Une tribune pour les luttes

Qu’est-ce qui renforce les luttes collectives ? Qu’est-ce qui les fragilise de l’intérieur ?

Nathalie Dom - Les Renseignements Généreux

Article mis en ligne le samedi 29 septembre 2012

Le militantisme n’est pas un long fleuve tranquille. S’engager dans des luttes antinucléaires, anticapitalistes ou écologistes, c’est se confronter à la répression gouvernementale. C’est subir l’indifférence ou l’hostilité d’une partie de la population. C’est mesurer toutes les pesanteurs et les inerties de l’ordre établi. Mais c’est aussi, bien souvent, faire face à des tensions et des conflits au sein-même des groupes militants. C’est vivre des périodes de découragement, des désillusions relationnelles et politiques qui affaiblissent, paralysent et parfois détruisent des collectifs de l’intérieur. Comment surmonter les problèmes internes qui fragilisent les organisations militantes ? Quels sont les facteurs qui favorisent des luttes vigoureuses et stables sur la durée ? Nathalie Dom nous présente ses hypothèses.

Les Renseignements Généreux : Nathalie Dom, vous avez publié dans le premier numéro de La Traverse un article, Nous avons besoin de visions positives, dans lequel vous vous interrogiez sur la contestation en France. Vous pointiez en particulier les difficultés ’’internes’’ qui fragilisent les organisations politiques. Nous aimerions aujourd’hui approfondir avec vous cette réflexion sur le militantisme. Pourriez-vous d’abord vous présenter en quelques mots ?

Nathalie Dom : J’aimerais concentrer l’attention sur mes propos plutôt que sur ma personne, donc je vais être brève. Disons que je suis une militante engagée depuis plus de dix ans dans des mouvements de contestation contre le nucléaire, contre le capitalisme, contre le sexisme et bien d’autres luttes. Je fréquente au quotidien les milieux libertaires, écologistes et féministes, actrice ou témoin de leurs forces, et de leurs difficultés. J’écris de temps en temps dans différents médias alternatifs. Nathalie Dom est un pseudonyme de circonstance.

Quels sont les principaux obstacles que vous avez rencontrés, tout au long de ces années ?

Les obstacles les plus impressionnants, ce sont les confrontations avec la police et le système judiciaire. Quand on se trouve placé-e en garde-à-vue puis jugé-e suite à une action de contestation, soi-même ou ses camarades, on vit des moments éprouvants, on ressent dans sa chair la puissance du système dominant. Une autre difficulté majeure, moins spectaculaire mais plus décourageante, c’est l’indifférence d’une grande partie de la population, son hostilité parfois. C’est usant de sentir que nos revendications touchent, en apparence du moins, une minorité de personnes. Face aux crises économiques, aux catastrophes environnementales, aux scandales politiciens, nous pourrions espérer plus de monde dans les luttes, dans les réunions publiques, dans les organisations anticapitalistes. Mais avec le recul, ce qui m’a le plus touché ces dix dernières années, les épreuves les plus destructrices, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, ce sont les difficultés à l’intérieur-même de nos luttes.

Quelles sont ces difficultés ’’internes’’ ?

J’en vois principalement trois. La première, ce sont les conflits. S’organiser collectivement n’est pas une mince affaire : tensions relationnelles, difficultés de communication, luttes de pouvoir, imbroglios affectifs, divergences politiques... Je connais peu de luttes collectives immunisées contre ces épreuves qui affaiblissent, paralysent et parfois font exploser des dynamiques politiques de l’intérieur.

La seconde, ce sont les contraintes de la vie matérielle et relationnelle. Militer demande du temps, de l’énergie, de la disponibilité d’esprit. Il faut dans le même temps assurer ses besoins matériels, pour soi et pour ses proches, soutenir les personnes qui nous entourent, faire face aux aléas de l’existence, aux problèmes de santé, aux accidents. Nous faisons toutes et tous l’épreuve de cette tension entre nécessités pratiques et engagements politiques. À commencer par la question du travail, qui fait rarement bon ménage avec le militantisme. Après une journée éreintante, c’est difficile de participer à des réunions, de rejoindre des actions, de se concentrer sur un texte politique. Si l’on ajoute à cela la vie affective et familiale, les maladies, la nécessité d’accompagner des proches en difficultés, on obtient le panorama de ce que vivent la plupart des luttes collectives : un grand déficit de disponibilité et d’énergie, beaucoup de renouvellement, peu de personnes capables de constance dans leurs engagements.

Enfin, il y a les phases de découragement politique. Militer contre le nucléaire, contre le sexisme, contre le capitalisme, c’est affronter des colosses de granit. Les changements sont très lents. Les luttes sont âpres, épuisantes, interminables. On se sent souvent minoritaires et impuissant-e-s. Il est difficile, face à tant d’adversités, de ne pas traverser des phases de doutes. On perd en motivation, on se rend moins disponibles pour des luttes que l’on juge, au fond, assez dérisoires et désespérées. Ces crises de découragement traversent parfois des groupes entiers qui, sans toujours se l’avouer, ne savent plus très bien pourquoi ils sont ensemble, manquent d’énergie dans leurs luttes, semblent assez moribonds.

Toutes ces difficultés se combinent entre elles et expliquent en grande partie, je crois, l’hémorragie interne des forces contestataires. Elles font selon moi davantage de ravages dans notre camp que les ’’assauts’’ de l’ordre établi, la répression policière, les procès, les attaques politiciennes.

Peut-on vraiment parler de problèmes ’’internes’’ ? Les difficultés que vous venez d’évoquer sont des conséquences directes du fonctionnement de la société. Les contraintes matérielles sont liées au système économique, le découragement politique est lié à l’état de la société...

Oui, bien sûr, tout est lié. Interne me semble cependant le mot approprié, dans la mesure où les conflits, les difficultés à combiner les nécessités de la vie et l’engagement politique, les phases de découragement frappent les militant-e-s dans leur intériorité, dans leur identité, dans leurs cœurs... Ce qui est d’autant plus déstabilisant.

Penchons-nous pour commencer sur la question des conflits internes. Quelles en sont généralement les causes, et comment surmonter ce problème qui fragilise de nombreux collectifs militants ?

Je n’ai ni la prétention ni la capacité de répondre à cette vaste et épineuse question ! Je vais juste partager avec vous des pistes de réflexion, des hypothèses de travail. Pour commencer, je crois que la première chose à faire quand on fait partie d’un collectif est d’essayer d’avoir une vision la plus lucide possible de ce qui nous rassemble. Quand j’ai commencé à militer, jeune étudiante, j’avais une vision très naïve et romantique du monde contestataire. Je voyais le ou la militante comme une personne désintéressée, entièrement dévouée à la ’’cause’’. Aujourd’hui, je sais que le militantisme désintéressé n’existe pas. Notre éducation, notre scolarité, notre famille, le monde social dans son ensemble font rarement de nous des personnalités épanouies et sereines. Nous sommes chargé-e-s de blessures, de questionnements existentiels à résoudre, d’attentes relationnelles, et c’est avec tout ce ’’bagage intérieur’’ que nous entrons dans la vie militante. À travers nos luttes, nous sommes toutes et tous en recherche ’’d’autre chose’’, de gratifications, de reconnaissance, de pouvoir, de relations sociales et amicales, de chaleur humaine, de sens à donner à notre vie. Chez la plupart des militant-e-s, cette recherche de gratifications reste assez discrète, elle ne prend pas toute la place. Chez certaines personnes, il faut bien le dire, elle prend une place disproportionnée. On a toutes et tous en tête des exemples de militant-e-s monopolisant sans cesse la parole ou voulant tout contrôler, d’autres se mettant en scène ou jouant en permanence sur le registre affectif, d’autres encore particulièrement susceptibles, très agressives ou péremptoires dans leurs manières de s’exprimer... À eux seuls, ces problèmes de reconnaissance, de gratifications ou de pouvoir me semblent expliquer la majorité des conflits dans les groupes contestataires.

C’est un peu réducteur, non ? La plupart du temps, les conflits portent sur des enjeux politiques, avec de vraies oppositions sur les objectifs, sur les manières de lutter ou de s’organiser.

À mes yeux, de nombreux conflits apparemment politiques masquent des conflits d’ego et de personnes. C’est mon hypothèse, elle n’est pas forcément juste. Mais à travers mes expériences, j’ai le profond sentiment qu’il se joue dans les réunions, dans les mobilisations, dans les organisations contestataires, ’’autre chose’’ que la lutte proprement dite, un véritable théâtre humain avec ses comédies, ses tragédies, ses marivaudages, qui trop souvent font passer au second plan les objectifs politiques censés nous rassembler.

Est-ce vraiment le propre du monde contestataire ?

Ni plus ni moins, sans doute, que dans le monde professionnel, amical ou familial. Je vois en tout cas beaucoup de similitudes. Je me demande d’ailleurs si nous ne traversons pas une époque où, dans toutes les sphères de la société, il devient de plus en plus difficile de ’’faire ensemble’’, de s’écouter, de débattre posément, de réguler nos conflits, de tempérer nos ego. Je suis en tout cas frappée par le nombre de collectifs militants fragilisés par des conflits internes. Vus de l’extérieur, ces conflits peuvent paraître dérisoires, presque comiques, pas du tout à la hauteur des objectifs politiques affichés. Mais quand on les vit de l’intérieur, c’est souvent l’enfer, il faut beaucoup d’énergie et de patience pour les surmonter.

Pour rebondir sur la question des ego : il y a quelques années nous avons publié une brochure, La culture du narcissisme, sur les théories du sociologue Christopher Lasch. Celui-ci s’est beaucoup interrogé sur les mouvements contestataires aux États-Unis. Pour C. Lasch, la société capitaliste moderne produit des individus de plus en plus angoissés, égocentrés, avides de reconnaissance et de puissance. Cette tendance se retrouve au sein des mouvements contestataires et les fragilise énormément, exacerbant les luttes de pouvoir, les replis identitaires, les conflits narcissiques. Pour Lasch, c’est l’une des principales raisons du déclin des mouvements contestataires radicaux des années 60-70.

Les théories de Christopher Lasch sont un peu datées, mais elles nous interpellent toujours. Je retiens en particulier ses mises en garde vis-à-vis des rhétoriques marxistes, écologistes, anticapitalistes ou féministes qui, dans les mains de personnalités dominatrices, peuvent constituer de redoutables armes de manipulation au sein du champ contestataire. Lasch dénonce les militant-e-s qui, sous couvert ’’d’anticapitalisme’’, exploitent matériellement la générosité de leurs camarades ; d’autres qui, maniant habilement les discours ’’féministes’’, exercent de véritables dominations sur les femmes et les hommes de leur entourage ; d’autres enfin qui, au nom de ’’l’anarchisme’’, font sans cesse passer leur liberté avant celle des autres ; autant de postures et d’impostures adoptées la plupart du temps sans machiavélisme, mais qui font néanmoins des ravages dans les camps contestataires. Ces descriptions de Christopher Lasch résonnent en tout cas avec de nombreuses situations que j’ai pu observer ou subir ces dix dernières années.

On peut retrouver d’autres mises en garde de ce type dans les ouvrages du sociologue Pierre Bourdieu, en particulier ses théories sur la distinction sociale. Il décrit bien comment certains militants squattent les postes décisionnels, se posent en permanence comme ’’les plus radicaux parmi les radicaux’’, puis, l’âge aidant, reconvertissent le capital symbolique ainsi constitué dans des postes de pouvoir au sein du système dominant, devenant des professeurs autoritaires, des chefs de service, des responsables politiques. Je crois qu’il est important de prendre connaissance de toutes ces théories. Elles peuvent nous aider à mieux identifier certaines situations de domination, mettre des mots sur des malaises que nous ressentons dans le champ contestataire. Mais je crois qu’il est aussi important de prendre du recul sur tout cela, de ne pas plaquer des raisonnements schématiques sur des situations qui, au final, sont toutes différentes.

Au fond, quelles qu’en soient les causes, les conflits internes constituent-ils réellement des problèmes en soi ? N’est-ce pas plutôt le fait d’arriver ou non à les surmonter ?

Oui, bien sûr. Qu’un groupe débatte, que des points de vue différents s’expriment, que des oppositions politiques éclatent, c’est la base de la démocratie, c’est le signe qu’un groupe n’est pas totalitaire. Le problème, c’est avant tout la mauvaise gestion des conflits : comment faire pour éviter au maximum les conflits de personnes et privilégier les conflits politiques ? Comment éviter les situations d’humiliations, de censures, d’exclusions, de scissions ? Comment cultiver une atmosphère d’écoute et de bienveillance ?

Quelles recettes proposez-vous ?

Je crois que la première tâche de toute personne engagée en politique, c’est de commencer par travailler sur elle-même. Nous sommes des produits du capitalisme et d’une société patriarcale, nous sommes toutes et tous imbibé-e-s d’individualisme, d’égocentrisme, de volonté de toute-puissance, d’agressivité sociale, de sexisme, de racisme. Mais nous pouvons, et nous devons travailler sur nous-mêmes pour essayer de mieux nous comporter dans les groupes.

Que voulez-vous dire par là ? Que chaque militant-e soit suivi-e par un psy ?

Je pense qu’il existe de nombreuses manières de prendre du recul sur soi-même. On peut effectivement choisir d’être accompagné-e par un-e professionnel-le de la psychologie, avec qui on se sent en confiance. On peut aussi créer des groupes de discussion entre camarades ou entre ami-e-s. On peut essayer de pratiquer de l’autoanalyse1. On peut se plonger seul-e ou collectivement dans des ouvrages de psychologie sociale et de sociologie. On peut explorer des formes d’expression artistique, la peinture, l’écriture, la musique, etc. Quelle que soit la forme choisie, l’essentiel me semble de trouver du temps et des espaces pour approfondir les questions fondamentales liées à notre engagement politique : pourquoi luttons-nous ? Pourquoi avons-nous choisi cette lutte et pas une autre ? Quelle société voulons-nous ? Jusqu’où sommes-nous prêt-e-s à aller ? En quoi les difficultés liées à notre enfance, à notre éducation, à notre histoire personnelle rejaillissent-elles dans nos manières de militer ? En quoi sommes-nous des éléments de soutien ou de difficultés dans les collectifs auxquels nous participons ?

Avez-vous personnellement entamé ce travail d’introspection ?

J’essaie, et c’est très difficile. Je pratique depuis plusieurs années des exercices d’auto-analyse. Je participe à des groupes de discussion avec des camarades. Je m’intéresse à la psychologie sociale. À travers ces recherches, j’ai l’impression d’entrer dans un labyrinthe au parcours parfois lumineux, parfois très angoissant. Ce processus me permet en tout cas de mieux comprendre comment je fonctionne, et, j’espère, d’améliorer ma manière de lutter.

La solution pour surmonter des conflits serait donc purement individuelle ?

Travailler sur soi me semble fondamental. Je ne vois pas comment on peut s’organiser collectivement et de manière démocratique sans un minimum de personnalités capables de se remettre en question, de débattre, d’écouter, de faire preuve de patience et de bienveillance, d’exprimer ses idées clairement, de surmonter posément les conflits. Il suffit de voir l’importance que prennent dans les dynamiques de groupes les personnes stables, sereines, celles qui évitent de mettre de l’huile sur le feu, qui tempèrent certaines discussions, qui proposent des solutions pour sortir des crises. Il faut prendre soin de ces personnes, mais surtout il en faut davantage. Dans le même temps, bien sûr, il faut des solutions collectives pour résoudre les conflits internes.

Quels sont ces solutions collectives ?

Je ne connais aucune méthode miraculeuse. Je constate simplement, à travers mon expérience, que certains groupes militants me semblent davantage outillés pour surmonter les conflits internes que d’autres.

Lesquels ?

Les groupes qui, dès leur constitution, prennent à bras le corps cette question des conflits et imaginent des solutions pour les surmonter : en créant des temps spécifiques pour en discuter ; en prenant le temps, à la fin de chaque réunion importante, de partager les ressentis sur la qualité relationnelle des échanges ; en prenant le temps de définir très précisément les objectifs politiques communs, afin d’éviter au maximum les illusions, les incompréhensions et les contradictions qui, tôt ou tard, finiront par éclater ; en essayant de résoudre collectivement les conflits dès qu’ils apparaissent, sans laisser pourrir les situations ; en faisant venir de temps en temps des observateurs extérieurs ou des médiatrices pour avoir un point de vue et d’éventuels conseils sur la vie du groupe ; en proposant des temps de formation sur la communication non-violente ; en mettant en place des techniques de discussion favorisant l’écoute et les échanges constructifs...

À ce propos, nous avons interviewé il y a quelques années l’association Virus 362, qui expérimente et développe de nombreux outils de débat démocratique : les bâtons de parole, les débats en petit groupe, les discussions en étoile, les positionnements par axe, autant de techniques pour apprendre à s’écouter, à prendre le temps de la réflexion, à décider collectivement.

Ces outils sont passionnants, ce sont des points d’appui, ils peuvent nous aider à améliorer nos façons de communiquer. Mais à mon avis, ils ne résolvent pas tout. Ils peuvent même complexifier certaines situations, rendre les rapports de domination moins visibles, moins identifiables. Il ne s’agit pas de solutions miracles, comme l’explique d’ailleurs très bien l’association Virus 36. En tout cas, pour terminer sur les facteurs qui me semblent renforcer la cohésion des collectifs politiques, j’ajouterai l’action.

L’action ?

Lutter concrètement ensemble. Rien n’est pire, à mon avis, que de passer son temps en palabres sans avoir des ’’heures de vol’’ en commun. C’est souvent dans l’action, en partageant des moments forts que l’on se rapproche, que l’on se soude face à l’adversité, que l’on relativise les tensions interpersonnelles face à la gravité des enjeux politiques pour lesquels on se bat.

Vous avez jusqu’ici parlé des conflits internes au sein d’un même collectif de luttes. Qu’en est-il des conflits entre différents groupes militants ? Dans chaque ville, on observe souvent de fortes tensions entre les ’’décroissants’’, les ’’anars’’, les ’’féministes’’, avec, au sein de chaque ’’famille politique’’, différentes tendances...

Je pense que nous n’arriverons à rien sans créer, à des occasions précises et sur des luttes précises, de grands fronts unitaires rassemblant toutes les forces présentes. Cela ne se décrète pas. La seule manière de construire cette convergence des luttes, c’est, je crois, de multiplier les espaces de rencontres, les points de contact, les occasions de luttes collectives, tout ce qui permet de construire, peu à peu, et par un long travail relationnel, une ’’porosité’’ entre les différentes tendances politiques. C’est difficile et assez ingrat. Mais faudra-t-il attendre que la situation politique française atteigne un seuil de gravité supplémentaire pour que les mouvements contestataires dépassent les ’’gue-guerres’’ personnelles et idéologiques, et commencent à s’organiser ensemble ?

Abordons à présent la seconde grande difficulté que vous avez pointée en début d’entretien : la question des contraintes de la vie matérielle et relationnelle.

C’est une question lancinante, elle me poursuit depuis dix ans. Comment trouver suffisamment de temps et d’énergie pour participer à des luttes politiques, tout en subvenant à ses besoins matériels, en étant capable de soutenir ses proches, en étant capable de faire face aux aléas de l’existence, sans participer par ses activités économiques au système que nous voulons combattre ? C’est une équation difficile, mais elle est fondamentale.

Comment résoudre cette équation ?

Je ne connais aucune réponse simple et généralisable. Par contre, je crois qu’il est important d’aborder cette question collectivement, de la sortir du domaine privé. La plupart du temps, nos choix individuels ne sont discutés qu’au sein du couple ou dans le cercle des ami-e-s proches. Au sein de nos collectifs, c’est presque un tabou, on parle rarement de nos choix de vie, alors même qu’ils conditionnent nos engagements politiques, notre disponibilité, notre énergie physique et psychique.

Aborder de manière collective des questionnements existentiels, c’est délicat. On rentre dans l’intimité de chacun-e...

Il ne s’agit pas de s’imposer des directives précises, mais d’approfondir nos imaginaires sur cette question, de réfléchir collectivement nos choix de vie : quelle vie voulons-nous ? En quoi nos choix professionnels façonnent-ils nos manières de penser, notre capacité de résistance sur la durée ? Quelles sont les activités économiques qui permettent, directement ou indirectement, d’affaiblir le capitalisme, et de nous rapprocher de la société que nous voulons ? Quelles sont les activités professionnelles qui nous permettent de nous émanciper sur le plan personnel et collectif ? Est-il possible de mutualiser dans nos réseaux politiques le soin aux personnes malades, aux parents vieillissants, aux enfants, tous les soins généralement confinés dans nos sphères privées ou confiés à l’État ? Quelles réponses personnelles et collectives d’autres militant-e-s ont-ils construit par le passé ? Ce sont des questions passionnantes, que nous nous posons que trop rarement. La plupart d’entre nous, nous entrons dans l’âge adulte et la vie active sans avoir jamais eu l’occasion de penser réellement notre vie. Nous suivons généralement la trajectoire liée à notre milieu social, aux suggestions de notre entourage, aux hasards de la vie. Se poser toutes ces questions, c’est commencer à mieux choisir nos vies et les luttes politiques qu’elles permettent.

Nos choix de vie sont avant tout le résultat de rencontres et d’opportunités, ils sont liés à notre milieu social d’origine, ce sont en grande partie des ’’choix non choisis’’. N’est-ce pas illusoire de vouloir plaquer une rationalité sur tout cela ?

C’est avant tout une question de projet politique. On ne milite pas seulement à travers ses engagements dans telle ou telle lutte, on milite aussi avec sa vie, avec son quotidien, avec ses activités économiques. Je sais bien qu’il est illusoire de croire qu’on peut tout contrôler de sa vie. Nous sommes conditionné-e-s par notre sociologie, notre histoire, notre époque. Mais au moins pouvons-nous y réfléchir, essayer d’infléchir nos déterminismes, mieux connaître les choix possibles. Quand avons-nous le temps de le faire ? Du début de notre scolarisation à la fin de nos études, nous n’avons jamais plus de deux mois de temps libre. Puis nous enchaînons avec la vie professionnelle, avec, au mieux, ses quelques semaines de congés par an. Nous entrons dans la vie adulte sans avoir eu le temps et l’espace pour réfléchir posément à ce que nous voulons faire de nos vies. Réfléchir, c’est un processus qui demande du temps, du calme, du recul. C’est l’une des raisons pour lesquelles je recommanderais aux personnes qui le peuvent de prendre une ou plusieurs années sabbatiques dans leur vie, pour se poser, prendre le temps de penser, d’approfondir certaines luttes, d’explorer des alternatives. En tout cas, personnellement, cela m’a beaucoup aidé.

Actuellement, quelles solutions matérielles vous semblent les plus compatibles avec des activités militantes ?

C’est difficile de répondre. Je vois beaucoup de configurations différentes. Je vois des militant-e-s qui se réapproprient les minima sociaux pour dégager un maximum de temps bénévole dans des associations, dans des collectifs de lutte, dans la construction de projets alternatifs. D’autres choisissent des boulots à temps partiel, si possible avec du sens politique, par exemple dans des associations environnementales, politiques ou sociales. D’autres encore acquièrent des compétences manuelles et travaillent en intérim quelques mois dans l’année, pour avoir le reste du temps disponible. D’autres enfin se lancent dans la création de structures autogérées à but social, politique, écologique, des fermes bio-locales, des épiceries, des boulangeries, des ateliers de transformation, des bars associatifs, des associations d’éducation populaire, des maisons d’édition engagées, des journaux alternatifs, des jardins collectifs... La force de ces structures collectives, c’est leur capacité à rassembler autour d’elles tout un ’’écosystème’’ politique, à tisser des liens solides entre camarades, tout en restant ouvertes sur la société. Leur force, c’est aussi leur capacité à soutenir les luttes sociales, en apportant du financement, des espaces de réunion, du soutien matériel. Aujourd’hui, j’aurais tendance à considérer ce choix économique comme étant le plus durable, celui qui favorise le plus la convergence des luttes.

Toutes ces stratégies sont bien sûr plus faciles si l’on adopte un train de vie modeste, sobre, si l’on ne rentre pas dans le modèle consumériste dominant, si l’on réapprend à faire soi-même, à réparer, à privilégier le temps et les relations sociales plutôt que l’argent...

Et que pensez-vous des militant-e-s inséré-e-s dans une vie professionnelle plus ’’classique’’, mais engagé-e-s à côté dans de nombreuses luttes contestataires ? Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction à travailler, par exemple, dans un multinationale, tout en militant à côté ?

Je côtoie pas mal de militant-e-s salarié-e-s dans des multinationales ou dans l’administration, et qui consacrent l’essentiel de leur temps libre et de leurs ressources financières à soutenir des luttes, ou qui tentent par tous les moyens possibles de jouer un rôle de contre-pouvoir au sein de leur structure. Je les respecte et j’apprécie leur aide, dans la mesure où leurs engagements politiques ne me semblent pas constituer une ’’soupape de compensation’’, une manière de se déculpabiliser. Je constate en tout cas qu’il est très difficile de tenir de telles positions politiques sur la durée, c’est difficilement compatible. Il me semble donc très important de se dire qu’avec le temps, on risque de perdre en autonomie de pensée si on reste, par son travail, dépendant-e d’une structure qui nous apporte chaque mois le salaire dont on a besoin, et que cela vaut le coup de prendre ce problème a bras le corps, de construire progressivement des portes de sortie du capitalisme, pour soi-même et pour les autres.

Pour terminer cet entretien, nous aimerions aborder avec vous la question du découragement politique. Traversez-vous, personnellement, des phases de doutes concernant vos engagements ?

Bien sûr. Quand on lutte pour une société plus démocratique, moins sexiste, plus égalitaire, plus décente, le quotidien est une épreuve. Marcher dans la rue est une épreuve. Avoir en permanence sous les yeux tout ce qui nous révolte, le tout-bagnole, la pollution, la misère sociale, l’arrogance des riches, la publicité, c’est usant. L’ordre établi est corrosif. La plupart des interactions sociales en dehors de nos ’’cercles militants’’ habituels nous renvoient en pleine face la puissance de ce que nous voulons changer. Chaque pas de côté par rapport au modèle dominant nous expose aux pressions familiales, aux remarques de nos collègues, à l’incompréhension d’une partie de nos ami-e-s, pour qui l’engagement politique est généralement associé à une image négative, à l’expression d’une marginalité. Il suffit de prendre l’exemple du sexisme. Pour une militante féministe, chaque interaction sociale rappelle à quel point on vit dans une société patriarcale. Le sexisme est partout, omniprésent, dans les publicités, dans les médias, à la crèche, à l’école, au travail, dans nos familles, dans la rue, dans nos relations amoureuses... Porter des idées féministes, c’est sans cesse nager à contre-courant. C’est subir une grande violence symbolique. Il est beaucoup plus confortable de se laisser porter par l’époque, de se mouler dans ce que la société attend de nous, le travail, la consommation, les loisirs, le repli sur soi, le politiquement correct.

Comment faites-vous, personnellement, quand vous traversez des phases de découragement ?

D’abord j’essaie de prendre du recul, de me reposer, de me détendre, de prendre l’air, de passer du temps avec des ami-e-s, de fréquenter les lieux alternatifs que j’apprécie. Bref, j’essaie de recharger les batteries, parce qu’il est très difficile d’aborder des questions existentielles sans un minimum d’énergie physique et mentale. Parfois, cette simple prise de recul m’aide à percevoir différemment la situation.

La suite ici.

La Traverse, Les Renseignements Généreux, numéro 3

Dans ce troisième numéro vous trouverez :

- Qu’est-ce qui renforce les luttes collectives ? Qu’est-ce qui les fragilise de l’intérieur ?, quelques réflexions pratiques sur le militantisme, par Nathalie Dom.

- Comment j’ai attrapé la sharka, un virus politique, une expérience d’agriculture paysanne, par Jacques Ady.

- "Les autorités ont peur des mouvements dont on ne peut pas couper la tête", une rencontre avec Sonia et Camille du groupe Femmes Défends-Toit.

- La proposition bolo’bolo, un petit manuel pour préparer et se préparer à la fin du capitalisme.

- La médecine et ses "alternatives", un point de vue politique sur notre santé, par Richard Monvoisin

L’intégralité de la revue est consultable en ligne. À travers des entretiens, des analyses, des exposés, cette revue s’efforce de tendre vers deux directions : forger des outils d’autodéfense intellectuelle ; imaginer, construire et faire découvrir des actions politiques ou des alternatives qui nous semblent pertinentes.

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