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Lettre Ouverte aux étudiants en lutte

Ne payons pas leur crise ?

Article mis en ligne le vendredi 22 juin 2012

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Ce texte nous vient d’Italie, il compose le numéro 25 de la revue Adesso, feuille de critique sociale en provenance de Rovereto, dans la province du Trento en Italie. Il revient sur une lutte étudiante qui s’est déroulée en Italie l’an passé, contre le projet de loi Gelmini, prévoyant -tout comme la LRU en France- une réduction progressive du financement public de l’enseignement supérieur au profit d’intérêts privés, rien de bien original donc. Cependant, si nous avons décidé de traduire et de publier cette lettre, c’est que les remarques formulées ici sont aisément transposables au mouvement étudiant français. Nous pensons qu’elle mérite largement un coup d’oeil de la part des étudiants en lutte aujourd’hui, qu’elle peut peut-être déboucher sur des débats internes aux grévistes, du moins, à ceux qui n’en peuvent plus de voir leurs pratiques mises à l’écart par des assemblées générales souverainement démocrates et bureaucrates.

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    Apache éditions (Paris)

    Lettre Ouverte aux étudiants en lutte

    Première parution : 14 novembre 2008

    Mis en ligne le 20 juin 2012

    le slogan du mouvement –Ne payons pas leur crise !– est direct et efficace. Certes, on pourrait critiquer le concept même de « crise »–lié à une vision libérale ou marxiste de l’histoire influencée par l’idéologie du progrès–, cependant il a au moins l’indubitable mérite de placer la question de l’école et de l’université dans un contexte plus vaste : les rapports entre les classes sociales.

    Ce qui est vraiment urgent et nécessaire, maintenant, est de rendre explicite ce que le slogan dit implicitement. En somme : qui est ce nous ? Nous étudiants ? Nous exploités ? Nous « citadins » ?

    Les atteintes à l’enseignement font partie d’une attaque bien plus généralisée à toutes les conditions de vie et de travail de millions de personnes (les salaires, les retraites ou la santé). Voici quelques exemples : pendant que le gouvernement retire 7.8 milliards d’euro pour les écoles et l’université, il en donne 10 pour les chasseurs-bombardiers F- 35, 16 pour les grands projets (TAV, pont sur le Détroit, bases militaires) et même 30 pour soutenir les banques. Mais ce n’est pas tout : il prévoit des aides de 650 millions d’euro pour les entreprises et une autre de 600 millions pour la caisse intégration (autrement dit pour permettre aux patrons des licenciements à des coûts réduits). Tout ceci, évidemment, avec l’inflexible accord de l’opposition.

    Maintenant, si on ne dit pas ouvertement qui doit payer la «  crise », les fonds pour l’instruction pourraient très bien être trouvés en pesant encore plus sur les épaules des exploités (défiscalisation des bénéfices, travail encore plus précaire, etc). On ne peut pas se limiter à dire que tous envoient leurs fils à l’école et donc que, indirectement, l’entière société doit être avec les étudiants. Les fils de riches iront à l’école de toute façon. Il va de soi qu’une convergence pratique avec les classes pauvres ne se réalise pas par la simple magie du discours, mais il est fondamental d’affirmer en toutes lettres une communauté d’intérêts avec ceux qui pâtissent toujours de la "crise". Disons le ouvertement, aussi bien au gouvernement qu’aux travailleurs : la crise, les banquiers doivent la payer, ainsi que les industriels et leurs protecteurs, les politiciens.

    Mais pour que ce discours reste crédible, il est nécessaire d’ôter toute ambiguïté corporatiste dans les rapports avec les présidents, recteurs et divers chefs. Les acteurs de ce drame ne sont pas les écoles d’une part et le gouvernement de l’autre. Le combat réel se joue entre ceux qui défendent cette société et ses privilèges et ceux qui la subissent et veulent la transformer.

    Vive l’école publique ?

    Dans une parfaite continuité entre les gouvernements de centre-gauche et ceux de centre-droit, allant de la loi Berlinguer à la loi Gelmini, on enregistre un processus clair d’aziendalizzazione [1] de l’université et l’aggravation de la qualité de l’enseignement publique. L’explicite soumission à la logique de la compétition et du marché s’est traduite même dans le vocabulaire (des «  dettes » et des « crédits », par exemple). Sans compter le lourd financement des écoles privées.

    Mais, je me demandais, quel sens a la «  défense de l’enseignement publique » sans une critique plus générale de la nature et du rôle du savoir dans notre société ?

    La soi-disant instruction de masse aurait dû être un moyen d’auto-éducation et d’émancipation. En a t-il été ainsi ? Donnons quelques exemples terre-à-terre. Quand des milliers d’enfants lisent à l’école « Si c’est un homme » de Primo Levi, pouvons-nous dire que la conscience par rapport aux camps de concentration et au monde qui les a produits se soit affinée ? Comment est-il possible que Le racisme institutionnel et social se mélange autant dans le vide rhétorique de la démocratie (le dialogue, le respect des opinions d’autrui, etc.) ? Comment est-il possible, maintenant que la langue italienne est arrivée jusqu’au village le plus isolé, de croire qu’il puisse exister -dans le monde comme dans la grammaire- une «  guerre humanitaire » ?

    La raison de tout cela n’est pas mystérieuse, elle découle d’une banalité. Puisse t-il exister un État [2] qui favorise, chez ses propres citoyens, la culture critique et l’esprit d’autonomie ? Une personne avec sa propre pensée et une nature non conformiste sera t-elle disposée à respecter plus ou moins l’autorité constituée ? La réponse est toute trouvée. Est ce qu’on a déjà vu un État financer la formation d’individus insoumis, ses potentiels ennemis ?

    Le point de départ de ces quelques réflexions sur le savoir est, alors que les instruments de connaissances critiques et d’auto-éducation éthiques et sentimentaux vont être arrachés par l’école malgré -et non pas grâce à- sa fonction sociale, on assiste à la reproduction de l’existant. En Italie, les recherches d’une école non classiste, d’une école « pour le peuple » s’insèrent, entre les années 60 et 70, dans un contexte de luttes plus générales. Ces luttes se sont épuisées, et l’instruction de masse est devenue, de pair avec la pacification sociale, la bêtise télévisuelle et le consumérisme, une fabrique d’idiots alphabétisés. Dés l’instant où le capital a eu besoin d’un appauvrissement culturel et d’une réduction du langage bien adapté aux déqualifications, à la flexibilité et à la précarité du travail, il a transformé l’« égalité » en appauvrissement. Les aziendalizzazione des dernières années se greffent, en somme, sur un tronc vastement préparé (et persistant).

    Dans toutes les luttes étudiantes des années 80s et 90s, il y avait un ensemble de critiques plus ou moins récurrentes (contre la marchandisation du savoir, contre l’autoritarisme, contre les connaissances superficielles, contre la méritocratie, etc.). Actuellement on ne critique plus les contenus et les rapports sur lesquels se fondent l’école, en ne se limitant qu’à refuser des baisses de personnels et de fonds, et on utilise même en y donnant un sens positif, des mots qu’on a toujours détesté [3]. Nous sommes braves, nous ne faisons qu’étudier, nous aidons à développer l’entreprise nationale avec nos recherches…

    Bien peu sont effleurés, apparemment, par l’idée que la formation et la transmission du savoir fassent, dans ce monde, partie intégrante de la production capitaliste et de la division sociale du travail. Pourtant, dans la joie des manifs sauvages et dans l’enthousiasme d’une normalité scolaire et académique suspendue, on sent flotter encore cette évidence : l’école, qu’elle soit publique ou privée, est un lieu insensé et chiant qui nous prépare à l’ennui et à la bêtise d’une non-vie, à la hiérarchie, au travail salarié, à la marchandise. Dans une perspective d’autogestion généralisée, en outre, l’idée même d’un lieu dédié à l’apprentissage du savoir (assis sur des bancs pour quelques années, avec des horaires fixes, en passant d’une matière à une autre selon des cadences préfixées - et ensuite, socialement, « on sait ») serait relégué parmi les horreurs de l’industrialisme, destructeur de milieux et d’âmes.

    On peut fréquenter une école ou une faculté pour apprendre (toujours plus mal, d’ailleurs) le latin, la philosophie ou les mathématiques, mais il est décisif de ne jamais oublier qu’on est en terrain ennemi.

    Plutôt recherchés que chercheurs

    Avec la défense de la «  recherche publique » on touche, à tout point de vue, au fond du problème.

    Dans l’histoire du capitalisme il est arrivé souvent que quelques éléments, faisant partie d’un tout, se soient ensuite rendus autonomes, en supplantant au fur et à mesure les autres.. La pensée monétaire et le marché– en somme : le motif économique– existaient depuis des années, mais c’est seulement avec l’ascension de la bourgeoisie qu’apparaissent les éléments décisifs d’un système social. Avec la technoscience, il est arrivé quelque chose d’analogue. Un élément parmi d’autres, le développement scientifique et technologique s’est transformé [4] en un appareil incontrôlable, un produit de la domination étatique et capitaliste. Déjà dans les années 60s quelqu’un avait défini par « Megamachine » le lien entre la bureaucratie, le complexe industrialo-militaire, les médias de masse et la technnoscience.

    En l’an de grâce 2008, qu’est ce que peut bien signifier «  la recherche publique » ? Laquelle ? ce serait stupéfiant, vu le dogme progressiste apparent, que les étudiants réfutent en bloc la prétendue neutralité de la science. Et vice-versa, il est vraiment stupéfiant de parler de « recherche publique » sans la moindre allusion critique.

    Dans les universités italiennes –une trentaine– on finance des recherches directement reliées à l’industrie de guerre, au contrôle social, à la surveillance technologique, etc. Défendons nous, mêmes celles-ci ? Face aux procès en acte d’artificialisation du vivant (nous pensons au bio- et nano-technologies), ils se retranchent derrière la science pure et non appliquée (les bons sont les chercheurs, les méchantes sont les multinationales). Cela ne ressemble t-il pas plutôt à une véritable superstition ?

    « Chaque temps perdu pour la science est temps gagné pour la conscience » écrivaient, il y a quelques années de cela en France, les auteurs anonymes du sabotage d’un laboratoire d’État s’occupant de semences transgéniques…

    No Futur

    Ce slogan, un temps hurlé par un célèbre groupe punk, est aujourd’hui une évidence pour des millions de jeunes (et pas seulement) : de nombreux étudiants, avec ou sans licence, finiront par faire du travail en intérim (un mois chez pony express, le mois suivant magasinier, celui d’après dans un magasin de téléphonie). Un autre, espère finir à « Grande Fratello » [5]…

    Au-delà des discours, donc, la perception que le monde du travail soit une jungle artificielle est aussi perceptible qu’une migraine ou un tic nerveux. Au-delà des discours, le « droit à l’étude » semble être un passe-partout magique avec lequel on peut ouvrir des portes sur lesquelles l’enseigne dirait : «  Il n’y a pas de postes pour tous ». Au-delà des discours, lutter ensemble permet de se sentir moins seul.

    Les déclarations respectables faites devant les caméras ressemblent aux promesses que les enfants font pour Noël. La présence des médias impose que le représentant élu répète à la télévision ce que l’opinion publique veut entendre. De plus : les interventions elles-mêmes se révèlent n’être là que pour la diffusion et la consommation d’images médiatiques. « Excusez le malaise, nous sommes en train de pédaler vers le futur » : ce slogan d’un récent mouvement social ne ressemble t-il pas peut être à une affiche publicitaire ? «  L’avenir, dans sa totalité, est mensonge », écrivait Iosif Brodskj...

    Dans le délabrement de tous les programmes, certains commencent à partager une exigence certaine : nous voudrions nous évader de ce présent, mais nous ne savons pas où aller…

    Adesso - feuille de critique sociale
    Rovereto, 14 novembre 2008 – numéro 25.
    Traduit par Non Fides, 2009.
    Extrait de Non Fides N°IV.

    Adesso

    [1] Ndt. Transformation des services sur le modèle de l’entreprise

    [2] En parlant « d’enseignement publique », cette question sur l’Etat : il faudra se la poser

    [3] la méritocratie, par exemple

    [4] on le voit nettement à partir des années 40

    [5] Ndt. Émission de télé-réalité populaire en Italie

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