Une tribune pour les luttes

CIP-IDF

Dette et austérité, le modèle allemand du plein emploi précaire

"La fabrique de l’homme endetté, Essai sur la condition néolibérale", de Maurizio Lazzarato

Article mis en ligne le dimanche 25 mars 2012

Introduction aux traductions Italienne, Allemande et Japonaise de La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, de Maurizio Lazzarato

A lire avec les liens
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Introduction aux traductions Italienne, Allemande et Japonaise de La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, de Maurizio Lazzarato

Mercredi 21 mars 2012


« L’endettement de l’État était, bien au contraire, d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’État, qui était l’objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit [1]. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes d’État... »

Karl Marx, Les luttes de classes en France.

« Les sorties de crise se font en dehors des chemins tracés par le FMI. Cette institution propose toujours le même type de contrat d’ajustement fiscal qui consiste à diminuer l’argent qu’on donne aux gens - les salaires, les pensions, les aides publiques, mais également les grands travaux publics qui génèrent de l’emploi - pour consacrer l’argent économisé à payer les créanciers. C’est absurde. Après 4 ans de crise on ne peut pas continuer à prélever l’argent aux mêmes. Or c’est exactement ce qu’on veut imposer à la Grèce ! Tout diminuer pour donner aux banques. Le FMI s’est transformé en une institution chargée de protéger les seuls intérêts financiers. Quand on est dans une situation désespérée, comme l’était l’Argentine en 2001, il faut savoir changer la donne . »
Roberto Lavagna, ancien ministre argentin de l’Economie entre 2002 et 2005.

Moins de vingt ans après la « victoire définitive sur le communisme » et quinze ans depuis « la fin de l’histoire », le capitalisme est dans l’impasse. Depuis 2007 il vit sous perfusions de sommes astronomiques d’argent public. Malgré cela, il tourne à vide. Au mieux, il se reproduit en achevant avec rage ce qui subsiste des conquêtes sociales des deux derniers siècles. Depuis la « crises des dettes souveraines », il exhibe le spectacle pour partie hilarant de son fonctionnement. Les normes de « rationalité » économiques que les « marchés », les agences de notations et les experts imposent aux Etats pour sortir de la crise de la dette publique sont celles-là mêmes qui ont causé la crise de la dette privée (à l’origine de celle de la dette publique). Les banques, les fonds de pensions et les investisseurs institutionnels exigent des Etats la mise en ordre des bilans publics, alors qu’elles détiennent encore des milliards de titres pourris, fruits de leur politique de remplacement des salaires et des revenus par des crédits [2]. Après avoir noté AAA des titres qui aujourd’hui ne valent rien, les agences de notation prétendent, contre toute évidence, détenir la bonne évaluation et la juste mesure économique [3].

Les experts (professeurs d’économie, consultants, banquiers, commis d’Etat, etc.) - dont l’aveuglement sur les ravages que l’autorégulation des marché et la concurrence produisent sur la société et la planète est directement proportionnel à leur servitude intellectuelle - ont été catapultés dans des gouvernement «  techniques » qui rappellent irrésistiblement les « comités d’affaire de la bourgeoisie ». Il s’agit moins de « gouvernements techniques » que de nouvelles « techniques de gouvernement », autoritaires et répressives, en rupture avec le «  libéralisme » classique.

La palme du ridicule revient sans doute aux médias. L’« information » des journaux télévisés et les talk shows expliquent que «  la crise c’est de votre faute, vous partez trop tôt à la retraite, vous vous soignez sans modération, vous ne travaillez ni aussi longtemps ni aussi intensément qu’il le faudrait, vous n’êtes pas suffisamment flexibles et vous consommez trop. Finalement, vous êtes coupables de vivre au dessus de vos moyens ».
Pour sa part, la publicité qui alterne avec les discours culpabilisants des économistes, des experts, des journalistes et des hommes politique énonce exactement l’inverse : « Vous êtes absolument innocents, vous n’avez aucune responsabilité ! Aucune faute et aucune culpabilité n’entachent votre âme. Vous méritez tous, sans exception, les paradis de nos marchandises. Il est même de votre devoir de consommer de manière compulsive ».
Les « ordres » et les injonctions des sémiotiques signifiantes de la culpabilité [4] et celles des sémiotiques iconiques et symboliques de l’innocence se télescopent. Morale ascétique du travail et de la dette et morale hédoniste de la consommation de masse se contredisent ouvertement, sans plus se composer.

Plus qu’à une sortie de crise, toute cette agitation ressemble à un cercle vicieux dans lequel le capitalisme semble bien empêtré. La vision de nos élites ne dépassant jamais leur porte monnaie, il faut s’attendre au pire. La férocité avec laquelle les gouvernements techniques et les autres poursuivent le remboursement de la dette et la défense de la propriété privée ne recule devant rien. Selon le New-York Times, les représentant de banques et de fonds créditeurs de la dette grecque ont été tenté de porter plainte auprès de la Cours européenne des droits de l’homme ; l’Etat grec violerait les droits fondamentaux car « property rights are human rights »). Même la récession et la dépression (Grèce), sont des maux mineurs face à l’éventualité de ne pas tenir la promesse de s’acquitter de la dette. Dans une interview récente, le président de la BCE propose, avec le cynisme thatchérien d’usage, des recettes qui non seulement ont causé la crise, mais qui ne peuvent que l’aggraver : baisser les impôts pour enrichir les riches et réduire les dépenses sociales pour appauvrir les pauvres.

Les hommes politiques ne sont plus que des comptables et des «  fondés de pouvoir » du capital. Sarkozy a proposé que les recettes pour payer « les intérêts de la dette grecque soient déposés sur un compte bloqué, qui garantirait ainsi que les dettes de nos amis grecs seront réglées ». Favorable à cette idée, Angela Merkel a estimé que cela permettrait d’être « sûr que cet argent sera durablement disponible. »
S’il y a une constante dans le capitalisme c’est l’état de guerre auquel le libéralisme conduit de façon quasi « automatique ». La guerre inter-capitaliste semble aujourd’hui moins intense que celle que chaque capital national mène contre son ennemi intérieur. En désaccord sur comment se partager le gâteau de l’exploitation mondiale, les différents capitalismes convergent sur la manière de l’intensifier à l’échelon de chaque Etat.

Pour sortir de la crise, le temps est donc aux « réformes » de structure : régulation de la finance ? Redistribution de la richesse ? Réduction des inégalités, de la précarité, du chômage ? Fin de l’« assistance » scandaleuse de l’Etat Providence voire des cadeaux fiscaux aux riches et aux entreprises ? Les « réformes de structure » envisagées et mises en œuvre sont au nombre de deux : restructuration drastique du marché de l’emploi accompagnée de réduction des salaires et de vigoureuses coupes dans les dépenses sociales en commençant, comme toujours, par l’assurance chômage [5]. Le modèle de référence est allemand. Lors d’une récente prestation télévisuelle, Sarkozy [6] a cité 9 fois l’exemple de l’Allemagne et le gouvernement « technique » de Mario Monti est sous le charme de la nouvelle « dame de fer » dont il reçoit directement les « conseils » (des ordres).

Le modèle allemand

Depuis 10 ans, l’Allemagne poursuit des politiques de flexibilisation et de précarisation du marché de l’emploi et de coupes sombres dans le Welfare State. Au parlement européen Daniel Cohn-Bendit a interpellé Angela Merkel : « Comment est-il possible qu’un pays riche comme l’Allemagne ait 20% de pauvres » [7]. L’ex–soixante-huitard est-il naïf ou amnésique ? Plutôt hypocrite et cynique puisque c’est le gouvernement «  rouge–vert » de Schröder qui, entre 2000 et 2005, a introduit l’essentiel des lois à l’origine de la situation actuelle : celle d’un «  plein emploi précaire » qui a opéré la transformation des chômeurs et des «  inactifs » en une masse impressionnante de «  travailleurs pauvres ».
Un peu d’histoire et quelques données sont nécessaires pour mettre en lumière les misères d’un modèle allemand que la Troïka ( Europe, FMI et BCE) est en train d’imposer à tous les pays européens.

Entre 1999 et 2005 le gouvernement «  rouge–vert » a mené, en s’appuyait sur le slogan "Fördern und fordern"("promouvoir et exiger"), quatre réformes de l’assurance chômage et du marché de l’emploi (les quatre Lois Harzt), chacune étant particulièrement catastrophique.

En janvier 2003, la loi Harzt II introduit les contrats « Mini–job » qui constituent une sorte de travail au noir légalisé (ils exonèrent les employeurs des cotisations sociales et n’assurent aux employés ni assurance-chômage ni retraite) et « Midi–job » au salaire de 400 à 800 euros par mois, en incitant tout le monde à devenir « entrepreneur » de sa propre misère.

En janvier 2004 la loi Hartz III restructure les agences nationales et fédérales pour l’emploi en vue d’intensifier le contrôle et le suivi des comportements et de la vie des travailleurs pauvres. Une fois préparés ces dispositifs de gouvernement des travailleurs pauvres, le gouvernement rouge–verts approuve une série de lois pour les « produire ».

Entrée en vigueur le 1er janvier 2005, la loi Hartz IV prévoit :
* la réduction de la durée des indemnités de trois ans à maximum un an, le durcissement des conditions d’accès et l’obligation d’accepter tout emploi proposé. Pour ouvrir des droits à l’assurance chômage, il faut désormais avoir été employé pendant douze mois au cours des deux années précédant la perte d’emploi. Après un an d’allocations chômage, le chômeur perçoit l’aide sociale (équivalent du RSA) de 374 euros. Un rapport de l’Agence fédérale pour l’emploi indique qu’un travailleur sur quatre qui perd son emploi touche directement l’aide sociale (Arbeitslosengeld II : ALG II) plutôt que l’indemnité chômage (ALG I). Les raisons tiennent à la nature de l’emploi que le travailleur vient de perdre : précaire ou mal payé.
* la réduction des indemnités versées aux chômeurs de longue durée qui refuseraient d’accepter des emplois en dessous de leur qualification.
* les chômeurs doivent accepter des postes pour un salaire de 1€ de l’heure (additionnel à l’allocation chômage qu’ils perçoivent).
* la possibilité de réduire les allocations des chômeurs qui possèdent des économies et pour cela un droit d’accès aux comptes bancaires des «  assistés » ; la possibilité également de décider du standard de l’appartement de l’« assisté » et d’exiger, le cas échéant, un déménagement.

On estime à 6,6 Millions de personnes - dont 1,7 millions d’enfants - les bénéficiaires de l’aide sociale d’Hartz IV. Les 4,9 millions d’adultes sont en réalité des travailleurs pauvres employés moins de 15 heures par semaine. En mai 2011, les statistiques officielles faisaient désormais état de 5 millions de Minijobs, avec une augmentation de 47,7% devancé par un boom de l’intérim qui atteint 134%. Ces formes de contrats sont également très répandues chez les retraités : 660 000 d’entre eux combinent leurs pensions à un Minijob [8]. Une partie importante de la population, 21,7 %, est employée à temps partiel en 2010.

L’équivalent de l’Insee en France, le bureau Destatis a mesuré l’augmentation de la précarité et des formes qu’elle recouvre : entre 1999 et 2009, toutes les formes de travail atypiques se sont accrues d’au moins 20% [9]. Les plus touchés sont les familles monoparentales (les femmes) et les seniors. Dans les conditions du plein emploi précaire, le taux officiel de chômage affiché comme une marque du « miracle économique allemand » ne signifie pas grand chose !

En expansion rapide, cette armée de travailleurs pauvres n’est pas composée exclusivement d’employés à statut précaire mais aussi de travailleurs en CDI et à temps complet. En août 2010, un rapport de l’Institut du travail de l’université de Duisbourg - Essen a en effet établit qu’en Allemagne plus de 6,55 millions de personnes touchent moins de 10 euros brut de l’heure - soit 2,26 millions de personnes en plus en 10 ans. Ce sont en majorité d’anciens chômeurs que le système Hartz a réussi à "activer" : des moins de 25 ans, des étrangers et des femmes (69% du total).
En outre, 2 millions d’employés gagnent Outre-Rhin moins de 6 euros de l’heure et en ex-RDA, ils sont nombreux à vivre avec moins de 4 euros par heure, c’est-à-dire moins de 720 euros par mois pour un temps complet. Résultat, les travailleurs pauvres représentent près de 20 % des employés allemands.

Pendant la crise financière le gouvernement a massivement recouru au chômage partiel qui permet aux entreprises de ne verser que 60 % de la rémunération normale aux salariés et de ne payer que la moitié des cotisations sociales.
Autre résultat du tournant engagé par Schröder, depuis 2002, : la part des salaires a baissé de 5% du PIB.
Le changement introduits par les « rouge–verts » sont qualitatifs : après des années de développement chaotique et sauvage de la précarité, des sous – emploi et de sous–salaires, il était temps d’introduire une régulation et une rationalisation de la pauvreté et de la précarité, en constituant un « véritable » et marché de l’emploi des «  gueux », « cohérent », il poussera aussi les mieux employés à la flexibilité et à la raison économique. C’est l’ensemble de la population, précaires, travailleurs pauvres, travailleurs qualifiés qui devient flottante, disponible à la flexibilité permanente. Les différentes composantes de la « force de travail » sociale sont désormais une simple variable d’ajustement de la conjoncture économique.

Le programme « rouge–vert » porte bien son nom, « Agenda 2010 » [10], et dix ans après la première loi Hartz les résultats sont meurtriers. Et il ne s’agit pas là d’une métaphore ! L’espérance de vie des plus pauvres – ceux qui ne disposent que des trois-quarts du revenu moyen – recule en Allemagne ; pour les personnes à bas revenus, elle est tombée de 77,5 ans en 2001 à 75,5 ans en 2011 selon les chiffres officiels ; dans les Lander de l’Est du pays, c’est pire, l’espérance de vie est passée de 77,9 ans à 74,1 ans.

L’Allemagne est le premier pays d’Europe à suivre les USA sur la voie du progrès libéral. Encore deux décennies d’efforts pour «  sauver de régime de retraites » et la mort coïncidera avec l’âge de la retraite [11]. La guerre interne a aussi ses « frappes chirurgicales » ciblées. Toute chose égale par ailleurs, dans l’ancienne Allemagne de l’Est l’espérance de vie tomberait à 66 ans, juste avant les 67 ans du droit à la retraite. «  Mors tua, vita mea » ! (ta mort c’est ma vie). Qu’importe ! l’économie est saine, les « agences » la notent bien, les créditeurs s’empiffrent et l’espérance de vie de la partie la plus riche de la population continue de progresser.

Il faut dire un mot de Peter Hartz, qui est à l’origine des lois sur l’assurance chômage et l’aide sociale. Sa condamnation à deux ans de prison avec sursis et à une amende de 576 000 euros, est un exemple de la « corruption » consubstantielle au modèle néo–libéral. Peter Hartz, ancien directeur des ressources humaines de Volkswagen et grand moralisateur des « Anspruchdenker » (des « profiteurs du système »), a reconnu avoir versé à Klaus Volkert, syndicaliste de l’IG Metall et ancien président du comité d’entreprise du constructeur automobile, diverses primes, pour payer des prostituées et des voyages exotiques. Klaus Volkert, quant à lui, a été renvoyé devant les tribunaux pour incitation à l’abus de confiance, au même titre que l’ancien directeur du personnel, Klaus-Joachim Gebauer, accusé de complicité.

Faire de la pauvreté et de la précarisation une variable stratégique de la flexibilité du marché de l’emploi telle est la politique mise en œuvre en Italie, en Portugal, en Grèce, en Espagne [12], en Angleterre et en Irlande.

La « réforme » du marché de l’emploi que le gouvernement «  technique » italien est en train d’organiser s’inspire directement du modèle Allemand. Le Ministre du Travail et du Welfare, Fornero, le dit très clairement dans la Stampa le 4 mars. La lecture de la réalité dramatique vécue par une majorité de salariés et de la population allemande dans la novlangue dans laquelle s’exprime la « gouvernance » est un chef d’œuvre d’hypocrisie et de langue de bois : «  L’exemple le plus proche d’une reforme générale du marché du travail et de la protection sociale – si on excepte le processus entamé récemment par l’Espagne - nous est offert par les interventions réalisées en Allemagne il y a dix ans quand le pays était considéré comme le « malade de l’Europe », incapable de croître faute de dépasser le poids de la réunification. Les reformes allemandes ont concerné tous les aspects du marché du travail et du Welfare : amélioration des instruments de formation professionnelle, soutien à la participation au marché du travail et à l’emploi, même partiel, des couches sociales moins favorisées ; liaison plus forte entre la jouissance de traitements particuliers et l’effectivité de l’action de requalification et de recherche de travail ; développement de l’activité de centres pour l’emploi ; introduction de plus de flexibilité aussi bien à travers de nouveaux types de contrats qu’à travers la négociation entre entreprise et travailleur » .

Sous le chantage de la dette, l’Etat veut achever le passage entamé dans les années 80 du welfare (droits et services sociaux) au workfare (subordination des politiques sociales à la disponibilité et à la flexibilité d’un plein emploi précaire). Le tournant autoritaire du néo–libéralisme est en train d’en finir avec le « modèle social européen », car, comme affirme l’inénarrable Mario Draghi, on ne peut plus se permettre de « payer les gens sans travailler ».

Le RSA français, produire le "travailleur assisté"

La France est elle aussi engagée sur ce terrain, même si les résultats ne sont pas si éclatants qu’en Allemagne. Grâce encore une fois à un homme de centre gauche, Martin Hirsch, embauché cette fois par un président de droite, on expérimente la transformation d’un maigre droit au revenu, le RMI, revenu minimum d’insertion, 417 euros par personne, en machine à fabriquer des travailleurs pauvres, avec le RSA, revenu de solidarité active.
C’est avec les techniques de gouvernement des pauvres que l’on expérimente des dispositifs de pouvoir et de contrôle dont on étend ensuite l’emprise sur l’ensemble de la société. Mais cela semble laisser indifférents la gauche et les syndicats.

L’instauration du RSA prolonge et amplifie le dépassement des dualismes fordistes à l’oeuvre depuis plus de trois décennies. Les dualités chômage/emploi, salaire/revenu, droit du travail/droit de la sécurité sociale, loi/contrat ne tiennent plus et le RSA organise désormais leur imbrication et leur agencement sous la figure du travailleur pauvre. A simplement considérer la hausse phénoménale du nombre de "chômeurs en activité à temps réduit" (près de 40% des chômeurs indemnisés par l’assurance chômage, par exemple), c’est à dire inscrits comme chômeurs, indemnisés à ce titre par tel et ou tel dispositif et employés par une ou des entreprise, la dislocation de ce dualisme et de ses frontières était déjà amplement manifeste. Pour sa part, le RSA institue un nouveau statut pérenne du travailleur assisté où se cumulent salaires d’activité et une fraction du revenu de « solidarité ». Poursuivant le brouillage entre les figures du « salarié » et de l’«  assisté », rendant caduques les frontières entre emploi, chômage et aide sociale, ou entre droit du travail et droit de la sécurité sociale, le RSA conditionne un énième segment du marché de l’emploi, une nouvelle norme du sous–emploi et du sous–salaire. L’adoption de ce dispositif signe implicitement l’abandon officiel de l’objectif du plein emploi et la mise en place d’une politique de la «  pleine activité » conçue comme une activité pour tous, indépendamment de la durée et de la qualité de l’emploi.

Avec le RSA, on est passé d’une logique statuaire et institutionnelle qui, à l’époque du RMI - malgré diverses exclusions, de catégories d’étrangers, des moins de 25 ans, et un très économique calcul du revenu sur la base du ménage - restait celle des droits égaux pour tous, à une logique contractuelle et discrétionnaire où chaque allocataire doit signer un contrat qui conditionne le maintien des droits et qui cible chaque situation particulière. Le RSA approfondit le propre de toute politique sociale néo-libérale : l’individualisation. Le contrat d’insertion est un hybride de la «  loi » et du « contrat » qui, selon Alain Supiot, ne signifie pas l’égalité et l’autonomie des contractants mais l’affirmation d’une asymétrie de pouvoir : « Leur objet (du contrat d’insertion) n’est pas d’échanger des biens déterminés, ni de sceller une alliance entre égaux, mais de légitimer l’exercice d’un pouvoir », puisque le contractant est obligé de signer pour obtenir que l’allocation lui soit versée. On passe d’une logique de droits qui institue un «  ayant droit » à un dispositif qui conditionne l’allocation à un engagement subjectif dont la première épreuve est constituée par un « travail sur soi » à fournir pour «  être disponible » aux sous emplois et aux sous–salaires. Le RSA opère un renversement de la logique de l’aide sociale, c’est-à-dire un renversement de la « dette ». Il bouche la brèche que le RMI avait ouvert dans le droit de la sécurité sociale : une allocations indépendante de «  l’emploi » et sans «  contrepartie » directe.

De façon ambiguë, le RMI affirmait une dette de la «  nation » envers les « citoyens les plus démunis » : «  Aux termes des débats parlementaires (loi RMI), malgré la persistance de positions opposées sur le sens du contrat et l’adoption d’un texte de compromis, la volonté du législateur de rompre avec la demande de contrepartie dans l’assistance était sans ambiguïté : l’insertion était un droit, et sa mise en œuvre engageait l’institution d’abord envers elle–même. Du point de vue de l’allocataire, l’insertion était un objectif et non un préalable au versement de l’allocation » (Nicolas Duvoux). Le RSA , au contraire, a comme objectif d’indexer l’allocation à un sous–emploi, à la disponibilité à l’employabilité et à un contrat d’insertion. Il n’institue pas seulement le « travailleur » pauvre, mais aussi sa culpabilité, puisque ce dernier est tenu, implicitement ou explicitement selon les cas, pour responsable de sa condition et donc comme étant en dette vis-à-vis de la société et de l’Etat.

A chaque changement des phase économico–politique on trouve toujours l’Etat et ses administrations au commandement des opérations. De la même manière qu’il a initié et favorisé les politiques néo-libérales du crédit dans les années 80 et 90, c’est à l’Etat que revient l’organisation de leur continuité sous les nouvelles formes autoritaires et répressives du remboursement de la dette et de la figure de l’homme endetté [13].
Une autre illusion de la gauche tombe, celle d’opposer à la logique de la propriété privée du marché une sphère publique étatique. Il n’y a ni autonomie du politique, ni neutralité de l’Etat. Ses administrations agissent en profondeur sur l’économie, la «  société » et les subjectivités, comme le démontre de façon paradigmatique la construction du marché de l’emploi et sa restructuration permanente.


Crise de la finance ou crise du capitalisme ?

Il s’agit pourtant moins de montrer la toute puissance du capitalisme que de relever sa faiblesse dans le moyen et long terme. Si les contre–réformes structurelles vont toucher dramatiquement une grande partie de la population, elles ne tracent aucune sortie de crise. Les experts, les marchés, les agences de notation et les hommes politiques, ne sachant où aller ni comment approfondissent les politiques néo–libérales de production et d’intensification des différences de classe qui sont la vraie origine de la crise.

La machine capitaliste s’est emballée, non pas parce que elle n’est pas bien régulée, non pas parce qu’il y aurait des excès ou parce que les financiers sont avides, etc.. (laissons ces illusions à la « gauche » régulatrice !). Tout ça est vrai mais ne saisit pas la nature de la crise actuelle qui n’a pas commencé avec la débâcle financière. Cette dernière est plutôt le résultat de la faillite du programme néo-libéral (faire de l’entreprise le modèle de toute relations sociale) et de la résistance que la figure subjective qu’il cherchait à imposer (le capital humain ou l’entrepreneur de soi [14]) a rencontré. C’est cette résistance, même passive, qui, en entravant la réalisation du programme néo–libéral, a transforme le crédit en dette. Si le crédit et l’argent manifestent leur nature commune d’être des « dettes », c’est que l’accumulation est bloquée, incapable d’assurer de nouvelles rentabilités et de produire de nouvelles formes d’assujettissement.

Aux USA, entre 2001 et 2004, une croissance de 10% du PIB a été possible uniquement parce que des mesures de relance de l’activité ont injecté 15,5 points de PIB dans l’économie : une baisse d’impôts pour 2,5 points de PIB, un crédit immobilier passé de 450 à 960 milliards (1300 avant la crise de 2007), des dépenses publiques qui ont augmenté de 500 milliards .

A l’orée du XXIe siècle, l’Allemagne était dans une situation similaire. La croissance du PIB allemand entre 2000 et 2006 a été de 354 milliards d’euros. Mais si on la compare aux chiffres de la dette sur la même période (342 milliards) on peut aisément constater que le résultat réel est une « croissance zéro ».

Mais c’est le Japon qui, depuis que la bulle immobilière a explosé dans les années 90 et que la dette, pour renflouer le système bancaire à a son tour explosé, est le premier entré dans une » croissance zéro » qui cette année tourne à la récession. Le Japon montre mieux que d’autres pays, la nature de la crise contemporaine. Il ne faut pas chercher les raisons de l’impasse du modèle néo-libéral seulement dans les contradictions économiques, pourtant très réelles, mais aussi et surtout dans ce que Guattari appelle une « crise de la production de subjectivité » [15].

Le «  miracle japonais » a été capable de forger une force de travail collective et une force sociale « très intégrée au machinisme » (Guattari), mais il semble tourner à vide, pris lui aussi comme c’est le cas de tous les pays développés, dans les rets de la dette et ses modes de subjectivation. Le modèle subjectif «  fordiste » (emploi à vie, un temps uniquement dédié à l’emploi, la fonction de la famille et de sa division patriarcale des rôles, etc.) est épuisé et on ne sait par quoi le remplacer.

La crise de la dette ce n’est pas une folie de la spéculation, mais la tentative de maintenir en vie un capitalisme déjà malade. Le « miracle économique » allemand est une réponse régressive et autoritaire aux impasses qui s’étaient manifestés dès avant 2007. C’est pour cette raison que l’Allemagne et l’Europe sont aussi féroces et inflexibles avec la Grèce. Non seulement parce que « I want my money back » (l’argent des créditeurs), mais aussi et surtout, parce que la crise financière ouvre une nouvelle phase politique où le capital ne peut plus compter sur une «  promesse de richesse future » pour tous comme dans les années 80. Il n’a plus à disposition les miroirs aux alouettes de la « liberté » et de l’ « indépendance » du capital humain, ni ceux de la société de l’information ou du capitalisme cognitif. Pour parler comme Marx il ne peut compter que sur une extension et un approfondissement de la [« plus value absolue » [16], c’est-à-dire sur un allongement du temps de travail, une augmentation du travail non rémunéré, des bas salaires, des coupes dans tous les services, des conditions de vie et d’emploi précaire, la diminution de l’espérance de vie.

L’austérité, les sacrifices, la fabrication de la figure subjective du débiteur, ne constituent pas un mauvais moment à passer en vue d’une « nouvelle croissance » mais bien des techniques de pouvoir. Un autoritarisme qui n’a plus rien de « libéral » peut seul garantir la reproduction de rapports de pouvoir. Le gouvernement du plein emploi précaire et la rançon du payement de la dette nécessitent l’intégration de pans entiers du programme de l’extrême droite dans le système politique démocratique.

La résistance passive qui n’a pas intégré le programme néo–libéral s’est, depuis 2007, diversement engagée et représente le seul espoir d’échapper aux techniques de pouvoir des gouvernements par la dette. Face à la foire aux horreurs des plans d’austérité imposée à la Grèce, chacun devrait bien admettre que, d’une façon ou d’une autre, « de te fabula narratur » ! (c’est bien de toi dont on parle).

Notes :

[1] Il en est de même aujourd’hui pour diverses caisses "sociales", voir par exemple : Unedic, les mobiles du crime.

[2] Voir : La crise des subprimes est une crise de la gouvernementalité néo-libérale, et non une incapacité à réguler la monnaie .

[3] Une banque a étudié un échantillon de 2 679 titres ; sur les 17 000 titres adossés à des prêts immobiliers notés par S&P., 99 %, étaient notés AAA à l’émission, mais 90 % ont aujourd’hui des notes décourageant l’investissement, « non-investment grade. »

[4] Un mode de rémission du péché d’existence : STratégie de Recherche d’emploi (STR), l’usinage sémiotique des chômeurs par Pôle emploi et ses prestataires.

[5] Refondation sociale patronale : Le Pare, une entreprise travailliste à la française.

[6] Abjecte sarkophagie travailliste : « Le travail, c’est la liberté, le plein emploi est possible ».

[7] Les statistiques disent 14,5% de pauvres, ce qui en soi est déjà une performance. Il est notable que les chiffres de la pauvreté ne diminuent pas avec la « croissance », au contraire. Ce qui en dit long sur la nature de cette dernière.

[8] S’ils ne représentent que 3% de l’ensemble des plus de 65 ans en terme de stock, le flux embauche/débauche sous ce régime est en augmentation constante, le nombre de contrat mini job a augmenté de plus de 58% en dix ans. En 2007, le gouvernement allemand a d’ailleurs relevé l’âge légal de la retraite de 65 à 67 ans, alors que l’âge effectif de départ à la retraite est de 62,1 ans pour les hommes et de 61 ans pour les femmes, cela entraine une précarisation accrue et une baisse effective du niveau des prestations.

[9] Le 11 janvier 2012, Destatis publie, "Ombres et lumière sur le marché du travail", on peut y lire : "le nombre d’emplois dits atypiques - à temps partiel de moins de 20 heures par semaine, incluant les activités marginales, les emplois temporaires et l’intérim - a augmenté de 3,5 millions de 1991 à 2010, tandis que le nombre d’actifs disposant d’un emploi régulier a chuté de près de 3,8 millions "

[10] La sociale–démocratie allemande, après s’être convertie à l’économie sociale de marché (l’ordo–libéralisme) à l’après guerre, se converti au néo–libéralisme lors du congrès du 1er juin 2003 durant lequel 80% des délégué approuvent cet Agenda 2010. Le 15 juin 2003 le congrès des Verts adopta avec une majorité d’à peu près 90% des délégués un programme qui prévoit lui aussi la retraite par capitalisation, la privatisation des services publiques, etc.

[11] Un tract diffusé lors de la mobilisation contre la réforme des retraites en 2010 Retraite : à 95 ans, je n’aurai pas mes trimestres ; on pourra lire également Les grèves de l’automne 2010. Réémergence et perspectives de recomposition d’un antagonisme de classe .

[12] L’Europe s’achemine à marche forcée vers le modèle américain du licenciement libre. Le gouvernement espagnol a approuvé le 10 février des lois qui suivent toujours la même logique : facilité de licenciements, réduction des indemnisations chômage et réduction des salaires. Les indemnités chômage (45 à 33 jours par année travaillée) passent d’un maximum de 42 à 24 mensualités. Les licenciements pour cause économique dont les indemnités (20 jours par année travaillée) ont été plafonnées à un maximum de 12 mensualité sont facilités : il suffit que l’entreprise ait trois trimestres consécutifs de baisses de ventes, même si elle fait des profits. Les entreprises peuvent imposer des baisses unilatérales de salaire, après trois trimestres de baisse de ventes. Le refus entraine le licenciement.

[13] On peut écouter à ce propos : Sonore : La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale.

[14] La personne devient une entreprise, note sur le travail de production de soi, André Gorz.

[15] Voir De la production de subjectivité, de Félix Guattari.

[16] Voir Le Capital - Livre premier, Le développement de la production capitaliste, III° section : la production de la plus-value absolue, K. Marx.

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Vos commentaires

  • Le 23 mars 2012 à 15:03, par Christiane En réponse à : L’Allemagne bientôt plus compétitive que le Bangladesh ?

    http://www.bastamag.net/article2229.html

    Travailleurs pauvres
    L’Allemagne bientôt plus compétitive que le Bangladesh ?

    Par Rachel Knaebel

    (23 mars 2012)

    Les études se suivent et se ressemblent en Allemagne, et montrent à quel point la précarité s’étend dans la population. Mi-mars, l’Institut allemand sur le travail (IAQ) soulignait encore la progression des bas salaires dans le pays : près d’un salarié sur quatre, soit quelque 8 millions de personnes, gagnait moins de 9,15 euros brut de l’heure en 2010. Donc moins que le Smic horaire français (9,22 euros) ! 4 millions d’entre eux travaillaient même pour moins de 7 euros brut, et 1,4 million pour moins de 5 euros… Cette main-d’œuvre ultracompétitive est en passe de concurrencer les salariés chinois !

    (...)

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