Une tribune pour les luttes

Fakir n°54

Fin de contrat ordinaire

Par François Ruffin

Article mis en ligne le mardi 4 septembre 2012

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03-04 2012


Fin de contrat ordinaire

A lire avec les illustrations :
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Irène a quitté la maternelle Saint-Pierre. Vous en avez entendu parler, vous, dans les JT ? Ou dans la campagne présidentielle ? Elle est pourtant partie avec 5 500 autres AVS en France…

« Excusez-moi, on m’a dit que vous partiez à la fin du mois ?
Oui. » D’un coup, ses yeux ont rougi, ses pupilles se sont mouillées. «  Bon bah alors euh, bon courage hein, j’ai bafouillé.
Merci. » J’avais appris ça, au conseil d’école de la maternelle Saint-Pierre : «  Irène va nous quitter, avait annoncé la directrice. Son contrat se termine. On ne sait pas si elle sera remplacée.
Mais ça faisait combien de temps qu’elle était là ?, j’ai demandé.
Deux ans.
– Peut-être qu’on pourrait faire quelque chose, en tant que parents d’élèves, pour qu’elle ne parte pas dans l’indifférence ?
– Tout-à-fait.
 »
Puis la conversation avait glissé vers la chorale, la cantine, la fête des sorcières, la simulation d’un incendie, etc.
Je la croisais chaque matin, fidèle au poste, maquillage impeccable, vigie guidant enfants et parents dans les couloirs. On se saluait d’un « bonjour » poli à l’aller, le temps d’enlever le manteau de mon môme, suivi d’un «  au revoir » distant au retour. Et j’hésitais à pousser plus loin, redoutant un «  de quoi il se mêle, celui-là ? ».
« Pardon mais, est-ce que vous accepteriez qu’on fasse un article ? On pourrait le distribuer devant l’école avant votre départ…
– Ah oui, d’accord. Parce que franchement, je suis écœurée. »

Après son travail, on a pris un café au PMU en face.
Voilà deux ans qu’elle écrivait les mots dans les cahiers de liaison, et qu’elle y collait les « sortie à la bibliothèque », « spectacle au cirque », « visite du médecin », etc. Voilà deux ans qu’elle aidait les maîtresses pendant les ateliers, qu’elle soignait les petits bobos, qu’elle enfilait les bonnets, qu’elle surveillait la récréation : «  J’aime beaucoup ce travail, m’occuper des petits : j’en ai quatre à la maison ! » Irène se levait à 5 h 30. Prenait le bus à 7 h 05. Arrivait dans le quartier vers 8 heures. Et tout ça pour un mi-temps, un demi-SMIC.
Mais cette vie de Mère Courage lui plaisait plutôt. Au bout de deux ans, c’est fini : son CAE, Contrat d’Accompagnement vers l’Emploi, ne sera pas renouvelé. «  On a téléphoné au rectorat : pour me garder, il fallait que j’aie le baccalauréat. Alors que, depuis le début, pas une fois on ne m’a demandé mes diplômes ! Mais je ne suis pas la seule : en septembre, une collègue, qui se chargeait des enfants autistes, est partie après deux années. Et l’an dernier, à l’école primaire, une secrétaire – qui faisait le même travail que moi – a dû s’en aller aussi. Je ne comprends pas pourquoi ils n’embauchent pas : on n’imagine pas toutes les choses à faire dans une école ! »
Et pour la suite ? « Dès cet été, j’ai déjà envoyé des CV dans des bureaux, des magasins de vêtements, des hypermarchés… mais je n’ai reçu que très peu de réponses, toutes négatives. Mon mari, chauffeur-livreur, avec des soucis de santé, il est chômeur depuis 3 ans. Quand je vois tout le chômage aujourd’hui, je suis inquiète pour tous les petits que je vois passer ici. Et pour mes enfants : j’ai mon aîné de 16 ans, en maçonnerie, il ne trouve pas de patron pour son apprentissage. Les lancer dans la vie, dans un telle période, c’est démoralisant. »

J’ai rédigé tout ça, à peu près, sur mon papier,
et avec des mamans d’élèves, on l’a tracté avant Noël. On a installé une urne, pour que les enfants lui offrent un trésor : un dessin de princesse, leur plus beau caillou, un pirate en plastique, etc., et des enveloppes pour les parents, éventuellement. _ «  Moi aussi, ils m’ont jetée comme un kleenex. Sans prendre de gants. » 

C’est Madame Spilmont, la mère d’Aidan, dans la classe des moyens, qui m’a interpelée. On a pris un café au PMU en face. «  Normalement, j’étais embauchée pour trois ans comme secrétaire à l’école primaire. Ça m’avait fait un bien fou, psychologiquement : je me sentais utile, comme une délivrance après six mois à chercher du boulot, chercher, chercher. Et puis, d’un coup, le gouvernement a décidé d’arrêter tous ces contrats, on était trois à Vincensini. Je n’ai été prévenue qu’un mois avant… La directrice a alors fait des pieds et des mains pour me garder, les parents d’élèves ont campé dans le bureau de l’Inspection académique, mais ça n’a rien changé. On vous dit : “Vous êtes dans la merde, on vous aide”, mais on vous relâche dans la merde – et sans vous avoir offert la moindre formation, le moindre concours. »

Dans la boîte aux lettres, en provenance de Nîmes,
on a reçu ce dessin – accompagné d’un petit mot : «  Voici comment l’Éducation nationale se débarrasse des AVS – Auxiliaire de vie scolaire. Merci de respecter mon anonymat. » Y avait pas son numéro de téléphone, rien pour la recontacter.

Mais à côté de moi, à Fakir, j’avais Magalie – qui, elle aussi, s’occupait d’enfants handicapés : « En 2009, on m’a embauché dans une CLIS – une classe d’inclusion scolaires, à Ailly-sur-Noye, avec des gamins qui, pour la plupart, avaient un retard mental. Ça me plaisait. Au départ, je ne savais pas comment m’y prendre, j’étais dans la compassion, voire dans l’apitoiement. Et puis j’ai pris mes marques. Avec eux, j’ai mené des activités manuelles, je les accompagnais dans les sorties scolaires, à la piscine, je les intégrais dans les classes dites ordinaires. 
J’ai vécu des moments très forts. Je les voyais progresser. Comme je le souhaitais : depuis 2005, j’avais passé mon CAP petite enfance, mais je ne trouvais pas de poste, ou alors juste des remplacements. J’avais obtenu le concours d’ATSEM, aussi, d’Agent territorial spécialisé des écoles maternelles, mais je n’étais prioritaire nulle part. Alors, j’avais l’espoir de rester. Mais non. Apparemment, sur le département, on était plein d’AVS concernés, mais il n’y pas eu de grève, pas de manif, pas de collectif. 
C’était dur pour moi, je ne savais pas si j’allais être remplacée et j’avais le sentiment de les abandonner. "Nous on veut Magalie !", ils me disaient. La première fois que j’y suis retournée, j’étais au bord de chialer. Et ils se collaient à moi, me faisaient des bisous, des câlins, me racontaient leurs progrès, leurs petites histoires, c’était très touchant… »

Pourquoi je vous raconte ça ?
Peut-être parce qu’on en a aperçu aucune, sur un plateau télé, d’AVS, durant la présidentielle, et que pas une fois, au cours d’un débat, on a entendu ce mot-là. Peut-être parce que ces femmes, les plus précaires, les plus fragiles, ont subi un plan social massif – le nombre de contrats a diminué « d’au moins de 5 500 », d’après le Sénat – et qu’elles ne figurent pourtant sur aucun programme. Peut-être parce que les « 60 000 postes d’enseignants » de Hollande s’adressent à la classe intermédiaire éduquée – et que ce n’est pas un hasard. Peut-être parce que ça en dit long sur l’abandon, dans l’indifférence, des classes populaires. Peut-être parce que, au fond, ces témoignages sont plus politiques, dans leur simplicité, que mille questions sur la côte de popularité d’untel et la dernière intervention de machin. Peut-être parce que c’est là, l’essentiel, que veut-on faire ensemble ?, plutôt que des élucubrations sur la dette, la crise, la compétitivité, etc. Peut-être parce que la démocratie commencerait là, par des cahiers de doléances qui remonteraient de la maternelle Saint-Pierre.

L’appel

« Campagne de François Hollande, bonjour.
– Bonjour, j’aurais voulu savoir ce que votre candidat avait prévu, pour les AVS…
– Les "AV" quoi ?
– AVS. Auxiliaire de vie scolaire.
– Alors, c’est dans l’Éducation, les… comment vous dites, déjà ?
– AVS, oui.
– Alors, je vais demander à la commission Éducation, et je vous envoie une réponse ce soir à propos des… des…
– Des AVS.
– Oui, c’est ça. »

On n’a rien reçu.
Qu’en pensent ses collègues ?

Christelle : « On avait une perle et on la perd. »
Corinne : « Pour moi, c’est une injustice : pendant deux ans, elle fait très bien son travail, on ne trouve rien à y redire, et après deux ans, ça ne va plus. D’un seul coup, il lui faudrait le baccalauréat : c’est le non-respect des personnes. »

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