Une tribune pour les luttes

Les nouvelles dragonnades

Christine Delphy (à Marseille le 23 juin)

Article mis en ligne le jeudi 14 juin 2012

Ainsi, au cas où l’Assemblée nationale en serait d’accord, et grâce au Sénat et en particulier aux socialistes et apparentés qui en détiennent la majorité des sièges, une des particularités les moins flatteuses de notre histoire sera bientôt ravivée. Mme Laborde (secondée par M. Richard), auteure de la proposition de loi d’extension de la neutralité aux structures privées de la petite enfance a convaincu ses collègues de combler un prétendu « vide juridique » : les personnes qu’elle appelle les « assistant maternels » – en fait des assistantEs – ne seraient pas surveillées.

Enfin, pas assez. Certes pour les agréer les préfectures contrôlent leur « moralité » ainsi que l’hygiène et la sécurité du logement où elles accueillent les bambins (0 à 3 ans). Mais … avait-on pensé à examiner de près leur religion ? Eh bien non, avant Mme Laborde personne n’avait fait d’investigations poussées sur ce point capital. Pourtant, on le voit bien dans les squares, les « nounous » qui s’occupent de petits enfants aux boucles blondes sont en majorité africaines, asiatiques ou arabes ; et certaines portent un foulard. Personne avant Mme Laborde n’avait perçu que ce foulard est une attaque à peine voilée contre la liberté de conscience du mouflet. On peut s’étonner de savoir que la liberté de conscience existe pour des mineurs soumis jusqu’à 18 ans à l’autorité parentale… Qu’on se rassure : elle n’existe pas. Dans ce projet de loi, si on invoque « l’intérêt supérieur de l’enfant », ce n’est pas pour lui reconnaître une personnalité propre, mais au contraire pour réaffirmer que cette « liberté » signifie son contraire : le « droit fondamental des parents à choisir l’éducation de leurs enfants en fonction de leurs convictions ».

Dès lors, la « neutralité » de l’Etat, et de ses agents, étendue à l’éducation privée, outre qu’elle traite tous les citoyens comme des fonctionnaires, n’a plus pour but celui que lui fixait la loi de 1905 : empêcher les corps constitués des religions—les Eglises—d’intervenir en tant que telles dans les affaires politiques, et faire que l’Etat traite sur un pied d’égalité toutes les convictions. Non : elle aurait pour objet, si on suit Mme Laborde et ses coreligionnaires du Sénat, si on l’étend aux structures privées, de préserver l’enfant de toute image qui soit différente des images approuvées par ses parents.

Il faut donc cacher à l’enfant les images de la diversité, qui existe, et pas seulement dans les banlieues ; les images de la variété des pays, des langues, des gens, des opinions… qu’elle-il verra bien un jour. Si, Madame Laborde. Un jour, même poussé.e par une nounou dûment certifiée « athée », votre enfant apercevra un foulard !

Mais voilà, les concepteur.es de cette loi espèrent que non : ils s’imaginent engagés dans une course de vitesse entre les « républicains » et les « musulmans » et espèrent que les uns parviendront à faire disparaître les autres avant qu’un dommage irréparable ne soit causé aux cerveaux blonds.

Et en effet, depuis 2003 une offensive générale est menée contre la visibilité de l’islam, contre sa présence dans l’espace public—qui est l’espace de tous et non celui de l’Etat. Si on pensait que le goût du sang était passé aux islamophobes depuis la loi de 2004 (proscrivant le port du foulard dans le secondaire), si on espérait qu’ils avaient eu leur dose d’humiliations et de pleurs infligés, d’espoirs et de carrières brisées, on se trompait. Nommée à la tête de la HALDE pour la désintégrer, Jeanette Bougrab renverse ses avis dans l’affaire Babyloup, et secondée par Elizabeth Badinter, fait approuver en appel le renvoi d’une salariée de crèche enfoulardée . Le même printemps, Jean-François Copé promet un code de la laïcité, mais n’en accouche pas. Chatel, ministre de l’Education, contredit une jurisprudence constante selon laquelle les mères d’ élèves peuvent s’habiller comme elles le veulent : « Non » dit Chatel, « les mamans qui accompagnent les sorties scolaires sont (comme) des agents publics ». Fillon, premier ministre, contredit à son tour Chatel. Mais les directeurs d’établissement et les profs excluent les mères voilées à nouveau, depuis la rentrée 2011, et leurs supérieurs annoncent tout uniment « qu’il n’y a plus de loi ». Car Guéant a dit qu’on ne peut modifier la loi de 1905, mais a présenté en octobre 2011 un « code de la laïcité » qui, prétendant « y apporter des précisions », y ajoute en fait des « instructions » autorisant les directeurs d’écoles à établir des règlements intérieurs discriminatoires.

D’annonce en reculade, puis en ré-avancée, d’instructions ministérielles en projets de lois, de désaccords entre les ministres en « codes » sans statut juridique, on pourrait croire le gouvernement désemparé. Désemparé, ou habile ? Il a adopté une stratégie de guérilla : attaques localisées, retraits immédiats si on n’est pas assez suivi ; si on l’est, petit territoire occupé, d’où on pourra lancer de nouvelles attaques, et avancer ainsi d’une colline à l’autre : ainsi s’organise le grignotage progressif de la loi de 1905.

La « loi—nounous » peut paraître marginale, et même « grotesque » comme certain.es l’ont dit au Sénat. Mais toutes ces lois et menaces de lois qui s’opposent à la laïcité vraie contribuent à renforcer l’idée que l’islam est tout juste « toléré » et ne doit pas se montrer. Mme Laborde, comme la plupart des « ultralaïcards » de notre pays, se réclame des Lumières pour fomenter la discorde. Et tous, étrangement, paradoxalement, perversement, prétendent dans le moment même où ils agressent des populations entières, œuvrer pour le fameux « vivre-ensemble » qui à leurs yeux implique – non, exige– que tu me ressembles.

C’est bien pour parvenir à ce but—que tu me ressembles pour que nous vivions ensemble—que dès 1681 Louis XIV lança les « dragonnades », puis révoqua l’édit de Nantes. Les paysans protestants étaient obligés de loger et de nourrir des dragons ; les tortures infligées par les dragons aux habitants étaient si atroces que certains villages, juste à la vue des militaires, se déclaraient catholiques. Beaucoup bien sûr faisaient semblant et se réunissaient pour pratiquer leur religion dans les « déserts »–endroits sauvages– d’où partirent les révoltes des Camisards. D’autres s’exilèrent dans le reste de l’ Europe.

Que veulent ces « ultralaïcards » ? Que comme les protestants, les musulmans se convertissent—mais à quoi au juste ? Qu’ils passent dans la clandestinité, comme une moitié des protestants l’a fait ? Ou qu’ils s’exilent, comme l’autre moitié des protestants ?

L’Etat français semble prêt à renouer avec cette histoire de persécutions religieuses, en excluant du marché du travail les femmes portant le foulard. Les femmes en général sont deux fois plus au chômage que les hommes ; les descendantes d’immigrés quatre fois plus. Les femmes musulmanes qui portent le foulard sont elles complètement exclues grâce à des lois ad hoc de tous les emplois publics et de la plupart des emplois privés. La « loi-nounous » supprimerait l’un des derniers métiers auquel elles peuvent encore prétendre.

Ce pays est-il prêt, pour légaliser les discriminations – au lieu de les combattre – à utiliser l’arme des dragonnades : à entrer dans l’intimité des foyers, cette intimité qui est, selon les discrimineurs, le dernier endroit où les convictions de chacun.e sont protégées ? Ce pays est-il prêt à assumer l’indignité de ces méthodes, la honte de leurs fins ouvertement discriminatoires ? Est-il prêt à poursuivre une politique qui détruit lentement mais sûrement tout espoir de cohésion sociale en créant une caste de sous-citoyens poussés à l’exil ou à la rébellion ?

La « laïcité » revue et corrigée depuis 2004 n’est plus conforme ni à nos lois, ni à notre Constitution, ni aux Conventions européennes et internationales ratifiées par la France. Les rois ont persécuté pendant des siècles les juifs, les protestants, les cathares, les vaudois, au nom d’une religion d’Etat : le catholicisme. En 1905 la république passe une loi pour rompre avec cet ordre catholico-monarchique. L’Etat est clairement délié de tout lien avec une religion quelconque, et garantit la liberté de conscience pleine et entière. Ceci signifie que les convictions des citoyens peuvent s’exprimer en privé comme en public, et ceci, quelles qu’elles soient. La tolérance que prêche le sénateur Richard est le contraire de la laïcité, en ce qu’elle suppose une norme, une « bonne conviction » par rapport à laquelle les autres convictions sont évaluées et « tolérées »–donc une forme de religion d’Etat. Or par la loi de 1905, c’est au contraire l’égalité de toutes les convictions entre elles qui est proclamée ; l’Etat ne doit ni en favoriser, ni en défavoriser aucune.

La notion de laïcité a subi depuis plusieurs années tant d’interprétations tendancieuses et de déformations qu’on assiste aujourd’hui au plus navrant des spectacles : celui d’un Etat laïc se livrant à une persécution religieuse.

Les élections présidentielles seront une occasion de savoir de quelle version de la laïcité se réclament les candidats : celle des dragons du 17è siècle ou celle de la république ? Lesquels vont s’engager à rendre à la laïcité son vrai visage, celui de la loi de 1905 ? De leurs réponses dépendra notre vote.

Christine Delphy, 29 janvier 2012

http://delphysyllepse.wordpress.com/

Samedi 23 juin 2012 - 18 h à Marseille
Perspectives Plurielles et Agir Pour Nos Libertés invitent Christine Delphy à intervenir sur le thème :
LAÏCITE - ISLAM – FEMINISME : 3 mots dévoyés pour nous fragmenter, nous diviser...
Maison de Quartier DUGOMMIER
12 bd Dugommier 13001
métro Saint Charles ou Noailles

http://www.cidff13.org/index.php?page=conference-laicite---islam---feminisme

Christine Delphy, bio express (tirée de la revue Regards, septembre 2011)

Auteure et chercheuse au CNRS depuis 1966, Christine Delphy a participé dès 1968 à la construction de l’un des groupes fondateurs du Mouvement de libération des femmes (MLF). Elle a co-fondé avec Simone de Beauvoir la revue Questions féministes. Marxiste, elle s’emploie dès les années 1970 à décrypter l’exploitation économique des femmes et s’engage, en 2004 en faveur des femmes voilées. Elle dirige actuellement la collection Nouvelles Questions Féministes aux éditions Syllepse.

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