Une tribune pour les luttes

Redécouvrir l’enquête ouvrière

Offensive n°34 "L’info en lutte(s)"

Article mis en ligne le mercredi 22 août 2012

Article issu du dossier consacré à "l’info en luttes" de la revue Offensive.
La pratique de l’enquête ouvrière cherche à faire émerger la parole des personnes qui partagent un même vécu d’oppression. À visée émancipatrice, elle est une manière de construire et de faire circuler l’information pour la transformer en force politique.

C’est au XIXe siècle, face à l’expansion du machinisme industriel et à la paupérisation des classes populaires, que les premières enquêtes sont apparues pour décrire la situation sociale et économique des ouvrier-e-s. L’identité des auteurs (d’où parlent-ils ?) et leur intention (révolutionnaire ou légitimiste par rapport à l’ordre social) permettent de distinguer différents types d’enquête. L’enquête à la troisième personne est typique du sociologue qui se place dans un rapport d’extériorité. L’enquête à la deuxième personne est celle du « tu » et du « vous » du militant non ouvrier qui défend les intérêts de la classe ouvrière. Tandis que l’enquête « à la première personne » est conduite par les ouvrier-e-s eux-mêmes. Cette dernière, baptisée « enquête ouvrière », vise à donner aux opprimé-e-s la possibilité d’être à la source de l’analyse et de l’action, dans une visée d’émancipation et de transformation sociale. Elle inspirera plus tard l’enquête « conscientisante » dans la pédagogie des opprimé-e-s, ainsi que les pratiques des maoïstes. Ce sont ces méthodes et ces fondements politiques qui nous semblent encore aujourd’hui pertinents.

L’enquête ouvrière se veut un outil de libération des opprimé-e-s. Son point de départ est la prise en compte des situations vécues par les classes populaires. Par l’enquête, il s’agit de susciter la prise de parole des personnes exploitées, pour imaginer, à partir de là, des moyens de lutte. À l’origine, l’enquête ouvrière visait à briser l’isolement et à fabriquer du commun et des solidarités (« faire classe ») contre des logiques de domination, en particulier contre l’exploitation capitaliste. Cette conscience partagée était l’une des conditions de l’action collective. L’enquête ouvrière est une « recherche méthodique reposant notamment sur des questions et des témoignages » [1]. Elle cherche les causes derrière les faits afin de dégager des perspectives globales d’action. Ainsi, au-delà de la simple collecte d’informations dans le but de mieux connaître la réalité sociale, il s’agit d’un moyen de conscientisation, d’organisation et d’émancipation.

« La question sociale » et la naissance de l’enquête ouvrière

Les premières expériences d’enquête ouvrière datent de la première moitié du XIXe siècle dans un contexte où les mouvements ouvriers commencent à faire leur apparition et où la sociologie en est à ses balbutiements. Le contraste de plus en plus net entre les promesses de la République naissante (égalité, liberté) et la réalité concrète des ouvrier-e-s, qui s’abîment à l’usine, fait alors émerger la « question sociale ». Les enquêtes portent sur les conditions de vie des ouvrier-e-s auxquel-le-s on donne la parole afin qu’ils et elles décrivent leur situation et leurs aspirations.

Dès les années 1840, les enquêtes ouvrières mettent en lumière la dégradation des conditions de vie des classes populaires partout en Europe. Flora Tristan, socialiste et féministe, joue le rôle de précurseure en témoignant de la misère et de l’injustice sociale du peuple qui travaille [2]. L’essor de l’enquête va ensuite être le fait de la presse ouvrière naissante après la révolution de 1830. L’Artisan, Le Populaire, L’Atelier lancent une série d’enquêtes pour dénoncer les abus des patrons et peser dans les luttes ouvrières. Malgré leur faible impact, elles inaugurent une nouvelle approche de l’enquête par rapport à la sociologie naissante : ce sont les ouvrier-e-s qui doivent décrire leur situation et se défendre eux-mêmes dans une perspective de renversement du capitalisme.

À la différence des premiers sociologues (enquête de Villermé sur les ouvrier-e-s du textile en 1840, ou de Le Play sur les ouvrier-e-s européen-ne-s en 1855) qui veulent maintenir l’ordre social en apportant quelques corrections au système, les militant-e-s ouvrier-e-s, tout en employant une méthodologie d’enquête aussi rigoureuse, visent quant à eux à expliquer les causes de l’exploitation pour mener à sa suppression. L’enquête ouvrière entend bien permettre aux prolétaires de prendre conscience de leurs conditions et des antagonismes de classe, préalables à l’action politique révolutionnaire. Le questionnaire de Marx rédigé en 1880 et publié dans La Revue socialiste poursuit cette tâche en initiant à son tour une vaste enquête ouvrière visant à persuader la classe ouvrière que « l’avenir lui appartient ». Au-delà de son intérêt « scientifique », l’enquête remplit une fonction d’éducation socialiste et de recherche des moyens de lutte contre l’exploitation capitaliste. Plus tard, Pelloutier, le père des bourses du travail [3] s’engage dans une série d’enquêtes sur la vie quotidienne des ouvrier-e-s (durée du travail, salaires, travail des femmes, coût du logement et de l’alimentation, mortalité professionnelle, chômage…) dont les résultats sont publiés dans la presse anarchiste et socialiste. Pelloutier crée même à partir de 1897 un journal d’observation permanente de la condition ouvrière (L’ouvrier des deux mondes).

Le mouvement de rénovation pédagogique et les pratiques d’enquête

Au cours de la première moitié du XXe siècle s’engage une importante réflexion sur la pédagogie à travers l’expérimentation des universités populaires. Mais autant les organisations du mouvement ouvrier, que les militant-e-s de l’éducation populaire et les intellectuel-le-s font le constat d’un rendez-vous manqué entre savoirs « froids » et savoirs « chauds » (défaut de méthode dans le choix des sujets, tendance au savoir encyclopédique, peu d’occasions offertes aux ouvrier-e-s pour évoquer leurs métiers et leurs conditions). Toutefois, ce moment de rénovation pédagogique entraîne dans son sillage une vague d’enquêtes. Après la première Guerre Mondiale, ces méthodes sont préconisées aussi bien dans les formations ouvrières que dans les pédagogies émancipatrices à l’école et dans l’éducation populaire. La JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), par exemple, entité hybride entre syndicats et mouvements d’Éducation populaire, développe dans cette perspective d’émancipation des ouvrier-e-s une méthode d’enquête (« voir, juger, agir ») dans le but de provoquer une « prise de conscience » [4]. À la JAC (Jeunesse agricole chrétienne) créée en 1926, il est même posé que, pour être agréé, un groupe doit avoir effectué une enquête sur son village. Des enquêtes sur des thèmes de préoccupation des jeunes sont proposées, puis des rencontres-débats permettent d’élaborer des propositions d’action. Un journal diffuse les fruits de ces travaux et les groupes organisent des pressions sur les décideurs. Cette pratique d’enquête sera même appliquée aux jeunes du contingent qui rentrent d’Algérie, et la publication d’un article intitulé « Buveur de sang » (appel à la désertion après l’enquête) vaudra à la JAC d’essuyer des menaces de l’État.

L’enquête pendant la période révolutionnaire (1960-1970)

Inspirée par le syndicalisme révolutionnaire, Simone Weil inaugure dans les années 1930 [5] : plusieurs centaines de militant-e-s intellectuel-le-s vont s’embaucher dans les usines ou les docks. Dans une articulation plus forte entre monde universitaire et militantisme, « l’opéraïsme » (courant marxiste italien ouvriériste apparu en 1961 autour de la revue Quaderni Rossi) pratique si possible « à chaud » (dans les situations particulièrement conflictuelles) des enquêtes ouvrières à des fins politiques, tout en revisitant les relations entre marxisme et sociologie : « Par la méthode de l’enquête, nous devrions pouvoir éviter toute conception mystique de la classe ouvrière » [6]. Là encore, l’enquête est mise au service de l’action politique : connaître le degré de prise de conscience de la classe ouvrière, et comprendre comment les conflits peuvent se transformer en antagonismes et en espoir d’une alternative.

En France, Les Cahiers de Mai incarnent un « idéal d’enquête venue du bas » et vont par exemple couvrir la lutte de LIP à Besançon pour la faire connaître et en tirer des enseignements utiles à d’autres mouvements. En lien avec des associations d’éducation populaire, une autre pratique d’enquête utilise cette fois le support de la vidéo. Une expérience de cinéma ouvrier (sur, par et pour des ouvrier-e-s) est lancée dès 1967 par les groupes Medvedkine à Besançon et Sochaux [7]. Le constat de départ est qu’« il existe en effet des tas de films sur les pingouins, mais celui qui refléterait le mieux les conditions de vie des pingouins serait un film fait par les pingouins eux-mêmes » [8].

En Amérique latine, l’enquête est pratiquée par Paulo Freire à travers sa pédagogie des opprimé-e-s. Entre 1962 et 1964, 2 millions d’hommes et de femmes s’emparent de la méthode d’enquête conscientisante au Brésil pour apprendre non pas seulement à lire le monde, mais aussi à l’écrire politiquement. Elle est basée sur le débat en groupe et en cercles culturels à partir des situations d’oppression vécues. Freire défend une éducation qui offre « des instruments de résistance aux forces de déracinement » du capitalisme et de la colonisation du monde des opprimés par les oppresseurs [9].

Ces différentes expériences d’enquête ouvrière (ou conscientisante) ont en commun de partir de la description rigoureuse par les personnes qui les vivent de situations concrètes de domination, avec le souci constant d’analyser finement les soubassements des mécanismes (souci du rapport entre théorie et pratique). Elles cherchent à susciter des solidarités entre les groupes opprimés eux-mêmes et avec des militant-e-s non ouvriers pour créer un rapport de force et renverser l’ordre social. Ces expériences ont réussi à rendre publics et dans des termes accessibles les antagonismes présents à différentes périodes historiques. Outil de conscientisation et d’information pour contrer la propagande médiatique et promouvoir d’autres récits de la réalité en s’affranchissant du langage technocratique, l’enquête ouvrière offre encore aujourd’hui un pouvoir d’agir sur nos vies.

Alexia Morvan

Présentation du dossier "Info en lutte(s)" ici.

Notes

[1] Raymond Debord, « Enquête et conscientisation » [en ligne], Praxis n° 3, mars 2001, disponible sur http//www.le-militant.org/praxis/e...

[2] Notamment Promenade à Londres, enquête sur l’Angleterre industrielle, en 1839 ; L’Union ouvrière, en 1843.

[3] Pelloutier souhaitait donner aux Bourses de travail un rôle d’information économique et sociale au service de la classe ouvrière et de son auto-éducation.

[4] Françoise LAOT et Paul OLRY, Éducation et formation des adultes. Histoire et recherches, Institut national de recherche pédagogique, 2004, p. 24

[5] « Préhistoire de l’enquête ouvrière, du syndicalisme révolutionnaire à La Condition ouvrière de Simone Weil : enquête en première personne et politisation du fait technique », Patrick Marcolini, disponible sur http://www.europhilosophie.eu] une pratique que les militant-e-s maoïstes français vont se réapproprier : l’engagement en usine pour partager la condition des ouvrier-e-s et construire une analyse de l’aliénation capitaliste dans l’optique d’une action commune. Dans la séquence politique qui s’ouvre en amont de Mai 1968, de nouvelles pratiques d’enquêtes ouvrières inspirées par la Révolution culturelle chinoise et la critique antiautoritaire émergent en France et en Italie. Les textes théoriques de Mao Zedong proposent en effet aux militant-e-s communistes de s’imprégner profondément de la réalité sociale des classes populaires pour proposer un programme de lutte révolutionnaire ancré dans cette situation. Il s’agit de mettre la pratique avant la théorie. Les maoïstes prônent des formes très engagées d’enquêtes pour connaître les réalités sociales ouvrières et s’opposent à la théorisation sans connaissance préalable des conditions de vie des classes populaires. Cette orientation marque la naissance du mouvement des « Établis » dès 1967 [[La pratique de l’établissement est initiée au sein de l’UJC-ml (Union des jeunes communistes marxistes-léninistes). À ce sujet, lire Robert Linhart, L’Établi, Éditions de minuit, 1978.

[6] « Conception socialiste de l’enquête ouvrière », Rainero Panzieri, Quaderni Rossi, n° 5, 1965, disponible sur http://multitudes.samizdat.net/Conc....

[7] Inspirés du train de Medvedkine, cinéma populaire itinérant militant en URSS, les groupes Medvedkine sont issus d’une expérience de cinéma originale à laquelle participa Chris Marker lors de la longue grève de la Rhodiaceta.

[8] Chris Marker dans Micheline Berchoud, « La véridique et fabuleuse histoire d’un étrange groupuscule : le CCPPO », Les Cahiers des Amis de la Maison du Peuple, n°5, mars 2003.

[9] L’Éducation, pratique de la liberté, Paulo Freire, Cerf (3e éd.), 1974, p. 94.

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