfants à l’état civil pour y effacer le nom de Fukushima. Personne ne veut plus acheter désormais de produits de Fukushima, et les agriculteurs qui s’efforcent de sauver une partie de leur récolte sont quasiment traités comme des criminels.

Lors de mon passage dans la région, j’ai été frappée par les propos de deux écolières de 11 ans : "Nous, les filles de Fukushima, ne pouvons plus nous marier. On dit que nous ne devons jamais porter d’enfants." Ces paroles m’ont rappelé la jeune héroïne de Pluie noire - le célèbre roman de Masuji Ibuse paru en 1966, adapté au cinéma par Shohei Imamura et primé à Cannes en 1989 - qui n’arrive pas à se marier parce qu’elle a été irradiée à Hiroshima. Sous le nom propre de Fukushima, les victimes sont de plus en plus considérées comme des agresseurs, voire traitées comme des démons.

Enfin, invoquer "Fukushima" pour désigner la catastrophe empêche de prendre conscience que la vie de beaucoup d’autres Japonais a complètement changé depuis cette date. Dans la ville d’Iwaki, à 60 kilomètres de la centrale, les habitants vérifient chaque matin lors du bulletin météo le taux de radioactivité de leur quartier. Les enfants vont désormais à l’école munis d’un dosimètre distribué par la préfecture.

Les mères échangent des recettes de cuisine qui peuvent limiter, paraît-il, la contamination alimentaire : les concombres marinés au vinaigre, les carottes pelées et bouillies longtemps dans l’eau salée, ce qui permettrait de réduire les niveaux de césium... Le nucléaire pénètre jusque dans les conversations quotidiennes : plutôt que de dire : "Il fait doux aujourd’hui, pourvu qu’il fasse plus doux demain", on dit désormais : "Le taux radioactif a baissé aujourd’hui, pourvu qu’il baisse encore demain."

Or, l’avènement de ce nouveau mode de vie ne touche pas que les zones proches des centrales accidentées. Même à Tokyo, certaines mères d’enfants en bas âge ne vont plus dans les supermarchés, leur préférant la vente par correspondance de légumes cultivés dans le sud.

La contamination atteint notre langage même. Une nouvelle expression est née depuis l’accident : pour faire circuler des informations, on emploie désormais le mot kaku-san ("diffusion"), qui était auparavant réservé aux matières chimiques et radioactives. Sur ce sujet, on se reportera au livre de Michaël Ferrier, Fukushima. Récit d’un désastre [1], qui décrit bien cette nouvelle façon de vivre, ni tout à fait vivante, ni tout à fait morte, qu’il nomme "la demi-vie".

On ne nomme pas un événement par hasard. La comparaison, non pas avec la Shoah bien sûr, mais avec la façon dont en France le film de Claude Lanzmann a fini par imposer ce nom, à la place d’"holocauste", pour affirmer l’unicité de cet événement dans l’histoire, nous invite à réfléchir sur les raisons pour lesquelles "Fukushima" prévaut en dehors du Japon. Un fait attire l’attention : après l’attentat qui a frappé le 11 septembre 2001 les tours jumelles du World Trade Center, nul n’a utilisé le nom de "Manhattan". C’est au contraire une date qui a été adoptée par le monde entier, celle du 11 septembre, devenue depuis lors un nom propre : 9/11 (nine eleven), 11-Septembre. Une telle dénomination s’est imposée avec la conscience que ce drame n’affectait pas seulement les New-Yorkais ou les Américains, mais l’humanité dans son ensemble.

Bien sûr, nul n’ignore que l’appellation "Fukushima" s’est imposée à l’étranger pour des raisons géographiques, parce que, tout comme Tchernobyl ou Hiroshima, "Fukushima" se réfère à la région où le désastre a eu lieu. Mais ces noms de lieux n’éloignent-ils pas l’événement dans une imprécision exotique en laissant confusément à penser que l’accident nucléaire, c’est toujours le problème des autres ?

D’une certaine manière, le mal est déjà fait : "Fukushima" est aujourd’hui employé au détriment du "11 mars" pour nommer cet événement. Mais c’est précisément la raison pour laquelle nous devons faire attention à ce dont Fukushima est le nom : afin qu’il ne reste pas ce nom à consonance étrangère, qui a pour effet - et peut-être pour fonction - de particulariser le problème, et afin de ne pas considérer cette réalité comme un cataclysme étranger qui ne nous concernerait que de loin.

P.-S.

Chikako Mori est sociologue, maîtresse de conférences à l’université Hitotsubashi (Tokyo). Cet article est paru initialement dans Le Monde, nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de son auteure.


http://groupes.sortirdunucleaire.org/Fukushima

Catastrophe nucléaire majeure au Japon

À l’approche du premier anniversaire de la catastrophe de Fukushima, nos pensées vont aux victimes actuelles et futures de la contamination, qui subissent à la fois les ravages de la radioactivité et la chape de plomb de la censure.

Une contamination durable et une population dangereusement exposée

Dans la préfecture de Fukushima, les populations restent exposées à des doses extrêmement élevées de radiation. Les enfants ne sont plus autorisés à jouer dehors. Depuis avril dernier, le gouvernement a relevé le seuil maximum d’exposition à 20 mSv (millisieverts) par an pour tous, adultes et enfants, un seuil qui ne devrait normalement concerner que les travailleurs du nucléaire. Face aux protestations, il a été fixé comme objectif de « viser », un maximum de 1 mSv par an, mais les mesures de décontamination mises en œuvre pour l’atteindre sont dérisoires. On se contente de retirer la terre des cours de récréation, mais un fort taux de radioactivité persiste malgré ces travaux, les réacteurs continuant à disperser leurs poisons dans l’environnement. Pour protéger les populations, la seule solution serait de pouvoir évacuer de larges zones, mais le gouvernement s’y refuse. Rappelons qu’à Tchernobyl, tout territoire présentant une contamination supérieure à 5 mSv/an avait été évacué.

Des campagnes de mesures montrent que plusieurs enfants et femmes enceintes auront absorbé plus de 20 mSv/an cette année. Par ailleurs, on ne se soucie pas de la contamination interne par ingestion de particules radioactives. Les seuils ont ainsi été relevés à 500 Becquerels/kg pour les aliments, ce qui, de l’avis des experts qui ont travaillé au Bélarus suite à la catastrophe de Tchernobyl, est beaucoup trop élevé pour des enfants. On autorise la culture du riz dans des zones contaminées au Césium 137. Enfin, un nouveau risque s’ajoute avec l’accumulation dans tout le pays de gravats et débris radioactifs. Malheureusement, la durée de vie des radioéléments concernés (comme le césium, qui mettra plus de 30 ans à perdre la moitié de sa radioactivité), prédit une contamination durable.

La catastrophe de Fukushima représente une crise très grave pour de nombreuses familles japonaises. Les mères, qui ne savent plus quels aliments donner à leurs enfants et ne peuvent plus les laisser jouer dehors, sont dans un grand désarroi. Certaines se sont résolues à partir vivre avec eux dans des régions moins contaminées, laissant derrière elles dans bien des cas leurs maris, qui ne peuvent se résoudre à une telle remise en question.

Face à ce désarroi, les autorités sont dans le déni le plus cynique, perpétuant le mythe de la radiophobie qui avait déjà été abondamment débité à Tchernobyl. Shunichi Yamashita, le responsable de l’étude sanitaire qui doit concerner tous les habitants de la préfecture de Fukushima, a ainsi déclaré publiquement que les effets des radiations ne touchaient pas les personnes gaies et heureuses, mais uniquement les faibles d’esprit.

Situation inquiétante à Fukushima et sortie accélérée du nucléaire

Malgré la proclamation officielle de l’ «  arrêt à froid » des réacteurs, la situation n’est toujours pas stabilisée à Fukushima. Dernièrement, la température est remontée de manière inquiétante dans le réacteur n°2, et les réacteurs éventrés continuent de recracher en permanence des radioéléments dans l’environnement. Selon plusieurs scientifiques, le réacteur n°1 aurait rejeté à lui tout seul 40 millions de milliards de Becquerels de Césium 137 depuis le début de la catastrophe. Par ailleurs, le Japon vit toujours sous la menace imminente d’un nouveau tsunami ou tremblement de terre, qui aboutirait à une dispersion plus grave encore de la contamination.

De nombreux réacteurs avaient été mis à l’arrêt lors du séisme ; les uns après les autres, ceux restant sont arrêtés pour maintenance. Les autorités locales et les citoyens, qui ont pris au sérieux la menace nucléaire, refusent qu’ils soient redémarrés. Le gouvernement a certes décidé d’allonger de 20 nouvelles années le fonctionnement des centrales, mais cette décision, de fait, ne sera peut-être pas suivie d’effets. En effet, le Japon, qui tirait 28 % de son électricité de l’atome, pourrait bien connaître une sortie du nucléaire accélérée en l’espace d’un an : début mars, il ne reste plus que deux réacteurs japonais en activité sur 54 !

Cette réduction spectaculaire de la part du nucléaire a été réalisée en partie grâce à une augmentation des importations de gaz, mais surtout par la mise en œuvre généralisée de mesures d’économie d’énergie souvent très simples. Les Japonais apprennent à se passer de la climatisation, optant pour des tenues plus légères. Une partie des équipements électriques (escalators, portes automatiques) sont à l’arrêt. Une réduction importante – et semble-t-il pérenne – de la pointe de consommation électrique a ainsi été effectuée. Ces mesures sont bien acceptées par la population, qui préfère une légère diminution de son confort à la poursuite de la menace nucléaire.

La société civile japonaise réagit

Les mensonges de Tepco et la censure des médias, qui relaient peu les positions des antinucléaires, se poursuivent. Mais la majorité des Japonais ne fait plus confiance au gouvernement, ni aux firmes électriques, et souhaite la sortie du nucléaire.

La société civile japonaise réagit face au déni. Dans les zones contaminées, les citoyens se mettent à mesurer eux-mêmes la radioactivité. Un réseau a été mis en place pour protéger et éventuellement évacuer les enfants de Fukushima.

En septembre, 60 000 personnes ont manifesté à Tokyo. Mi-janvier, à Yokohama, une grande conférence pour un monde sans nucléaire a rassemblé près de 10 000 participants du Japon et du monde entier. A l’automne, des femmes ont initié un sit-in devant le siège du Ministère de l’industrie. Depuis décembre, elles se relaient en permanence pour y rester jusqu’au 11 septembre 2012.

Des intellectuels se mobilisent, comme l’écrivain Kenzaburo Oé, le reporter Satochi Kamata et le musicien Ryuichi Sakamoto, qui ont initié la pétition « Action des 10 millions de citoyens pour dire adieu au nucléaire », dont le nombre de signataires dépasse maintenant les 3,9 millions.


Plus jamais ça !

Pour éviter que ne se reproduise la tragédie de Fukushima, mobilisons-nous et faisons-nous entendre. Il a fallu un des accidents les plus graves de l’histoire pour que le Japon ferme ses réacteurs. Avec ses 58 réacteurs et ses nombreuses usines, la France est extrêmement exposée au risque. N’attendons pas qu’une catastrophe y survienne pour que soit enfin adoptée une décision politique de sortie du nucléaire !

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Vos commentaires

  • Le 31 juillet 2012 à 14:54, par Martin En réponse à : De quoi Fukushima est-il le nom ?
    Réflexions sur la catastrophe du 11/3 et son exotisation

    Une bonne remise au point qui, je pense, s’imposait. Ma copine est japonaise et j’ai donc suivi de près cette affaire lourd de sens et de conséquences pour beaucoup. Le nucléaire a été remis en cause au niveau planétaire, même si cela n’a pas duré, faute à une crise économique omniprésente. Quoi qu’il en soit et comme vous le dîtes, Plus jamais ça ! Mes pensées vont aux proches des victimes.

     
     
    Martin un passioné de l’ile de bikini et de son histoire

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