Une tribune pour les luttes

2012 : le cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie

Henri Alleg : “l’idée internationaliste était primordiale dans notre engagement”

"La bataille pour la vérité continue"

Article mis en ligne le lundi 19 mars 2012


Henri Alleg : “l’idée internationaliste était primordiale dans notre engagement”

http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4911

Un entretien donné par Henri Alleg, grande figure du combat anticolonialiste, qui continue de plaider 
pour que la torture et les crimes 
de guerre commis pendant 
la guerre d’Algérie soient reconnus officiellement.

Les propos ont été recueillis par Rosa Moussaoui et publiés dans l’édition du 10 mars 2012 du quotidien L’Humanité.

Un demi-siècle après l’indépendance de l’Algérie, pour laquelle vous avez combattu, que représente, pour vous, ce pays ?

Henri Alleg. Cela va sans dire : je suis très heureux que l’Algérie soit indépendante (rires). Je suis heureux et fier d’avoir pris part au combat pour l’indépendance. Bien sûr, j’aurais souhaité que les aspects sociaux pour lesquels nous avons combattu prennent plus d’importance. Je regrette que les batailles que nous avons menées pour l’avenir, pour le socialisme, n’aient pas pris plus de place. Mais je suis heureux que l’Algérie soit aujourd’hui ce qu’elle est, avec toutes les possibilités qui s’offrent à ce pays. Quand je pense au passé, je crois que notre combat a marqué la lutte du peuple algérien. C’est en ce sens que l’Algérie reste pour mois une référence du combat des communistes.

Lorsque vous avez écrit La Question, pensiez-vous que votre témoignage sur la torture puisse avoir un tel impact ?

Ce n’était pas seulement un livre que j’écrivais. Il fallait faire connaître ce qu’était la guerre en Algérie. Il fallait témoigner des pratiques des colonialistes français, du sort atroce réservé au peuple algérien, de la réalité de cette guerre coloniale. Je dois dire que j’ai été surpris de l’écho rencontré par ce texte, lorsqu’il est devenu un livre. Un demi-siècle plus tard, ce témoignage reste utile. Lorsque je suis invité pour des conférences aux États-Unis, au Royaume-Uni, je peux mesurer sa résonance. Les atrocités commises par l’armée française pendant la guerre d’Algérie ne diffèrent pas des atrocités commises par l’armée américaine en Irak, en Afghanistan et ailleurs. Le combat continue. Rétrospectivement, je suis heureux d’avoir écrit ce livre, parce qu’il conserve un sens dans le monde d’aujourd’hui, même si le contexte a changé. La Question a par exemple circulé parmi les détenus dans des prisons turques où était pratiquée la torture.

Qui a trouvé ce titre percutant, « La Question » ?

On doit ce titre magnifique, excellent, à Jérôme Lindon, qui dirigeait les Editions de Minuit. En français, La Question revêt une signification qu’il n’a pas, à ma connaissance, dans d’autres langues. Depuis le moyen-âge, «  mettre quelqu’un à la question », c’est le torturer. Dans les prisons mêmes, cette expression faisait sens. La parution du livre, en 1958, a déclenché la fureur des autorités françaises. D’où la décision de le saisir. À cette même période, des policiers et des CRS ont débarqué brusquement, au milieu de la nuit, à la prison de Barberousse. Ils ont commencé par une mise en demeure : « Tous à poil ! ». Il y avait dans la prison les salles, accueillant en général une centaine de détenus, et des cellules individuelles prévues pour une personne, mais où s’entassaient plusieurs détenus.

Moi j’étais avec deux copains. Les policiers ont d’abord fait sortir les détenus incarcérés dans les salles. Les types sont sortis nus dans la cour, avec une couverture sur le dos. Quant aux autres détenus, ils les ont alignés sur l’allée qui bordait les cellules, les mains en l’air, appuyés contre les murs. Moi aussi, j’étais comme ça, les mains en l’air. Pendant ce temps, des équipes spéciales de CRS, en uniformes noirs, mitraillettes en bandoulière, vidaient les cellules. Ils étaient à la recherche de papiers. Chacun d’entre nous avait des lettres, adressées aux familles ou aux avocats. Ils ont tout embarqué. Nous avions peur qu’ils nous passent à tabac. Derrière moi, j’ai entendu un Algérien, qui, à mi-voix, s’interrogeait sur cette descente. Je lui ai dit qu’ils saisissaient les papiers. Il m’a répondu, en riant discrètement : «  Peut-être qu’ils cherchent une deuxième Question ». Il ne savait pas qui j’étais. Cela m’a éclairé. Il avait du apprendre, par son avocat, que ce témoignage faisait un raffut du diable à l’extérieur.

Malgré la censure, les saisies, ce livre a circulé sous le manteau. Cette diffusion était-elle organisée par des militants, ou le livre est-il passé spontanément de mains en mains ?

La seule chose que je sais, c’est qu’à Alger, personne ne l’avait eu, personne ne le connaissait au moment de la parution. C’est en France que La Question a eu une répercussion immédiate et formidable. Cet élan doit sans doute beaucoup à la stupidité du gouvernement français et à sa décision de saisir le livre. Très vite, Nils Andersson, un éditeur basé en Suisse, a pris contact avec Lindon pour lui demander l’autorisation de le publier. Lindon a accepté. Le livre était minuscule, des valises passaient clandestinement la frontière. Immédiatement après sa saisie, La Question a été traduite en anglais et publiée à Londres, puis aux Etats-Unis, ce qui lui a donné un écho international.

Un demi-siècle après son enlèvement par des militaires français, on ne sait toujours pas dans quelles conditions a été assassiné votre ami et camarade Maurice Audin…

Cette bataille pour la vérité continue. Maurice Audin a été arrêté dans les mêmes conditions que moi. Très peu de temps après son enlèvement par les paras, on a annoncé à sa femme qu’il avait «  disparu ». Il est invraisemblable que les autorités françaises, que les parachutistes aient pu prétendre ne rien savoir du sort de Maurice. C’est certain : il a été assassiné par ces équipes de tortionnaires couverts et tenus en main par les autorités policières et militaires. Dans cette affaire, le refus d’ouvrir une enquête, l’attachement des autorités françaises au mensonge est à la fois odieux et absurde. À Alger, à Oran, dans les petites villes, lorsque les militaires annonçaient la « disparition » d’un prisonnier, personne n’ignorait qu’il était en fait question d’assassinat. Dire et répéter, jusqu’à ce jour, que Maurice Audin a été «  mal gardé », qu’il s’est évadé et qu’il a « disparu », c’est abject. La vérité, c’est qu’il a été assassiné, comme des centaines, des milliers d’autres. Personne ne peut dire autre chose.

Que changerait la reconnaissance de la torture comme crime de guerre ?

La France, les autorités françaises prétendent incarner, aux yeux du monde entier, les droits de l’homme, les libertés, les grandes idées nées de la Révolution française. C’est une façon mensongère de présenter l’histoire. Pendant la guerre d’Algérie, les autorités françaises ont piétiné ces idées, ces principes. Comme ils sont encore piétinés aujourd’hui à Guantanamo et en Afghanistan. Le combat pour la vérité, qui est un combat d’aujourd’hui, doit se poursuivre sans relâche. On ne peut pas tout simplement parler de l’avenir sans respecter la vérité.

Vous avez souvent évoqué le racisme inhérent à la société coloniale. Cela vous a-t-il poussé à embrasser la cause de l’indépendance ?

Il est difficile de reconstituer ce parcours qui conduit, depuis l’enfance, l’adolescence jusqu’à la prise de conscience politique. À l’école on nous apprenait que la France allait en Afrique ou en Asie, pour « le bien » des colonisés. Quand on arrivait en Algérie, on comprenait immédiatement avoir été trompé par ces fadaises. Dans les rues d’Alger, des gosses, des petits cireurs, se disputaient les chaussures de quelques passants pour gagner quelques misérables sous. Pourquoi ces gosses n’étaient-ils pas à l’école ? « Les petits Arabes », comme ils disaient, n’avaient pas leur place à l’école. Seule une toute petite minorité y avait accès. Cette réalité, les réflexions qu’elle suscitait en moi m’ont construit comme anticolonialiste.

Avez-vous été surpris, à l’automne 1954, par l’éclatement de l’insurrection ?

Ceux qui disent qu’ils n’ont pas été surpris se jettent des fleurs qu’ils ne méritent probablement pas. À ce moment là, Algériens et Européens partageait la certitude que les choses ne pouvaient continuer telles qu’elles étaient, qu’il y aurait forcément des changements. De là à penser qu’une insurrection était sur le point d’éclater… Ceci dit, il nous paraissait clair que l’arrogance des autorités françaises, sûres, alors de pouvoir conserver la haute main sur tout ce qui se passait en Algérie, était trompeuse.

Vous communistes, ressentiez de la méfiance à l’égard de ces jeunes nationalistes prônant l’insurrection armée...

Cela a soulevé chez nous une certaine interrogation. Ce qui ne signifie pas que l’option de la lutte armée était absente de l’imaginaire des communistes algériens. Je me souviens que deux ou trois ans auparavant, cette question avait été évoquée à huis clos, au bureau politique, comme une possibilité, sans que cela ne suscite de scandale. Ce n’était donc pas un sujet tabou pour nous. Je dois reconnaître, toutefois, que les communistes observaient une certaine réserve vis-à-vis de ceux qui voulaient prendre les armes. Il n’y avait pas d’un côté les courageux prêts à prendre les armes, et de l’autre, les timorés acceptant le statu quo. C’était un choix complexe, difficile, qui ne pouvait souffrir l’improvisation. Si lutte armée il devait y avoir, il fallait savoir comment s’y prendre et vers où aller. Toutes ces questions se posaient.

Sur le plan idéologique, qu’est ce qui distinguait le Parti communiste algérien du FLN ?

Ce qui nous différenciait, c’était peut-être l’importance que les communistes attachaient à la bataille politique. Les nationalistes portaient peu d’attention à l’idée d’unification des forces progressistes par delà leurs différences, pour rassembler les masses populaires, pour faire avancer les choses. Certaines de nos batailles, pour la liberté de la presse, pour l’augmentation des salaires, etc. apparaissaient secondaires aux yeux des nationalistes qui, pour ainsi dire, les méprisaient. Nous accordions au contraire beaucoup d’importance à ce type de batailles, pas seulement pour les changements concrets qu’elles apportaient. Pour nous ces luttes participaient à la prise de conscience des travailleurs et préparaient un combat futur plus vaste.

Le PCA était un creuset au sein duquel se retrouvaient des hommes et des femmes issus de toutes ces communautés qui vivaient séparément dans la société algérienne. On y retrouvait, ensemble, des Européens, des juifs, des musulmans... Cela influençait-il votre vision du monde, votre projet de société ?

Oui. Il est certain que l’idée internationaliste était primordiale dans l’engagement des communistes. Avant d’être Arabe, Kabyle, Européen, juif, musulman, nos militants étaient des ouvriers, des travailleurs, des gens exploités. C’était cela l’essentiel à nos yeux. Peut-être cette vision des choses a-t-elle conduit certains camarades à minimiser l’expérience concrète du colonialisme propre aux Algériens dits «  indigènes ». Une personne née dans une famille « indigène » avait bien plus de raisons de se lever contre le colonialisme qu’une personne d’origine européenne jamais brimée et insultée comme l’étaient les Algériens.

Quelles étaient vos relations avec le PCF ? Comment les communistes algériens ont-ils accueilli, par exemple, le vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet ?

A la vérité, sur le coup, nous ne nous en sommes pas beaucoup préoccupés. Même dans les prisons, je n’ai pas le souvenir de controverses sur ce sujet. Pas plus chez des communistes que chez des nationalistes. Les plus politisés pouvaient conclure que c’était une erreur fondamentale. D’autres étaient en attente d’explications. Mais les réactions virulentes sont venues bien plus tard. À la vérité, sur le coup, nous ne nous en sommes pas beaucoup préoccupés.

Comment s’est constitué ce que l’on a appelé le « maquis rouge » ?

Le parti, au démarrage de la lutte armée, s’est posé la question de son action. L’idée était d’apporter notre appui partout où l’action armée prenait un caractère de masse, partout où des paysans avaient rejoint l’insurrection. Ensuite, nous avons pris la décision de déclencher nous-mêmes la lutte armée là où nos forces le permettaient, où nous avions des chances d’entraîner les gens avec nous. C’est ainsi que des communistes ont pris le maquis. Mais au vu de la faiblesse de nos effectifs, cela ne pouvait être un mot d’ordre général. D’où la décision de négocier l’intégration de nos groupes armés, les Combattants de la liberté, dans l’ALN. À ce moment là, nous nous sommes heurtés aux positions étroites de certains dirigeants du FLN, qui estimaient que les communistes n’avaient pas à poser leurs conditions. L’intégration à l’ALN s’est donc faite à titre individuel.

Pourquoi le FLN était-il hostile à l’entrée du PCA dans le Front comme composante à part entière du mouvement de libération ?

Ils ne voulaient pas en entendre parler ! Ils voulaient rester les «  patrons », imposer leurs conditions à tous ceux qui souhaitaient rejoindre l’ALN, communistes ou non. Ceci dit, nous ne nous faisions pas d’illusion. Ces nouveaux dirigeants se méfiaient particulièrement des communistes, vus comme des militants organisés, formés, capables d’exprimer leurs idées. Dès le départ, cette méfiance était bien enracinée chez certains dirigeants du FLN.

Cette méfiance vis-à-vis des communistes a-t-elle continué à prévaloir après l’indépendance ?

Dans d’autres conditions, oui. Je le pense. Parce que les choses avaient changé pendant la guerre. Dans la pratique, l’anticommunisme avait reculé, ce qui nous rendait d’autant plus dangereux aux yeux de certains.

Est-ce pour cette raison que Ben Bella a interdit le PCA en novembre 1962 ?

Il ne s’agissait pas seulement de Ben Bella. Le régime naissait ne voulait pas de communistes organisés.

Pourtant, cette interdiction n’a pas compromis la reparution d’Alger républicain à l’indépendance…

Nous nous sommes battus pour réussir à faire reparaître le journal. Au moment de la signature des accords d’Evian, j’étais à Prague. Je voulais repartir le plus vite possible à Alger, former une équipe de camarades qui sortaient de prison pour travailler à la reparution du journal. Les accords d’Evian prévoyaient le rétablissement de la liberté de la presse. Tous les journaux devaient donc pouvoir sortir librement. Mais « tous les journaux », dans l’esprit du gouvernement français, cela signifiait les journaux colonialistes. À Prague, nous avons organisé une conférence de presse, à laquelle ont assisté une soixantaine de correspondants de la presse internationale, pour annoncer notre intention de faire reparaître Alger Républicain. Peu de temps après cette conférence de presse, j’ai reçu la visite d’un émissaire, chargé de me faire part de la désapprobation des frères de Tunis, hostiles à la reparution du journal. Je lui ai répondu qu’il s’agissait d’une décision collective et qu’il était impensable d’entraver la reparution d’un journal interdit par les colonialistes depuis 1955. Les autorités françaises n’étaient pas en reste. Par voie de communiqué, le préfet d’Alger a rappelé de façon mensongère qu’Alger Républicain demeurait interdit.

À la vérité, la décision venait d’en haut, du gouvernement français et sans doute du général De Gaulle lui-même. Cela n’a pas entamé notre détermination. Bien au contraire. Je suis rentré à Alger vers le 10 ou le 12 juillet. Nous n’aurions pas pu faire revivre Alger républicain sans la solidarité et l’aide pratique de nos camarades, de nos amis de La Marseillaise, dont le directeur était un pied-noir de Mostaganem, parti en France assez jeune. C’est là que nous avons fait la composition. Les ouvriers du livre nous en ont fait cadeau, en travaillant gracieusement. Un problème se posait pour l’envoi des flans à Alger, ou devait être tiré le plomb. Nous avons tirés quatre ou cinq flans. Nous en avons remis un à Air France, qui n’est jamais arrivé à destination. La même mésaventure s’est reproduite avec Air Algérie. Finalement, un copain qui sortait de prison et devait rentrer à Alger a caché un flan empaqueté dans sa valise. On se faisait un sang d’encre. Arrivé à Alger, au contrôle, il est passé.

C’était le premier journal anticolonialiste à reparaître ?

Oui. Dès sa reparution, le journal a reçu un accueil extraordinaire. Il y avait aussi El Moudjahid, qui arrivait de Tunis, mais ce n’était pas encore un quotidien. Echaab (« le Peuple »), est sorti trois mois après nous.

Qui se trouvait dans l’équipe au moment de cette reparution ?

Il y avait quelques camarades revenus de France. Comme Nicolas Zannettacci, surnommé Zanett, l’ex-maire communiste d’Oran. Il avait été arrêté, expulsé pendant la guerre. Dès qu’on a lancé un appel aux anciens, il est revenu. Abdelhamid Benzine sortait des camps. Il y avait encore Marylise Benaïm qui sortait de la clandestinité. Elle avait servi d’agent de liaison entre la direction du parti et le maquis de Maillot. Le journal, c’est un grand mot. Nous avions deux pages, un simple recto verso. Pour les informations internationales, les seules sources étaient United Press et France-Presse. Ces agences ne partageaient pas nos idées, loin de là, mais d’un point de vue confraternel, ils étaient heureux de voir reparaître le journal. Ils admiraient notre engagement.

À l’époque, il n’y avait que les télex, nous nous rendions dans leurs bureaux pour prendre les doubles des dépêches. Ils faisaient semblant de ne pas s’en apercevoir. On les ramenait à l’Hôtel Albert Ier, où nous étions installés. Marylise était une militante courageuse, une jeune femme pleine de vie. En pleine nuit, dans Alger livrée à l’insécurité, elle allait chercher les dépêches. Un soir, des types, voyant cette jeune femme de type européen, se sont mis à hurler, l’accusant d’appartenir à l’OAS. Ils se sont précipités sur elle, l’ont à moitié étranglée. Elle a protesté : «  je suis d’Alger Républicain ! ». Entendant cela, ses agresseurs se sont excusés, l’ont escortée jusqu’à l’hôtel et lui ont même proposé de l’accompagner chaque fois que nécessaire.

Pourquoi n’avez-vous pas réinvesti les locaux du journal, de l’autre côté de l’avenue Pasteur ?

Nos locaux avaient été confisqués pendant la guerre par Le Bled, le journal des paras. Lorsque nous avions voulu nous y réinstaller, un type installé là, se disant envoyé par Tunis, nous a signifié avec un grand sourire que les lieux ne nous appartenaient plus, qu’ils étaient désormais réservés au FLN. C’était incroyable. La guerre venait de se terminer, ils n’étaient pas encore en Algérie et leur première idée, c’était d’occuper les locaux d’Alger Républicain pour qu’on ne puisse pas s’y installer.

A la vérité, Je craignais beaucoup qu’on ne nous joue un mauvais tour. Lorsque j’avais annoncé le projet de reparution du journal, l’émissaire de Tunis m’avait dit : « Tu sais, Henri, on t’aime bien, alors il faut que tu saches que pendant la guerre, il y a eu beaucoup d’exécutions pour raison d’Etat et malheureusement, ça va continuer encore un peu après l’indépendance ». La menace était claire, directe. Si nous nous entêtions, ils n’excluaient pas de nous liquider. J’en étais plus conscient, me semble-t-il, qu’Abdelhamid [1]. Dans un premier temps, nous étions allés, tous les deux, dormir dans un appartement appartenant à des amis.

Moi, je ne m’y sentais vraiment pas à l’aise. Je n’ai pas voulu y rester, donc nous sommes allés à l’hôtel, en plein centre-ville. Là, s’il se passait quoi que ce soit, il y avait des témoins. Nous avons pris la bonne décision : le lendemain de notre départ, des types en uniforme ont enfoncé la porte et mis l’appartement sans dessus dessous. Impossible de savoir s’il s’agissait de Français ou d’Algériens. En tous cas, ils étaient venus chercher quelqu’un. Lorsque nous nous sommes installés à l’hôtel, des rafales de mitraillette ont visé nos fenêtres à plusieurs reprises. Sur le plan administratif aussi, il y a eu des entraves. Le patron de la SNEP, l’imprimerie, Bouchara, un pied noir aux ordres de Paris, un beau salaud, exigeait un papier officiel, une autorisation de reparution, alors que l’administration était complètement désorganisée. Je suis allé à la préfecture. Je suis entré dans le bureau du préfet, auquel j’ai fait signer une autorisation que j’avais moi-même écrite.

Finalement, sans en chasser le type posté là, nous nous sommes réinstallés dans nos locaux pour pouvoir faire notre journal sans avoir à traverser l’avenue Pasteur, très dangereuse. Nous restions dans le couloir, pour ne pas être exposés aux balles. C’était drôle, cette rédaction ! Nous n’avions pas de chaises, nous faisions nos réunions assis par terre en tailleur. A l’heure des repas, un des copains allait jusqu’à la rue de Tanger et revenait avec une casserole de loubia [2]. Malgré cette précarité, malgré les difficultés et le danger, nous avons réussi à faire renaître le journal, qui a rencontré un écho incroyable. Nous tirions 80 à 90 000 exemplaires, ce qui rendait délicate la tâche de ceux qui espéraient nous faire taire. Mais nous avons connu bien des mésaventures, comme l’assassinat d’un chauffeur qui transportait le journal.

Quel était le climat à Alger ?

L’inquiétude dominait. Des rivalités de pouvoir opposaient des clans, des wilaya, avec un vrai risque de basculement dans la guerre civile. De notre côté, nous disions : « Assez de bagarres entre patriotes, d’abord la paix et la mise en marche du pays ». Nous refusions de voir les divergences internes dégénérer en violence armée.

Lorsque ceux de la wilaya 4, militairement plus forte que la zone autonome d’Alger, ont commencé à jouer du coup de feu dans la Casbah, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire. Les femmes sont descendues dans la rue Randon. «  Tirez sur nous si vous voulez, mais cessez de vous tirer dessus ! Arrêtez le massacre ! Sept ans, barakat, ça suffit ! », criaient-elles. Ces femmes avaient un sentiment politique bien plus élevé que ceux qu’elles interpellaient.

De nombreux Algériens estiment, cinquante ans après, que les promesses de l’indépendance se sont envolées. Partagez-vous cet avis ?

Je crois qu’il est dangereux de penser ainsi. C’est le refus total de voir ce que l’indépendance a apporté à l’Algérie. On ne peut pas dire que les choses n’ont pas changé. On ne peut pas dire que l’indépendance n’a rien apporté aux Algériens. Bien sûr, la jeunesse rencontre de graves difficultés, des choses doivent êtres changées, des luttes devront encore être menées. Mais l’indépendance reste pour l’Algérie une conquête historique inestimable.

Notes

[1] Abdelhamid Benzine.

[2] Ragoût de haricots


Henri Alleg raconte la torture pendant la guerre d’Algérie

Le Monde.fr | 17.03.201

Avec les vidéos : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/17/henri-alleg-raconte-la-torture-pendant-la-guerre-d-algerie_1671057_3212.html

Henri Salem arrive à Alger en 1939, à 18 ans. Il va faire de ce pays sa patrie d’adoption, n’en repartant qu’en 1965 après le coup d’Etat de Houari Boumediene. Militant communiste et anticolonialiste, il devient journaliste et milite. Dès 1951, il prend la direction d’Alger républicain, un journal qui a publié notamment Camus. En 1955, son journal est interdit. Il troque dans la clandestinité son nom de Salem pour celui d’Alleg et participe à des réseaux d’aide du FLN.

Le 7 janvier 1957, le général Massu se voit confier les pleins pouvoirs à Alger. Le 12 juin, en pleine "bataille d’Alger", les hommes de la 10e division parachutiste procèdent à l’arrestation d’Henri Alleg, alors qu’il se rend chez son ami, Maurice Audin, professeur à l’université d’Alger.

Dès son arrestation, Henri Alleg sait qu’il sera torturé. Il le sera à El-Biar, une sorte de "centre de triage". Il est le dernier à avoir croisé Maurice Audin vivant, dans ce lieu. Le corps du jeune mathématicien ne sera jamais retrouvé.

Maurice Audin

Transféré à la prison de Barberousse, Henri Alleg va commencer à écrire son récit, sur l’idée de son ami et avocat Léo Matarasso. La Question sera publié par Jerôme Lindon aux Editions de minuit, en 1958.En 2005, il publie Mémoire algérienne. Souvenirs de luttes et d’espérances, aux éditions Stock.


Mille Bâbords 9966
Lettre (ouverte) à Monsieur le Président de la République
par Michèle Audin mathématicienne et fille de Maurice Audin.


Regarder aussi :

Mohammed Harbi, ancien militant du FLN

Le Monde.fr | 19.03.2012

http://www.lemonde.fr/afrique/artic...

Historien, il enseigne à l’université Paris VIII et est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’Algérie, dont la Guerre d’Algérie en collaboration avec Benjamin Stora, aux éditions Robert Laffont, 2004.


http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4847

2012 : le cinquantenaire de la Paix en Algérie

http://cessenon.centerblog.net/rub-algerie—2.html

[Le 29 janvier 2012] – En 2012 c’est le cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie. Mais qu’en retiennent donc les médias ? L’exode des Pieds Noirs, certes douloureux, et le sort, dramatique, des harkis sont l’essentiel de ce qui a été retenu.

Ce qu’ont été les cent trente deux ans de colonialisme dont huit d’une guerre atroce est gaillardement passé à la trappe. La misère du peuple algérien, ce qu’ont vécu les appelés du contingent engagés dans un conflit qu’ils désapprouvaient, tout cela est évacué !

On continue à refuser de chercher ce qui était en cause et on ne retient que la blessure de certains. Que fallait-il donc faire ? Poursuivre encore la guerre comme y engageaient l’OAS et les Pieds Noirs que cette organisation fascisante conditionnait ?

Dans le journal La Provence comme dans Le Figaro on a choisi son camp, celui du refus d’analyser ce qu’étaient le colonialisme et ses conséquences désastreuses. Pas d’examen de ce qui frappait à la porte de l’histoire. Pour les appelés du contingent, morts inutilement sur le sol africain, il n’y a pas eu le choix. Pour eux c’était le cercueil, il ne leur a pas été proposé la valise ! De même pour les martyrs algériens qui sont tombés, en bien plus grand nombre, pour l’indépendance de leur pays.

Que cherche-t-on en refusant de célébrer le 19 mars, date de l’application des Accords d’Evian et du cessez-le-feu ? A regretter la fin de la guerre et son cortège d’horreurs ? Nice Matin donne une piste : le 30 juin 2012 à 17 heures, lors de l’inauguration du Monument aux Rapatriés, «  les regards des pieds-noirs et des harkis se tourneront vers la Promenade des Anglais, se fixeront sur le trottoir sud, face à la mer. » Pour un peu on les engagerait à partir à la reconquête de ces trois départements français que De Gaulle a lâchement abandonnés à l’ennemi !

Mais quel jeu jouent donc les médias en ce cinquantenaire de la paix en Algérie ? A préparer les esprits à exporter la civilisation occidentale en Iran, Syrie, Corée… comme nous avions su le faire en Indochine, à Madagascar, en Afrique (et plus récemment en Libye ou en Côte d’Ivoire)… ?

C’est vrai que le recours à la guerre serait une solution pour maintenir en état un système économique et social à bout de souffle !


La valise ou le cercueil” à Zinga Zanga

[Le 23 janvier 2012] – Sans que la salle soit pleine il y avait beaucoup de monde pour assister à la projection du film de Charly Cassan et Marie Havenel. Je me suis fait tout petit et je me suis glissé subrepticement dans le public sans faire de vague. Je n’étais pas au milieu d’amis !

Ce n’est pas un film historique mais un film de propagande. Il entend réécrire la saga de l’Algérie en gommant de larges pans de ce qu’elle a vécu. Le plus patent sans doute c’est l’absence dans les images des appelés du contingent qu’on avait pourtant envoyés par centaines de milliers dans les opérations de maintien de l’ordre. De l’ordre colonial bien entendu !

Mais le colonialisme non plus, on n’en parle pas. Le débarquement à Sidi Ferruch le 14 juin 1830 ? Certes l’affaire du coup d’éventail reçu par le consul Duval est reconnue pour ce qu’elle est, un prétexte ! Non, Alger est un repaire de Barbaresques qui se livrent au commerce des esclaves et, condamnation sans appel, d’esclaves blancs. Parce que quand il s’agit de noirs on est moins regardant et la Traite des Nègres à laquelle s’est livrée la France pendant des siècles est une peccadille !

Les Européens viennent mettre en valeur un pays laissé à l’abandon par les autochtones qu’au demeurant l’armée française a libéré des Ottomans et de leurs janissaires. Ils sont très bien les colons, respectueux des premiers occupants, de leur religion, de leur mode de vie, de leur identité… Ils ne sont quand même pas accueillis à bras ouverts et il faudra attendre 1847 pour obtenir la reddition d’Abd el-Kader.

Les événements de Sétif et de Guelma le 8 mai 1945 ? Ce n’est pas si dramatique qu’on l’a dit. Européens et Maghrébins auraient dû fêter en communion la victoire sur le nazisme. Quelle idée de poser alors la question de l’indépendance de l’Algérie ?

Oui, pourquoi les Arabes et les Kabyles voulaient cette indépendance ? Ils n’étaient pas bien avec tout ce que la France leur apportait en matière de civilisation ? Il faut croire que ces populations sont masochistes !

Ah, la Légion qui défile à Sidi Bel-Abbès ! Elle le fait dans un ordre parfait qui inspire la confiance. C’est que dans ce pays on a quand même besoin en permanence de la force armée et ça date de la conquête de l’Algérie !

L’histoire va s’accélérer en 1954. Oui, le terrorisme aveugle c’est atroce mais pourquoi ne s’est-on pas interrogé sur ce qui l’engendrait ?

Du coup d’Etat ramenant De Gaulle au pouvoir en 1958 aux journées des barricades à Alger en 1960 jusqu’au putsch manqué d’avril 1961 on assiste aux soubresauts d’une guerre qui n’en finit pas.

Pourtant le 19 mars 1962 c’est le cessez-le-feu, quelque chose d’insupportable pour la majorité des Pieds Noirs qui le 26 mars répondent à un mot d’ordre de l’OAS et se font massacrer dans la rue d’Isly. Ce jour là j’étais à Géryville, j’ai été témoin de violences faites aux Algériens qui manifestaient leur joie par des militaires d’origine Pied Noir qui n’acceptaient pas cette évolution des choses.

L’exode ? Oui c’était sûrement douloureux mais pouvait-on s’empêcher de penser qu’il aurait fallu d’autres rapports entre les communautés que celles qui avaient prévalu pendant cent trente deux ans de colonialisme dont huit d’une guerre atroce et quelques mois d’une politique de terre brûlée pratiquée par l’OAS, à Oran notamment ?

Les harkis ? Mais dans quelle galère les avait-on embarqués ? Pauvres gens qui se sont fait avoir par ceux là même qui prétendaient les défendre ! J’ai connu le camp du Plô de Mailhac à Saint-Pons-de-Thomières. On y avait reproduit les mêmes mentalités que sous la domination coloniale ! On ne gagne jamais rien à se soumettre à celui qui vous domine !

Je ne suis pas de ceux qui ont porté De Gaulle sur les fonts baptismaux et je rappelle que sous son autorité la guerre a duré plus de temps que sous tous les autres dirigeants de la République. Que voulait-on de plus ? Continuer la guerre ?

Le retour, au cours de voyages du souvenir, de Pieds Noirs en Algérie a encore des relents de racisme. Sans eux c’est la ruine ! Et n’oublions pas non plus cette appréciation d’un Pied Noir qui a choisi l’Espagne pour s’y installer après l’indépendance de l’Algérie « On a été bien accueillis par Franco ! »

Je crois sincèrement qu’il n’y a pas de dialogue possible avec des gens qui n’ont rien appris et rien oublié !


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