Une tribune pour les luttes

Voyages d’un « Ours Brun »

Témoignage

Article mis en ligne le samedi 28 avril 2012

Un soir d’été, loin de la maison familiale, j’appris par dépêche de ma mère que je devais continuer mes études supérieures en Russie. Instantanément, je fus pris de peur et de satisfaction. Pour tout dire, mes sentiments étaient mêlés et je redoutais l’inconnu : le sacrifice consenti par mes parents pour mon éducation à la fois m’enchantait et me conférait une grande responsabilité.

J’allais, pour la première fois, quitter mes proches, pour une durée plus ou moins indéterminée. Les jours et les nuits passaient à une vitesse folle. J’appréhendais mon futur voyage, mais cachais à mes proches mon embarras. En vérité, depuis la classe de seconde, j’étais souvent absent de la maison, mais jamais pour une aussi longue période ou un aussi grand voyage.

Mon départ fut prévu pour le 3 novembre 1996, à l’aéroport de Douala, la capitale économique du Cameroun. J’étais anxieux, triste, déchiré, perturbé, traumatisé ... : l’idée de quitter les miens me faisait mourir. Mais je savais qu’en refusant de couper le cordon ombilical je décevrais mes parents.
La veille de mon voyage, il y eut une réunion de famille au cours de laquelle je reçus la bénédiction et les conseils des uns et des autres. Le moment fut particulièrement émouvant.
Puis vint le jour tant attendu. Personne n’avait eu la possibilité de m’accompagner à l’aéroport et, dans ma ciboule perturbée, tout se mélangeait. Tenant l’album photo de ma famille et me sentant bien seul dans la foule hétérogène, je ne pus retenir mes larmes. Ce ne fut que le début d’un long et interminable calvaire.

Je pris mon vol pour Moscou. Durant le vol, nous fîmes escale à Malte et c’est là que je fis un constat amer. Le simple fait d’être « Noir » alertait de manière significative les services de sécurité. C’était la première fois que je me rendais compte de ma différence. J’avais vécu avec des Blancs, des Noirs, des Jaunes et des Rouges, mais je n’avais jamais été mis à l’index. En ce qui me concerne, je ne voyais que des Hommes ! La culture et l’éducation que j’avais reçues n’avaient pas attiré mon attention sur la différence raciale. D’ailleurs, pour moi, nous étions tous des Hommes et la couleur de la peau n’avait pas d’importance. Qu’un mouton soit blanc, noir, beige, roux, ... on ne fait pas de différence !!! Ce sont des moutons ! La logique des choses m’imposait une telle conception.

Après une escale de deux heures et demie, je repris ma place en classe économique à bord d’un avion soviétique dont le confort était comparable à celui des vieux avions de l’armée de l’air irakienne pendant la guerre du Golfe. Nous arrivâmes à Moscou et mon passeport fut soumis à une inspection de près de deux heures. Quand je voulus savoir ce qui se tramait, je fus confronté à la barrière linguistique. Le soldat qui m’avait interpellé me fit comprendre dans un anglais approximatif et limité, mais d’un
ton décisif et sévère, qu’il en avait assez de laisser des singes entrer et gambader dans son pays. De plus, il m’apprit que j’étais soupçonné d’être un trafiquant de faux passeports. J’étais abasourdi ! Je croyais rêver. Il ne voulait rien entendre. Aucune question ne me fut posée et j’attendais la décision de son supérieur hiérarchique. Il m’autorisa à m’asseoir et, pendant l’attente, je me remis aux prières, demandant l’intercession de l’Être suprême pour me sortir du pétrin. Je transpirais et tremblais, étranger dans ce pays qui ne voulait pas de moi. La peur m’avait pris également l’usage de la voix. J’étais sans voix !
Finalement, mes prières furent entendues. Le « Bon Dieu » intercéda à ma faveur et l’on me laissa pénétrer sur le territoire russe. Le représentant de la firme qui avait négocié mon contrat d’étude était venu m’accueillir. Nous sortîmes de l’aéroport et, à ma grande stupéfaction, ce froid glacial qui souffle dans les régions nordiques juste avant la saison hivernale n’était pas du tout au rendez-vous. Au contraire, l’air était doux et clément. Ce spectacle me soulagea et contrasta fortement avec la torture morale dont je venais d’être victime.

Nous passâmes la nuit dans un foyer estudiantin à Moscou. Bien que mon visa fût à jour, il me fut déconseillé de mettre le nez hors de ma chambre. Les consignes étaient formelles : La milice avait ses propres lois et ne travaillait pas toujours dans un cadre légal. De plus, un nouveau « suspect » constituait une belle prise pour arrondir les revenus mensuels.
Nous quittâmes le lendemain Moscou pour Saint-Pétersbourg. Je n’avais pas eu la possibilité d’appeler ma famille et cette contrariété me faisait de la peine. Malgré la fatigue, le sommeil était absent et mon appétit avait totalement disparu.
Nous arrivâmes à l’ex-Leningrad tard dans la nuit et fûmes accueillis par un incident. Au rez-de-chaussée de l’immeuble où j’allais passer mes six années à venir était couchée une vieille femme, à même le sol, sous le regard indifférent des passants. Elle avait été battue par son fils qui lui demandait de libérer l’appartement, afin qu’il puisse y vivre avec son épouse. J’étais stupéfait. Jamais, O grand jamais, je n’aurais imaginé qu’un enfant puisse porter la main sur sa mère, fusse-t-elle vieille ! Quel diable avait donné le courage à cet homme ? Quelle éducation ? Ce fut le choc total et l’attitude calme, devant cette scène, du directeur qui m’accompagnait ne fut qu’accroître doublement ma consternation. « Il avait certainement du assister à des scènes plus horribles », me dis-je en moi-même. Très vite, je commençai à pressentir que je n’avais pas de place dans ce nouveau pays. Et bientôt, mes regrets se reportèrent sur l’incident de l’aéroport. Avais-je commis une erreur en demandant l’aide du Seigneur ? Le reste de mon séjour allait me permettre d’y voir plus clair.

La concierge dont je fis la connaissance deux ans plus tard nous fit signe de déguerpir avant l’arrivée de la milice. Mon instinct me dirigea vers l’ascenseur. Peu après, on m’annonça que je devais être placé en quarantaine : l’administration m’obligeait à repasser un contrôle médical. Aucune chambre n’étant prévue pour m’accueillir, le directeur m’hébergea pendant près de trois semaines. Une fois les
résultats des analyses médicales connus, je fus inscrit et enregistré dans le fichier central de l’Office des migrations.
Je trouvais normal de me soumettre aux examens médicaux. Il en allait de la sécurité de la santé publique. Mais le fait d’être traité comme un vulgaire cobaye froissait mon amour intrinsèque. La visite chez le médecin m’avait donné un sentiment de dégoût. Certains médecins et infirmières, bien que protégés par des gants, avaient très peur de me toucher et me regardaient avec une certaine curiosité comme si j’eus été une bête de foire. On me posait des questions par l’intermédiaire du directeur. Avez-vous eu des rapports sexuels avant votre départ ? Viviez-vous dans la jungle ? Aviez-vous des lions domestiques chez vous ? Pourquoi venez-vous étudier en Russie ? Avez-vous le sida ? Êtes-vous atteint de la malaria ?...
Pourquoi ces hommes et ces femmes, pourtant intelligents et fort instruits, me posèrent d’aussi ridicules questions ? Si j’étais à l’hôpital, c’était pour qu’ils vérifient l’authenticité des résultats de mes analyses médicales faites et contrôlées par l’Ambassade de Russie au Cameroun avant mon départ. Du moins, c’était la version officielle des autorités administratives. Après la visite médicale, je fis part de mes inquiétudes à certains des thésards qui connaissaient le pays. Ils éclatèrent de rire. Je ne trouvais rien de drôle dans le dénouement de mon histoire, mais ils riaient tellement que je fus découragé de leur poser d’autres questions qui me taraudaient le cerveau.

Les résultats de mes analyses furent transmis à l’Université. J’étais déclaré sain par les spécialistes russes et l’on pouvait me donner une chambre. On me la fit visiter. C’était une chambre de douze mètres carrée que j’allais partager avec un autre étudiant. Elle était dans un piteux état. Je vis deux lits à ressort placés de part et d’autre de la chambre. C’étaient des lits de soldat. Les matelas avaient une épaisseur de cinq centimètres chacun. J’étais horrifié. Le directeur utilisa son influence et j’eus une chambre moins détériorée. Je fis le nettoyage et défis mes bagages. Enfin, je pouvais dormir après trois longues semaines.
Je voulais retourner au Cameroun face à l’incertitude. J’en parlai au directeur et il me fit comprendre que si tel était le cas l’Université ne me rembourserait pas. J’insistai, mais la réponse fut négative. La fin de novembre arrivait et le froid commençait à se faire sentir. Il me fallait acheter un chauffage et les vêtements appropriés. Mes économies étaient très modestes. Ma famille avait versé plus de trois mille dollars américains pour ma scolarité et je savais qu’elle aurait du mal à se sacrifier davantage. Il me fallait trouver du travail. Et le plus vite possible ! Mais comment faire dans un pays où je ne connaissais ni la langue ni les moeurs ? La barrière linguistique était omniprésente, dressée tel le mont Cameroun et infranchissable.
Mes cours d’apprentissage de la langue russe débutèrent en décembre. Il fallait réapprendre à lire et à écrire. Je fus très réticent, mais la persévérance, la curiosité et l’amour des langues étrangères m’apportèrent leurs fruits. Les cours étaient intensifs et de bonne qualité. Le talent des professeurs n’avait aucune similitude avec la médiocrité des locaux dans lesquelles j’ingurgitais de nouvelles connaissances. Le russe était très riche
et gratifiant. J’absorbais les moindres notions émises et passais des nuits entières à lire et à écrire. Je ne voulais plus m’imaginer dans cette école maternelle à prononcer des syllabes et à gober tout ce qu’on me disait. Hélas, je n’avais pas le choix. C’était une étape nécessaire pour l’émancipation. Il fallait passer par là, se creuser les méninges pour espérer obtenir une autonomie.
L’attente se faisait longue, la peur de l’inconnu me terrassait et l’incertitude me dévorait l’esprit.
Les jours passaient, les semaines et les mois se succédaient. Je progressais dans l’apprentissage du russe si bien qu’au bout de six mois je pus écrire mon premier poème en russe, « Mon amour ». Ce fut le début d’une effervescence ! Les encouragements et le succès sur le plan académique ne tardèrent pas. La reconnaissance de mes efforts par le corps professoral et leur fierté dérogeaient complètement de celles reçues dans mon pays natal. Je fis comblé et revigoré.

Cependant, mes rapports avec la population locale se compliquaient. Les locaux qui m’approchaient retrouvaient en moi quelqu’un qui avait appris leur langue pour des raisons qui dépassaient leur entendement. Ils s’en méfiaient. Quelque part, je comprenais leurs questionnements et leurs inquiétudes, sans toutefois déceler l’origine de leur méfiance et la haine viscérale que certains exprimaient à mon égard.
Par un mauvais temps d’une soirée d’automne, sous un froid glacial amplifié par le vent du golfe de Finlande, je vis au loin une silhouette élancée à la démarche sûre et aux pas cadencés. C’était une jeune femme aux jambes interminables que la nature avait habilement sculptée. Cette femme promenait son chien. Aussitôt que je la vis, mon coeur se mit à battre la chamade et je pris pour résolution de l’aborder. Dans une démarche nonchalante, hésitante, je fis vers elle des pas timides. À sa rencontre, je fis sa connaissance et celle de son chien. Nous bavardâmes quelques minutes sur le bord de la Neva. Sa voix douce et rassurante, sa beauté angélique et sa simplicité me fascinèrent. C’était la première fois que je rencontrais un être à qui il me semblait pouvoir faire spontanément confiance depuis mon installation en Russie. Je voulais que la rencontre s’éternise… Rêveur, j’imaginais déjà le rituel se répéter interminablement. Mais comment pouvais-je demander à cet être sur lequel tout n’était qu’ordre et beauté de partager quelques heures de sa vie avec moi ? Comment lui avouer que le lendemain je quittais Saint-Pétersbourg pour une expédition océanographique ? Après une longue promenade au cours de laquelle nous parlâmes de milles et une chose, je lui glissai délicatement mes cordonnées tout en lui promettant de donner des nouvelles dans un proche avenir…
À mon retour, la perspective d’une nouvelle rencontre se concrétisa. Le scénario devint répétitif et constructif. Cette relation demeurait incompréhensible aux yeux des autres, aux compatriotes, aux quelques membres de sa famille, aux voisins, aux « amis ». Notre amour ne rencontrait que mépris, condescendance, insultes, calomnie, terreur.
Dans la plupart des cas, il y eut souvent des agressions physiques et une curiosité parfois malsaine. Au cours de ces péripéties, notre amour se fragilisait, se consolidait, se dissipait, se reconsolidait. Bref, dans cette ambiance où les immigrés sont traités comme des animaux curieux, nous étions maintenus bien en marge de la société. Toute relation entre les différentes communautés et les Russes de « souche » y était perçue comme une insupportable transgression, voire un crime ou une haute trahison. En fait, dans ce climat plutôt hostile, même pour ceux qui s’aimaient très fort, déclarer son amour restait un pas très difficile à franchir. Le sentiment réciproque d’amour ne suffit pas à lui seul pour maintenir l’équilibre ou l’épanouissement des relations jugées « contre nature » par la société.

Après quelques années de vie commune, un mariage, quatre magnifiques enfants et, pour toujours, au socle de cette union, l’amour au sein du couple, notre petite famille prospère aujourd’hui dans le plus merveilleux pays au monde : le Canada !

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