Une tribune pour les luttes

Vacarme 59 - printemps 2012

Nous ne ferons pas la guerre de la laïcité

Article mis en ligne le dimanche 17 juin 2012

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Vacarme 59 - printemps 2012

Sommaire :
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ouverture / nous ne ferons pas la guerre de la laïcité

Vincent Casanova, Joseph Confavreux, Xavier de La Porte, Laurence Duchêne, Dominique Dupart, Carine Fouteau, Stany Grelet, Aude Lalande, Philippe Mangeot, Petra Neuenhaus, Laure Vermeersch, Sophie Wahnich, Lise Wajeman, Pierre Zaoui

http://www.vacarme.org/article2127.html

«  Présider la République, c’est être viscéralement attaché à la laïcité, car c’est une valeur qui libère et qui protège. Et c’est pourquoi j’inscrirai la loi de 1905, celle qui sépare les Églises de l’État, dans la Constitution. » François Hollande frappe l’air de son poing décidé. Énormes applaudissements. Drapeaux qui s’agitent dans tous les sens. Après les généralités d’usage sur la fonction présidentielle, c’est la première mesure annoncée par le candidat socialiste dans son premier grand discours de campagne, prononcé au Bourget le 22 janvier dernier. Le discours a commencé depuis quatre minutes qu’on a déjà de quoi s’affliger un peu. Mais pourquoi est-ce à ce point une priorité d’inscrire la loi de 1905 dans une constitution dont l’article 2 dit déjà « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » ? C’est quoi l’urgence ? Et puis pourquoi le public du Bourget, dit «  peuple de gauche », réserve-t-il davantage de hourras à cette déclaration qu’à beaucoup de celles qui suivront ? Et que viennent faire les viscères là-dedans ? Depuis quand l’attachement à la laïcité serait-il une affaire de viscères ?

Laissons les viscères aux populismes de droite. Car c’est le fond de l’affaire : tout comme la Nation, la laïcité, historiquement à gauche, est en train de passer à droite. Depuis quelques années, elle est devenue le slogan bruyant d’une droite gouvernementale radicalisée qui s’en est emparée pour disputer à l’extrême droite le marché électoral de l’islamophobie, et d’une extrême droite soucieuse de normalisation, qui y a trouvé de quoi repeindre aux couleurs de la République une islamophobie trop voyante. Pendant ce temps, les laïques de gauche ont continué à mener leur combat, sans prendre clairement conscience de cette nouvelle donne, sans prendre en tout cas les précautions politiques minimales auxquelles elle oblige. Certains se sont laissés piéger dans la commission Stasi, ce groupe d’experts dont les travaux, dénaturés, ont servi de préparatifs et de caution à la loi d’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école. D’autres ont perpétué le discours anticlérical hérité du combat de la République contre l’emprise du clergé catholique, en substituant sans beaucoup d’aménagements le barbu au curé. D’autres encore ont continué à tenir haut la critique marxiste de la religion comme opium du peuple, s’indignant par exemple qu’un parti censément révolutionnaire puisse présenter une candidate voilée. Tous sont sincères : leur laïcité n’a rien à voir avec celle de Marine Le Pen ou de Nicolas Sarkozy. Mais cette sincérité ne règle pas le problème : en France, aujourd’hui, la laïcité est devenue un instrument d’agression de la minorité musulmane ; ne pas se démarquer clairement de ceux qui en font cet usage, avant de la défendre, c’est au mieux se rendre totalement inaudible (à l’école, par exemple, les élèves à qui on rappelle que la laïcité, historiquement, est née à gauche, refusent tout simplement de le croire : pour eux, c’est du Marine Le Pen), au pire accepter une alliance objective des plus nauséabondes.

glissements de terrain

Il faut évidemment tenir à la laïcité. Mais on ne peut plus se dire laïque aujourd’hui sans préciser immédiatement ce dont on parle, tant le terme s’est brouillé et tant ses usages prolifèrent. La laïcité, au fond, telle que le principe et l’organisation institutionnelle nous en ont été légués par la Troisième République, et telle qu’elle fait consensus, c’est quoi ? Dans la loi de 1905, c’est la séparation des Églises et de l’État, rien d’autre. C’est-à-dire une double interdiction faite simultanément à l’État et aux Églises : on interdit à l’État toute préférence religieuse, et aux Églises toute prétention à gouverner. La première interdiction est une manière de garantir l’égale dignité des cultes et la liberté religieuse. La deuxième est une manière de maintenir l’indétermination nécessaire à la démocratie. La première est une manière de prévenir les horreurs qui adviennent immanquablement quand le sabre se met au service du goupillon : dragonnades et croisades, guerre intérieure contre les minorités religieuses et guerres extérieures contre les païens. La deuxième est une manière de protéger le pluralisme des idées et la diversité des normes, qui s’assèchent fatalement dès qu’on donne à un monothéisme, toujours un peu trop sûr d’être dans le vrai, toujours tendanciellement exclusif, le soin d’éduquer la jeunesse, un droit de regard sur la recherche, ou le dernier mot du débat politique : Dieu ne doit pas faire la loi. Autrement dit, la laïcité n’a pas prétention à en finir avec le théologico-politique, elle se contente d’en faire le “lieu vide”, comme dit Claude Lefort, autour duquel se construisent nos démocraties. La laïcité, c’est donc l’entière soumission politique des Églises à un État religieusement neutre, pour que la société respire, ni plus, ni moins. De cette conception fondatrice, le grand combat laïque qu’on nous demande de mener aujourd’hui s’est complètement écarté.

Premier glissement : le domaine de la lutte laïque a été étendu à l’infini. Partout, la laïcité serait menacée : pas seulement à l’école, mais aussi dans les assiettes, dans la rue, quand on fait garder ses gosses, quand on croise ses voisins, quand on fait ses courses. Mais en quoi l’essor des boucheries halal — des entreprises privées — remet-il en cause la neutralité religieuse de l’État ou la soumission politique des clergés ? En quoi l’affichage vestimentaire d’une appartenance religieuse dans la rue — voile, turban ou kippa — constituerait-t-il une norme impérative contraignant ceux qui ne sortent pas coiffés ? En quoi des prières collectives pratiquées sur le trottoir (faute de mieux) par les uns menacent-elles la liberté de culte des autres ? En quoi le contrat de droit privé qu’est l’embauche d’une nourrice, fût-elle musulmane et voilée, regarde-t-il l’État, si ce n’est sous l’angle du droit du travail ?

Deuxième glissement : alors que l’exigence de laïcité s’adressait prioritairement aux représentants de l’État, notamment à travers la neutralité religieuse imposée au personnel scolaire, elle vise désormais prioritairement les croyants, et parmi eux les plus fragiles : des écoliers et des femmes.

Troisième glissement : on est passé du souhait que la religion reste une affaire privée à l’obsession paranoïaque de sa visibilité, d’une lutte contre les prétentions politiques des clergés à une guerre contre les petites manifestations quotidiennes de la foi, d’un souci de maintenir la possibilité d’une diversité des mœurs à une exigence de conformité culturelle. Alors que la laïcité a été faite, historiquement, pour que les différences de croyance et les écarts religieux au sein d’une même croyance ne conduisent pas les hommes et les femmes à s’entre-déchirer, on traque aujourd’hui jusque dans les vies privées les signes et les preuves d’une incompatibilité supposée entre telle culture religieuse et les normes communes.

Quatrième glissement : le combat laïque a changé d’adversaire principal. Il s’oppose aujourd’hui non plus au clergé catholique, au prêtre intégriste, au catholique réactionnaire, mais à l’islam. C’est ce glissement qui sous-tend tous les autres. C’est lui le cœur du problème.

fausse alarme

L’islam en France, c’est un clergé minuscule (2000 imams, pour 20 000 prêtres), par ailleurs extrêmement divisé, et une petite communauté de croyants : dans les enquêtes de l’INED, un peu plus de 2 millions de personnes se déclarent musulmanes, soit trois fois moins que les «  5 ou 6 millions » estimés par Claude Guéant sur la base d’une extrapolation (douteuse, tant statistiquement que politiquement) des origines géographiques ; et si près de 90 % d’entre elles observent le ramadan, la moitié ne fréquente pas les mosquées. Dans ces conditions, comment accorder le moindre crédit à la crainte d’une islamisation de la société française, fantasme inversé de la colonisation ? Qui croit sérieusement que la France peut un jour devenir une république islamique ? Comment oser comparer la puissance de l’Église catholique à la fin du XIXe siècle avec cette communauté musulmane de France, majoritairement très pauvre, encore largement marginalisée, multiplement divisée, aussi incertaine de son passé que de son avenir ? Les laïcards d’aujourd’hui sont à maints égards comparables aux bonapartistes de 1848 et aux soixante-huitards qui se voulaient tous « juifs allemands » et tous « résistants » — d’une tragédie, ils font une farce. La laïcité de combat avait un sens fort et juste lors des premières décennies d’installation de la IIIe République, ou même, pour prendre une échelle plus large, de la Révolution française jusqu’à la fin du gaullisme. Il s’agissait de lutter non seulement contre la rémunération publique des ministres des cultes mais tout autant contre l’influence profonde et presque organique de l’Église catholique sur le fonctionnement et la représentation de l’État, en particulier dans l’éducation et les mœurs. Une telle laïcité a peut-être encore un sens fort dans la plupart des pays à majorité musulmane, en Israël, dans le sud des États-Unis d’Amérique, ou même encore dans certains pays européens comme l’Italie (que l’on pense à la querelle récente, et perdue, des crucifix dans les écoles publiques). Mais elle n’a pas de sens en France. Pas aujourd’hui. Hier sans doute, peut-être demain, mais pas aujourd’hui.

Certes, nous dira-t-on — c’est l’inquiétude de nombre d’immigrés et de réfugiés politiques laïques, algériens, tunisiens, égyptiens… —, l’islam de France est aujourd’hui encore faible mais l’islam mondialisé est puissant, inquiétant : l’enjeu est international, veiller à la laïcité en France c’est soutenir les laïques du monde entier. Mais comment prétendre vouloir exporter le modèle laïque français à l’ensemble de l’Oumma, de la communauté mondiale des musulmans, en en faisant en France un objet de stigmatisation de cette même communauté ? Plus sérieusement encore, comment prétendre défendre la laïcité au nom de la démocratie ? Hamadi Redissi, professeur de droit tunisien, rappelle, dans un livre remarquable [1], combien une telle identité entre laïcité et démocratie est loin d’aller de soi. En Turquie, les tenants de la laïcité, c’est l’armée, dont le sens démocratique n’est pas toujours évident, tandis qu’au Liban le premier à vouloir mettre fin au régime confessionnel (qui répartit les pouvoirs de l’État entre les trois grandes communautés libanaises — chiite, sunnite et chrétienne — et interdit donc d’avance toute constitution ouvertement laïque) est Nasrallah, le chef du Hezbollah. D’où le «  paradoxe libanais » : « le factionnalisme protège une laïcité au rabais tandis qu’une vraie laïcité ferait probablement basculer le pays dans une république islamique ». Et Redissi va encore plus loin, en montrant combien la laïcité au sens propre, c’est-à-dire la séparation de l’Église et de l’État, n’est sans doute pas une solution pour l’islam : «  au fond l’islam est miné par un paradoxe non pensé : être une religion sans Église [même le chiisme refuse de se définir comme une Église], et cependant réfractaire à la séparation ». Si on réfléchit bien, c’est un problème qui n’a rien à voir avec celui de la laïcité ; et c’est peut-être même un problème dramatique, mais pour les pays musulmans, ce qui n’a rien à voir avec la France.

Peut-être trouverait-on moins suspects, sinon plus convaincants, nombre des nouveaux ralliés au drapeau de la laïcité s’ils étaient plus équitables : s’ils s’inquiétaient par exemple davantage de la prégnance du christianisme dans les discours officiels et autorisés que de la présence de l’islam dans la société française. Car au cours des dernières années, quand la laïcité a été entamée, ce fut le plus souvent sur le front chrétien. Elle l’a été sans que personne ne s’en soucie dans les comités d’éthique, où les représentants des autorités religieuses, tout particulièrement catholiques, siègent avec influence depuis vingt ans. Elle l’a été aussi quand en 2007, le président Sarkozy a déclaré au Vatican qu’aucun instituteur, faute d’avoir fait l’expérience du « sacrifice de sa vie », ne saurait « transmettre les valeurs » comme le font un « curé » ou un « pasteur ». Elle l’a été également quand, à l’automne 2011, 113 sénateurs — soit près d’un tiers de la Chambre haute — ont pris le relais de l’Épiscopat pour demander au ministre de l’Éducation nationale la suppression de toute mention de la « théorie du genre » dans les programmes scolaires. Au même moment, des intégristes catholiques perturbaient les représentations des spectacles, jugés blasphématoires, de Rodrigo Garcia (Golgota Picnic) et de Romeo Castellucci (Sur le Concept du visage de dieu). Ironiquement, la pièce de Castellucci succédait à Paris, au Théâtre de la ville, au spectacle de la compagnie britannique DV8, Can we talk about this ?, pénible brûlot contre un multiculturalisme supposé aveugle aux dérives des fous du dieu de l’islam, qui n’aura pourtant réveillé aucune velléité de censure chez des musulmans chatouilleux.

vous avez dit féminisme ?

Pire encore, le combat laïque d’aujourd’hui apparaît comme un dévoiement du combat féministe.

Comment ne pas voir que la carte de l’égalité des sexes n’est actuellement utilisée par la droite que pour mieux stigmatiser l’immigration ? Prenons la loi de 2004 interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école, communément appelée « loi du foulard ». Double manœuvre. 1) On prétend mener un combat laïque, mais force est de reconnaître que l’interdiction des signes religieux ostentatoires vise prioritairement un culte, avec des dégâts collatéraux sur les autres. 2) Pour justifier cette asymétrie, on invoque alors le féminisme : il y aurait une réticence spécifique de l’islam envers l’égalité des sexes ; à charge de l’École de corriger cette arriération. Mais comment alors expliquer que la secrétaire d’État à l’égalité et à la parité n’ait pas pris position, et qu’aucune organisation féministe n’ait été auditionnée par la commission Stasi ? C’était tout de même un très étrange argument féministe que celui consistant à défendre des jeunes filles de quinze ans en les excluant de l’école. Plus généralement, on ne trouvera pas meilleur moyen de mettre à distance toutes les femmes voilées et toutes les croyantes orthodoxes qu’en les ostracisant, en renvoyant leurs pratiques religieuses à des traditions jugées arriérées ou indignes de la société française.

Il est également très étrange d’imputer à l’islam (ou au judaïsme) le monopole des inégalités hommes/femmes. L’Église catholique n’a pas démérité quand il s’est agi de contrôler les femmes, leurs corps et si possible leurs âmes. Plus fondamentalement, on a tort d’attribuer la domination masculine aux seules religions. La France est un État laïque, et la société française laïque se satisfait fort bien d’écarts de salaire de 9 % au minimum (en réduisant toutes les autres variables comme le temps partiel) et en moyenne de 20 %, à qualifications égales, entre hommes et femmes.

Il est également très simplificateur de réduire le port du foulard à une pure oppression masculine. Pour certaines adolescentes, le port du foulard est devenu l’expression d’une affirmation identitaire, qu’elles revendiquent d’autant plus qu’elle est stigmatisée, une manière de participer au combat contre une laïcité raciste. Pour d’autres — les mêmes, parfois — c’est moins une manière réaliste de conquérir une certaine paix avec les parents ou les garçons du quartier (ce qui est encore de l’oppression), qu’un moment, paradoxal peut-être, provisoire peut-être, d’une émancipation de jeune fille : il faut beaucoup de surplomb pour ne pas les entendre quand elles disent avoir choisi de le porter. Au-delà du voile, il faut se garder d’identifier spontanément toutes les revendications confessionnelles à des avancées de l’obscurantisme : d’une part, pour devenir un sujet, on fait toujours avec les signes qu’on a, le matériel qui est à disposition ; d’autre part, ces signes, comme tout signe, changent considérablement de signification suivant leur contexte d’emploi — se voiler en France ne peut pas signifier la même chose qu’en Arabie saoudite.

qui a peur du métissage ?

Les laïques de combat vont nous dire qu’on se trompe, que leur vrai combat n’est pas contre l’islam, mais contre une certaine pensée communautariste importée du monde anglo-saxon, une certaine pensée de la sécularisation, c’est-à-dire du transfert progressif et sans heurt des catégories théologiques aux catégories étatiques (souveraineté, droit d’exception, etc). Mais il est absurde d’opposer le modèle de la sécularisation à l’anglo-saxonne et celui de la laïcité à la française. D’abord historiquement : non seulement les révolutionnaires de 1789 qui fondent la pensée française de la laïcité sont gorgés de Locke, de Shaftesbury, de Hume, mais rappelons que certains laïques radicaux étaient opposés à la loi de 1905 et à la fin du concordat, pensant qu’une telle laïcité faisait perdre à l’État tout contrôle sur la nomination des clercs et l’ouvrait ainsi à un régime libéral et communautariste. Ensuite politiquement : si l’Angleterre ou les États-Unis ne sont pas entièrement sécularisés, les républiques française ou turque ne protègent toujours pas certaines de leurs minorités religieuses ou ethniques. Enfin, à l’épreuve des faits, ces deux modèles ont en commun de fonctionner convenablement en période de tranquillité et de verser dans le communautarisme blanc quand ils se sentent menacés. Cf. Cameron : « regardez, on leur a accordé des formes d’autonomie communautaires, maintenant non seulement ils se battent entre eux mais ils cassent mon mobilier urbain ». Cf. Sarkozy : « regardez, on a été tolérants et maintenant ils refusent de chanter mon hymne national et ils me font honte en Afrique du Sud ». Dans les deux cas on rappelle aux minorités que leur présence ici est soumise à condition.

À la place d’un racisme de l’exclusion déguisé en combat laïque ou en fausse tolérance multiculturelle, il faudrait inventer un espace public dans lequel tous peuvent trouver leur place. La simple coexistence de plusieurs cultures ne nous satisfait pas, vu que le «  multi » n’a souvent mené qu’à des sociétés parallèles. Certes le multiculturalisme, tel que l’entend par exemple Charles Taylor, se caractérise par la reconnaissance mutuelle de plusieurs cultures qui coexistent dans un même espace social. Mais l’interculturel, compris comme processus d’échanges et d’interactions entre des groupes ou individus appartenant à différentes cultures et dont les relations sont complexes, désigne mieux la démarche que nous défendons. Entre autres parce que nous savons bien comment le slogan du « droit à la différence » a été détourné par ceux qui insistent sur le fait que toutes les cultures ne sont pas égales et que — parce que la cuisine, les odeurs, les coutumes et les croyances de certains sont différents des nôtres — elles seraient incompatibles.

On reprochera à l’idée d’interculturalité que la notion de culture renvoie de manière inadmissible des individus à leurs origines. On pourrait lui objecter également qu’elle conserve une idée obsolète de la culture comme communauté homogène, notion qui a perdu sa base empirique dans les processus de mondialisation. Répondons que toute culture est une réalité dynamique et hybride, issue d’influences multiples, et que dans la culture l’interculturel est toujours premier. L’immigré qui habite à côté se définit aussi bien par rapport à la société française et son « éducation nationale » que par rapport au lieu où sont nés ses parents et à certaines coutumes qui lui ont été transmises, ou par rapport aux films américains. Il est, comme la grande majorité des citoyens français aujourd’hui, un être multiple.

On manque en France d’exemples d’interculturalité. Sans aller très loin, on peut de temps en temps risquer un regard au-delà de ses frontières : à Duisburg, en Allemagne, une mosquée assortie d’un centre culturel ouvert au quartier et à toutes les religions est devenue un véritable lieu d’échanges interculturels. Le complexe, inauguré en 2008, se trouve à l’endroit de la cantine d’une ancienne mine de charbon, dans le quartier de Marxloh, dont la population est en grande partie issue de l’immigration et où le taux de chômage est élevé. Le succès du projet a même conduit à des effets indésirables de gentrification : son ouverture a contribué à l’augmentation des prix immobiliers dans le quartier. Ce projet a pu fonctionner parce que ses initiateurs, qui appartiennent à la deuxième génération de l’immigration turque en Allemagne, ont cherché le dialogue avec les autres habitants du quartier. Et, selon le prêtre de l’église catholique voisine, parce que dans ce quartier les mineurs turcs et allemands se connaissaient, ayant travaillé ensemble pendant longtemps. Comment créer un espace public commun, ouvert à tous, en respectant la pluralité existante des formes de vie ? Peut-être en renouvelant le projet des Lumières, en menant un polylogue, en postulant qu’il ne peut y avoir de l’universel si nous ne tenons pas compte de la diversité des traditions. Mais avant tout en dédramatisant les problèmes qu’est censée poser la diversité culturelle et dont les laïques s’inquiètent tant aujourd’hui.

on se calme

On peut tout de suite s’y essayer. Commençons par exemple par la multiplication des boucheries halal, leur prétendu impérialisme envers les boucheries traditionnelles mis à la une de manière parfaitement nauséabonde par Marine Le Pen. Une précision suffit : il ne s’agit en aucun cas d’une question de laïcité mais tout simplement des effets de la disparition des bouchers traditionnels, ou pour être plus précis des bouchers qui travaillent le cochon — il y a longtemps que l’INSEE a relevé que les boucheries font partie des commerces qui disparaissent rapidement du fait de la concurrence des super et hypermarchés — de sorte que les boucheries halal n’empiètent en rien sur la tradition bouchère française mais se substituent à celles qui ne trouvent aucun repreneur. Au fond, s’en plaindre, c’est se plaindre du fait qu’il n’y ait plus que des émigrés ou des descendants d’émigrés musulmans pour estimer que la boucherie reste une profession honorable... Il y a de quoi trouver triste qu’une profession se raréfie, mais pas de quoi s’en prendre à ceux qui veulent la perpétuer, y compris sous d’autres formes.

Il n’est bien sûr pas dit que les solutions soient toujours aisées à construire : à propos de la polémique sur la réservation de certains horaires d’ouverture des piscines municipales aux femmes, les auteurs de ce texte n’ont pas d’avis unanime. Pour certains d’entre nous, les horaires réservés sont exclusifs, et privatisent un bien commun. Les autres objectent que les horaires réservés cela existe déjà (pour les scolaires et les clubs sportifs par exemple), et qu’il y aurait peut-être, dans cette communauté de femmes, du plaisir, du rire, une forme d’empowerment. Bref, nous ne sommes pas tous d’accord, sinon sur le fait que ces enjeux de démocratie locale n’ont que peu à voir avec les grands enjeux de la laïcité.

Quant aux éruptions médiatiques sur le refus de certaines femmes, poussées ou contraintes par leur mari, d’être soignées par un homme médecin, le problème est réel mais il n’a rien de spécifique : les témoins de Jéhovah refusent d’être transfusés ; et plus grave encore, puisqu’ils mettent alors en danger aussi la santé des autres, de plus en plus de parents, sous l’effet d’une suspicion contre l’industrie pharmaceutique, ne vaccinent plus leurs enfants, ce qui fait réapparaître des maladies jugulées comme la rougeole. Il n’y a aucune raison de monter en épingle l’un ou l’autre de ces problèmes. Ni de forger dans la fièvre des lois de circonstances : l’arsenal juridique existe pour poursuivre un mari qui aurait entravé l’accès de sa femme aux soins — c’est de la non assistance à personne en danger, pas une atteinte à la laïcité.

Quant à l’éventualité d’un financement des lieux de cultes musulmans par des fonds publics, les deux options, oui ou non, sont tenables, à condition d’être cohérent. Soit on égalise par le haut, et on fournit à tous les cultes les mêmes facilités qu’aux catholiques : prêt et entretien de bâtiments publics, en ne réservant pas aux uns les cathédrales, aux autres des caves de HLM. Soit on égalise par le bas, en considérant que l’État n’a pas à subventionner la foi, mais c’est alors contre les catholiques qu’il faudra tourner les canons de la laïcité.

La fourniture de repas ne contrevenant pas aux pratiques religieuses des élèves dans les cantines scolaires soulève périodiquement des oppositions. Pourtant, est-ce rien d’autre que l’application du principe de neutralité de l’État, comme le veut la lettre de la laïcité à la française ? Un service public aussi avancé que l’Éducation nationale, qui a relevé des défis autrement difficiles — ouvrir l’école aux enfants d’ouvriers, démultiplier les cursus et les manières d’enseigner, gérer un million de salariés — doit bien être capable d’organiser sereinement une diversité des menus. Reste la question des jours fériés : là encore, du calme, et de la cohérence. Du calme, car après tout, n’est-ce pas une entorse à la laïcité que le dimanche chrétien soit posé comme jour de repos collectif ? Et de la cohérence. Soit on ajoute deux ou trois jours fériés pour les grandes religions présentes sur le sol français, comme le fait déjà en pratique l’Éducation nationale en autorisant, à des dates convenues à l’avance, les élèves de telle ou telle confession à s’absenter pour motif religieux, ou comme le défendait Eva Joly, en introduisant un peu de pluralité dans l’océan de fêtes catholiques. Soit, au contraire, on renomme toutes les fêtes fériées de façon laïque : journée de la femme à la place de l’Ascension, journée de lutte contre le sida à la place de la Toussaint, journée pour la biodiversité à la place de Pâques, journée contre le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources naturelles à la place de l’Assomption, journée de la liberté de la presse le 25 décembre, journée contre le plastique à la place de la Pentecôte, etc.

Entendons-nous bien : nous ne sommes pas en train de dire que ces questions n’ont pas d’importance. Il s’y joue au contraire beaucoup de choses. Pour la viande, ce qui est en jeu c’est «  qu’est-ce que j’accepte d’avaler, de faire entrer dans mon corps, ou pas, qui me permette de rester qui je suis, indépendamment du pays dans lequel les hasards de l’histoire font que je suis né, ou que j’y habite... ? » Avoir le droit de nager n’importe quand ou au contraire dans une plage horaire réservée, manger tranquillement dans un espace public sans devoir renier son Dieu ou être montré du doigt..., ces questions conduisent en retour à penser une autre laïcité, qui permette à chacun d’être soi, de pouvoir accorder son intimité confessionnelle, son histoire sociale familiale, ses appartenances communautaires, sans être accusé de remettre en cause le projet commun ni enjoint à la discrétion et au repli dans la sphère privée. La viande, le voile ou les jours de fête, sont des enjeux qui permettent de penser le passage possible, l’écart possible (pour le réduire ou le grandir) entre une citoyenneté formelle, juridique, indiscutablement a-confessionnelle et une vie privée, religieuse ou non, familiale, avec ses pratiques.

une demande

Si la laïcité des XVIIe et XVIIIe siècles a été fille des Lumières, si celle du XIXe a été une politique de protection des minorités, arc-boutée à une sécularisation des institutions d’éducation et d’assistance, la laïcité du XXIe siècle — celle que nous voulons pour aujourd’hui — doit inventer les formes d’une tolérance égalisatrice. En bref, la laïcité doit devenir démocratique et non invoquer un imaginaire républicain totalement détaché de son socle historique. Cette laïcité démocratique est politique des minorités, pluralisme des mœurs et des manières, autogestion pragmatique de la société par elle-même sans recours au durcissement de la loi, en somme une laïcité qui suppose une attention réciproque entre individus. La laïcité désirable, c’est celle qui tout à la fois donne le droit de rire du curé, du rabbin et de l’imam dans l’espace public sans en être inquiété, et d’accueillir en son sein des formes d’expression religieuse qui peuvent déplaire, mais dans lesquelles il faut savoir reconnaître une demande de liberté et d’égalité. C’est ce plan d’égalité comme réciprocité de la liberté qui aujourd’hui manque et autorise au nom d’un fanatisme laïque les pires retours du racisme, parfois orchestré par des partis, parfois par des individus, parfois par l’État. Il faut faire savoir que la laïcité ne peut pas être un fanatisme, elle ne peut être qu’une pratique douce, avec des règles claires sans doute, mais à être sans souplesse elle disparaît.

Il est urgent de faire cesser les accents de guerre civile que le combat laïque a pris. La laïcité c’est précisément l’inverse. Si la laïcité contemporaine est issue en droite ligne du travail des républicains de la Troisième République, Ferdinand Buisson, Jean Macé et consorts, elle fut l’objet des réflexions fortes de Shaftesbury en Grande-Bretagne à la fin du XVIIe siècle et des révolutionnaires français de 1789 à 1795. Dans l’un et l’autre cas, il s’agissait d’éteindre les causes de guerre civile liées à l’enthousiasme, alors synonyme de fanatisme. La laïcité est d’emblée une réflexion sur les capacités politiques et religieuses d’un pays à exister dans la pluralité des consciences, sans que le lien sociopolitique se dissolve. Elle est immédiatement une pragmatique politique. Shaftesbury demande aux membres d’une religion ou d’une secte de ne se réunir qu’en petits groupes qui s’échauffent moins vite, de valoriser l’humour qui désamorce le fanatisme conflictuel, sans éradiquer les passions, bien sûr, car ce serait les enflammer et elles sont utiles à l’invention. Cette demande, c’est aujourd’hui aux laïques de combat qu’il faut l’adresser.

[1] Hamadi Redissi, La Tragédie de l’Islam moderne, Seuil, 2011.

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