Une tribune pour les luttes

Piazza Fontana, 12 décembre 1969

par Miguel Chueca

Article mis en ligne le lundi 7 février 2005

Le 12 décembre 1969, à 16 h 37, une bombe explose à la Banque nationale de l’agriculture, située sur la piazza Fontana à Milan. Commis à un moment de l’année et à une heure où les rues sont particulièrement animées, l’attentat visait à tuer le plus de monde possible : avec un bilan de 16 morts et une centaine de blessés, ses responsables peuvent se flatter d’y être parvenus. Si, trois jours après, l’opinion publique croit savoir le nom de l’auteur de la tuerie, il y a une chose, en revanche, qu’elle ne peut pas savoir : c’est que l’Italie vient d’entrer dans une période de dix ans de violences qui ne prendra fin qu’avec le carnage (85 morts et des dizaines de blessés) de la gare de Bologne en 1980.

Bien que la nature des attentats du 12 décembre - il y a en eu un autre à Milan et deux à Rome, qui ont fait peu de dégâts -, les moyens opérationnels et la froide organisation dont ils témoignent auraient dû conduire les enquêteurs vers d’autres milieux, les objectifs visés accréditent, à leurs yeux, l’hypothèse de la " piste rouge ", qui va les mener très vite sur les traces de l’anarchiste Pietro Valpreda. Quand celui-ci est interpellé et conduit à Rome pour y être " reconnu " par le chauffeur de taxi Cornelio Rolandi, qui pense avoir chargé le 12 décembre le responsable de l’attentat, la police a déjà procédé à de nombreuses arrestations dans le milieu libertaire. Le jour même où la presse annonce, à la une, l’arrestation de Valpreda, " le monstre à visage humain ", on apprend que les bombes du 12 décembre viennent de causer une victime de plus en la personne du cheminot libertaire Giuseppe Pinelli, trouvé mort dans la cour de la préfecture de Milan, où il était interrogé par les services du commissaire Calabresi : dans sa pièce Mort accidentelle d’un anarchiste, Dario Fo réduira en un petit tas de cendres ridicules les diverses et pittoresques versions policières de la " chute " du cheminot du quatrième étage de la questura de Milan.
Quant aux charges contre Valpreda, elles vont bientôt se retourner contre la police elle-même : contradictions du " super-témoin " C. Rolandi, séance d’identification truquée, production à retardement de prétendues pièces à conviction, tout a été fait pour incriminer cet ex-délinquant juvénile, danseur de variétés sans engagements, anarchiste marginalisé dans son propre milieu, en qui les inspirateurs de l’obscure " stratégie de la tension " qui commence à faire sentir ses effets en cette fin d’année 69 ont vu l’homme le plus approprié pour jouer, à son insu, le rôle du coupable idéal. Belle opération, en vérité, bien utile pour égarer les recherches et rendre d’autant plus difficile l’accès à la vérité, qui n’a d’égal que la fabrication de la " piste bulgare " au moment de l’affaire de la tentative d’assassinat du pape Jean-Paul II (13 mai 1981).

Toutefois, malgré les efforts des services passés maîtres dans l’art du depistaggio (la fabrication de fausses pistes), l’enquête va s’orienter peu à peu vers les groupes nazis-fascistes Ordine nuovo et Avanguardia nazionale. Elle permet, en 1972, au juge Giancarlo Stiz de mettre Giovanni Ventura et Franco Freda en examen, tant et si bien que, quand commence, en 1975, le deuxième jugement pour les faits du 12 décembre 69, Valpreda doit partager le banc des accusés avec quelques distingués fascistes, au rang desquels figurent Guido Giannettini, journaliste et agent du SID (les services secrets), et Stefano Delle Chiaie, dont on saura plus tard qu’il a toujours été en contact avec D’Amato, directeur des affaires réservées du ministère de l’Intérieur et membre de la loge P2.

On va assister alors à un incroyable rodéo judiciaire qui, s’étalant sur plus de trente ans, va voir les acquittements succéder invariablement aux condamnations.

Condamnés à la prison à vie en 1979 pour l’attentat de la piazza Fontana, Freda et Ventura sont acquittés en mars 1981 au motif d’insuffisance de preuves. Fidèle à sa ligne de conduite, la justice continue imperturbablement d’associer Valpreda aux procès sur les faits du 12 décembre, jusqu’en janvier 1986, quand elle le fait sortir définitivement de la scène judiciaire, en compagnie de Freda et Ventura. En 2001, ce sont trois autres fascistes (Delfo Zorzi, Carlo Maria Maggi et Giancarlo Rognoni) qui sont condamnés à la prison perpétuelle pour ces mêmes faits. Puis, le 12 mars dernier, alors que l’attention de l’opinion publique est occupée par les informations en provenance de Madrid, la cour d’appel de Milan annule les peines prononcées contre les trois fascistes, une sentence qui met le point final à l’affaire de la piazza Fontana.
Fait surprenant, au moment même où, sur la foi des " aveux " du repenti Pietro Mutti, l’Italie demande l’extradition de Cesare Battisti, la justice du pays acquitte Delfo Zorzi - ce même Zorzi qui, depuis de très longues années, coule des jours paisibles au Japon et y est devenu milliardaire - et ses amis au motif que leur accusation repose sur... les dénonciations d’un repenti, Carlo Digilio. La justice italienne applique, à l’évidence, le principe du " deux poids, deux mesures " : le fléau de la balance qu’elle tient penche toujours du même côté, et son bandeau ne lui couvre qu’un œil. En veut-on une preuve de plus ? Alors que des indices concordants accusent les fascistes impliqués dans les faits du 12 décembre, ils ont tous été absous, et les seules personnes emprisonnées aujourd’hui encore pour des faits liés à la tuerie de la piazza Fontana sont Adriano Sofri et deux autres ex-dirigeants de l’organisation d’extrême gauche Lotta continua, désignés par un autre repenti comme les commanditaires de l’assassinat en 1972 du commissaire Calabresi.

Venant après d’autres extraditions, l’affaire Battisti a certes réveillé le souvenir des " années de plomb " italiennes, mais cette exhumation a tendu très souvent à éclipser le souvenir des événements antérieurs au choix des armes opéré par une partie de l’extrême gauche du pays. Il est clair pourtant que la violence de ces groupes n’aurait pas atteint le niveau auquel il toucha à partir du milieu des années 70 si, avant, les artificiers de l’autre terrorisme - et aussi les putschistes de décembre 70 et de l’opération Rose des Vents d’avril 1973 - n’avaient ouvert toute grande la boîte de Pandore et plongé l’Italie dans ce que Francesco Cossiga n’hésita pas à qualifier de " guerre de basse intensité ". Les chiffres montrent que, dans cette guerre, le terrorisme noir, adepte des attentats de masse - et ce n’est pas par hasard s’il s’en est pris tout particulièrement aux gares et aux trains -, a frappé plus fort que le rouge, qui ne visa jamais que des individus particuliers. Mais le désir affiché des autorités italiennes de poursuivre en tous lieux les responsables, ou prétendus tels, du terrorisme rouge met d’autant plus en évidence l’étonnante inaptitude de la police à faire la lumière sur les massacres causés par le terrorisme noir et la surprenante indulgence dont la justice a fait montre à son égard. Les enquêtes sur les attentats contre les trains " Freccia del sud " et " Italicus ", sur la tuerie de la piazza della Loggia à Brescia ou celle de la gare de Bologne se sont toutes perdues dans les sables. Et plus la justice et les faiseurs d’opinion du pays donnent de la voix contre le " monstre " Battisti - en retrouvant, au passage, quelques-uns des qualificatifs dirigés naguère contre Pietro Valpreda - et plus assourdissant est leur silence sur les morts de la piazza Fontana, et plus manifeste le désir d’une partie du peuple italien de ne rien savoir de ce que la " mère de tous les massacres " (Luciano Lanza, La Ténébreuse Affaire de la piazza Fontana) pourrait lui apprendre sur sa propre société, sur ses institutions, sa justice, sa classe politique, sa police, ses services secrets.

Et il ne faut certainement pas compter sur les responsables politiques d’aujourd’hui, ex-membres de la loge P2 ou héritiers du néo-fascisme, pour faire en sorte que les noms des auteurs et des commanditaires de l’opération de décembre 69 sortent enfin à la lumière du jour.

Miguel Chueca

Paru dans le n° 2 de La Question sociale, "revue libertaire de réflexion et de combat", hiver 2004-2005.

Une version abrégée de ce texte avait paru dans Le Monde daté des 11-12 décembre 2004.

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