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"L’alarme sociale" - et autres concepts innovants au service des facteurs

Article 11

Article mis en ligne le samedi 25 août 2012

Ils résistent encore - un peu. Mais progressivement, les salariés de La Poste se voient infliger cette amère potion qu’on appelle « modernisation du service public » : impératifs de rentabilité et mise en concurrence, « pacification » sociale et arasement des antagonismes, primes à l’« intéressement » et « actionnariat salarié ». De l’intérieur, Pascal, facteur précaire, conte ce déprimant délitement.

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17 juillet 2012 - Pascal Mulet

Pendant quelques temps, les pontes de La Poste ont pu s’enorgueillir de multiplier les réorganisations du travail dans une apparente impunité. Il n’y avait – disait-on – aucun mouvement social susceptible d’en découdre avec la « modernisation du service public ». Gentiment, on changeait d’histoire, on changeait de jargon : les « usagers » de La Poste sont ainsi devenus des « clients ». Glissement sémantique opéré sur fond d’économie de personnel1, de soumission au régime de la performance et de la mise en concurrence des services publics en Europe.

Jusqu’au début de l’année dernière, les milieux d’affaire pouvaient se figurer que cette transition s’était réalisée dans une sorte de consensus. Le patron Jean-Claude Bailly incarnait ainsi la figure du bon médiateur social, promue par l’idéologie libérale : celui qui veut le bonheur de ses employés, les écoute, au point d’ailleurs de rendre caduque la notion même de grève.

Au tournant du siècle dernier, tandis qu’on cherche en hauts lieux de nouveaux biais pour criminaliser ce droit de grève, apparemment archaïque, Bailly est invité à présenter son expertise, on l’auditionne au Sénat. On fait de lui l’inventeur del’ « alarme sociale »... Quant à moi, petit facteur intérimaire, débutant, je cherche à débrouiller un peu cette histoire.

D’embauche en embauche, au mois, à la petite semaine, dans les entrepôts où l’on trie le courrier, j’ai feuilleté les magazines de facteurs, entendu se répéter les mots de ce jargon bien spécifique, souvent sans les comprendre. « Alarme sociale » ? Je décide alors de profiter du tiers-temps pour me lancer dans des recherches hasardeuses, brouillonner en quête de sens. Pas eu de formation. Les agents syndicaux qui passent dans les travées me conseillent de ne pas trop leur poser de questions – les chefs pourraient le voir, et ne plus avoir besoin de mes services. Mais des facteurs de la vieille époque prennent parfois un peu de leur temps de travail pour m’ébaucher quand même un ou deux rudiments du métier. J’apprends ainsi au petit bonheur la chance les contraintes que nous sommes censés respecter. Contraintes qui m’apparaissent incohérentes, faisant référence à un univers normalisé qui n’existe pas. Dans le genre : cette clef du facteur soit disant universelle, qui ne permet d’ouvrir qu’une porte sur mille...

En fait, j’apprends surtout les combines pour m’en sortir : mon intégration commence. Et la première combine, c’est de se plaindre. À cela deux raisons :
1 – la plainte est le niveau bêta de défense des salariés de La Poste. Parfois le seul. On comprend vite que la position inverse est criminelle : en effet, tout zèle implique, tôt ou tard, pour moi ou mes collègues, un accroissement supplémentaire de la surcharge de travail.
2 - argument esthétique : la source dont jaillit la plainte ne tarit jamais. Source d’étonnement, et disons le, d’amusement. À ce titre, « Bientôt la mort, bientôt » est le mot d’ordre le plus enthousiaste, le plus salvateur que j’ai entendu répéter dans les travées...
Quand on en plaisante, on pense peut-être moins à mourir pour de bon. Car depuis un an, les pontes de La Poste ne peuvent plus s’émerveiller de leur politique salariale sans mauvaise foi : les suicides sur le lieu du travail, souvent accompagnés de lettres de récriminations, se multiplient, surtout chez les cadres. Des procédures s’ouvrent dans la foulée. On parle (ou l’on dément) des processus de harcèlement. Paris Match publie même un article romanesque sur le sujet, très triste, avec veuve, enfant et idéaux brisés. Dans l’imaginaire des salariés, une brèche est ouverte : le suicide apparaitra-t-il comme une pratique adaptée à la modernisation du boulot ? Je regarde ceux qui m’entourent dans le centre, tâchant de reconnaître le collègue qui pourrait tenter sa chance : peut-être celui-là, mutique, et dont le regard semble plus hagard que le mien ? Il ne se plaint pas... Étrange. Peut-on faire quelque chose ? Il faut que j’en demande plus à propos de cette « alarme sociale » dont je ne sais rien. Et ces caméras de surveillance dans l’entrepôt ? Ne seraient-elles pas destinées à nous sauver en cas d’idées macabres ? Je me prête, avouons-le, à tous les malentendus. Avant mes recherches, il y a de ça quelques mois, j’imaginais que l’ « alarme sociale » était à notre service. Je me trompais.

En fait, le patron Bailly a mis en place l’ « alarme sociale » dans les années 1990 alors qu’il était encore patron de la RATP. Son fonctionnement est simple : il s’agit tout bonnement de rendre obligatoire une « négociation » préalable avant tout préavis de grève – alors même que la mutation des services publics se présente comme incontournable. Du coup, ce genre de négociation donne au mieux l’occasion de marquer un délai dans l’accomplissement du projet managérial. De conforter une petite exception provisoire dans tel ou tel cas. Les syndicats qui refusent ce dispositif sont considérés comme « sectoriels » et frappés d’illégitimité. Un espace de dialogue s’ouvre, certes, mais qui a pour enjeu de résorber toute critique radicale de la modernisation. Ainsi, en 1998, dans un contexte de stigmatisation des grèves, les chiffres avancés par Bailly sont éloquents : avec son dispositif d’alarme, il compte trois fois moins de journées de grèves par an et par salarié, à savoir... 0,21 jour. Constatation : en fait d’alarme sociale, il s’agit plutôt d’un mécanisme de prévention contre le social. Il ne faut plus perdre de temps, ne pas laisser aux salariés la latence de quelques jours passés ensemble à tenir des piquets – ce qui pourraient leur permettre d’affirmer des rapports critiques et des solidarités.

Car tout semble arguer à La Poste en faveur d’un refoulement des antagonismes : pas de bataille nommée, mais un déni qui se propage à tous les niveaux. Il n’y aurait plus de conflit qui tienne, les intérêts des salariés convergeant prétendument avec ceux des dirigeants. De grandes enquêtes sont conduites, avec des titres d’émissions télé (« Le grand dialogue »), pour mesurer ce dont nous avons vraiment besoin. On invente des portraits type, sur la base du comportementalisme à l’américaine, pour reconnaître parmi nous ceux qui ne collent pas tout à fait à l’esprit : le « désabusé », la « réformatrice », le « mécontent »2. Cela permet aux dirigeants et aux salariés d’examiner sous le signe d’un trait de caractère toute revendication, tout argument politique. Ces dispositifs, en décourageant le fondement vraisemblable d’antagonismes communs, renvoient chacun à « son » problème. À sa solitude. L’idée, c’est que tout le monde concourt au changement dans la gaieté de cœur. La méthode, c’est de faire croire qu’il ne peut pas en être autrement. Ainsi, en 2008, après les avoir testées avec un certain succès dans la police nationale et la gendarmerie, on lance à La Poste les premières primes à l’« intéressement ».

L’intéressement est la concrétisation de la politique de la performance, infiltrée dans les services publics. Il s’agit pour tous les salariés, quelque soit l’échelon, de décrocher une prime, s’ils parviennent « ensemble » à réaliser des objectifs « communs » (mais « communément » décidés par les politiques et les patrons). Pour situer le coup de force de ce dispositif, on peut donner pour exemple la première initiative du genre dans le domaine public : elle consistait (1989, Issy les Moulineaux) à fixer des objectifs de « réduction de personnels ». À savoir : les employés toucheraient une prime, pas grand-chose, si un nombre suffisant de leurs collègues n’était pas remplacé.
On dispose aujourd’hui de tels objectifs pour tous les goûts : production, finance, qualité. Mais tous imposent une réduction du temps et de l’espace du travailleur. A fortiori, ce mécanisme est une incitation ouverte à ranger son droit de grève aux oubliettes : on risquerait de manquer la performance qui conditionne la prime. Bailly affirme clairement, dans une audition, que le premier gage de qualité est « la continuité de service » - petits sous suspendus au droit de se taire. Ainsi, pour 200 euros à la fin de l’année, et tout en se situant dans une idéologie de la participation, l’intéressement entérine les divergences sociales entre les collègues. On pousse les gens à se chiffonner entre eux. Certains vont jouer le jeu, avec ou sans ferveur, parce que ça a l’air d’être dans l’ordre des choses. Les autres, parce qu’ils sont malades, vieux, feignants, trop consciencieux, bavards, précaires, grévistes,et/ou solidaires, seront considéré par le service comme des « passagers clandestins » : par leurs mauvais usages, ils feraient peser sur tous la menace de perdre la récompense. D’ailleurs, étant donné qu’ils manquent au devoir de performance, ont-ils le droit de toucher leur part de l’intéressement « commun » ? – la question n’est pas tranchée dans les franges dirigeantes.

Le basculement ne s’en tient pas là. Jean-Paul Bailly annonce d’ores et déjà la prochaine étape comme une grande victoire : celle de l’« actionnariat salarié ». Tout le monde est invité. Il s’agit de revendre (ou de donner en prime) aux agents de La Poste les actions nées de la recapitalisation de l’entreprise. Cet argent a été misé par la Caisse des Dépôts3 pour que les services postaux s’alignent pour de bon sur la concurrence européenne. À France Telecom, ex-PTT, le dispositif est déjà en cours : on propose d’ailleurs aux salariés de recevoir leur prime d’intéressement... en actions. Pour l’instant, les syndicats de La Poste maintiennent, eux, un délai avant l’exécution de ce plan.
Encore plus que l’intéressement, l’actionnariat-salarié est partie prenante d’une idéologie de la participation. Le facteur-actionnaire serait ainsi invité à s’accoutumer aux stratégies et aux lois d’airain de l’économie. Mieux comprendre la nécessité des plans sociaux, l’augmentation des cadences, l’intérêt qu’il a désormais de ne pas rendre aux « clients » des services qu’il pourrait leur faire payer. En somme, être actionnaire favorisera « la constitution d’un capital de confiance qui est la propriété collective de la firme et des différents partenaires », selon un certain Mr Charreaux – expert. Le même nous apprend en passant que la « confiance » est un concept novateur. Ces grands penseurs prennent tous pour acquise la fin de la logique de classe. L’enjeu, prétendent-ils, est de passer du vieux cogito « Je pense donc je suis » à une nouvelle rationalité : « Nous pensons ensemble, donc nous sommes ensemble. » Au final, il s’agit plutôt de pousser les salariés à travailler contre leur propre intérêt. Car les objectifs sont clairement définis « de haut en bas. » Depuis les hauteurs donc de l’Europe, à travers l’injonction à la mise en concurrence des services publics, prise successivement en relais par les politiques nationales, les patrons, les cadres dans le feu un tantinet plus troublant d’être aux prises avec le terrain, jusqu’aux agents de base : « Nous pensons ensemble ? »

Tous ces processus, ces grands dispositifs théoriques, j’ai du mal à les rallier directement à mon expérience de facteur. À lire les expertises, il s’agit de conforter un « mieux vivre ensemble » des salariés, un « développement humain durable » : nous serions tous alliés, par le jeu d’une concertation univoque, à la mission de battre la crise en brèche. De battre le temps qui va contre nous. Pour ce faire, une seule issue : nous devons nous rejoindre dans une collaboration sans impairs. D’ores et déjà, des agences s’occupent de calculer les chiffres de cet agencement idéal : celui d’entreprises dans lesquelles les contre-pouvoirs communs sont niés, réduits à des fantasmes personnels ou des délires de persécution. On parle désormais de « QI social »4 d’une entreprise. Je n’ai pas encore cherché les résultats de la Poste : petit génie ou dernier de la classe ? Est-ce que le nombre de suicides compte parmi les critères du QI social ?...

Je lâche mes recherches un instant. Je tente de revoir le quotidien du travail à travers tout le fatras de cet hypothétique « consensus ». Qui croit vraiment à La Poste parmi nous ? Quel facteur pense ne serait-ce que pouvoir gagner quelques billes en devenant « actionnaire » ? – ici, je crois, domine plutôt le sentiment du bateau qui coule, avec des capitaines restés à terre. Des vieux facteurs me raisonnent : « Ne reste pas là petit, il n’y aucun espoir de ce côté. C’est l’enfer, ici. » Près de la machine à café, pourtant, les affiches de propagande montrent un autre genre de facteurs... dans les sous-titres, ils parlent d’innovation, de plus écologique, de convivialité, et puis comme quoi La Poste moderne nous simplifie la vie etc... Sur le papier, les visages sont souriants. En voyant cela, l’un de nous commence à se plaindre : « Eux, ce sont soit des acteurs, soit des opportunistes. Ça n’existe pas, des facteurs comme ça ! » Alors, en attendant le départ de la tournée, stylo à la main, nous nous concertons un instant pour savoir quelles moustaches idiotes nous allons pouvoir leur dessiner.

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