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OWNI

26 ans de lois antiterroristes

Pierre Alonso
+ "Coup de filet" : la parole policière, vérité révélée pour les médias ? par Eric Hazan

Article mis en ligne le dimanche 21 octobre 2012


Coup de filet" d’islamistes : la parole policière, vérité révélée pour les médias ?

par Eric Hazan

Dans l’affaire de la "cellule terroriste démantelée" à Strasbourg et à Cannes au début du mois d’octobre, les médias ont été unanimes à reprendre sans état d’âme les déclarations de la police. Aucun conditionnel, aucune petite phrase prudente permettant une retraite éventuelle en bon ordre.

RER D, incendie rue Popincourt, Tarnac...

Ce n’est pas la première fois. On se souvient de l’agression antisémite du RER D en 2004, de cette jeune femme victime de "6 étrangers, dont 4 Maghrébins et 2 Noirs", un acte odieux dénoncé par toute la presse, par le président Chirac, par Villepin, ministre de l’Intérieur, par toute la classe politique, droite et gauche mêlées. Dommage, c’était une mythomane.

On n’a pas oublié non plus le scandaleux incendie criminel du centre social juif de la rue Popincourt, la même année : le ministre israélien des Affaires étrangères, Sylvan Shalom, était venu à Paris pour visiter les lieux et critiquer le laxisme français face aux actes antisémites. Pas de chance, là non plus : l’incendie était l’œuvre d’un vieux fou, juif de surcroît. Dans un cas comme dans l’autre, tous les médias ont donné dans le panneau, aucun sauf erreur n’a présenté d’excuses.

Plus près de nous, dans les premiers jours de "l’affaire Tarnac", presse écrite, radios et télévisions ont été unanimes à dénoncer l’action terroriste des "anarcho-autonomes", de "ce noyau dur qui avait pour objet la lutte armée", dixit le procureur Marin. "Libération" titrait en une "L’ultra-gauche déraille", "Le Point" parlait de "nihilistes clandestins", le Figaro Magazine des "caténaires de la peur", France 2 de "la petite épicerie tapie dans l’ombre" qui servait de QG au "commando". Là non plus, pas d’excuses quand le montage policier s’est profilé à l’horizon.

La construction d’un ennemi intérieur

Dans le coup de filet récent, il est possible que Jérémie Louis-Sidney, "un converti de 33 ans, apprenti terroriste qui voulait finir martyr" (France 24) ait été abattu par des tirs de riposte des policiers, il est possible que les hommes placés en garde à vue pendant cinq jours, puis inculpés, soient bien ceux qui ont lancé une grenade contre l’épicerie juive de Sarcelles.

Mais l’unanimité des médias à tenir la parole policière pour vérité révélée, l’indignation générale des politiques, l’énorme retentissement donné à toute l’affaire, tout cela a un sens. En dénonçant les dérives françaises de "l’islam radical", les médias asservis et les politiques cherchent à faire monter dans le pays un sentiment de peur.

La peur est la meilleure des diversions possibles – voir ce à quoi ont servi en leur temps la grippe aviaire, la vache folle, la grippe H1N1 ou les JO de Londres. Et puis, en montrant que la barbarie n’est plus seulement à nos portes mais qu’elle est désormais parmi nous, en incriminant une fois de plus – tout en jurant le contraire – la jeunesse des quartiers populaires, on reste entre nous, on resserre les rangs, on relègue à l’arrière-plan le racisme et la misère.

Construire un ennemi intérieur est un procédé politicien médiocre, mais c’est bien du camp des médiocres que proviennent souvent les plus graves dangers.


Le 7 octobre 2012

A lire avec tous les liens et l’Infographie réalisée par Cédric Audinot /-) sur :
http://owni.fr/2012/10/07/infograph...

Comme l’ont montré les évènements de ce week-end, 26 années de lois et d’exceptions antiterroristes, au prix de multiples dérives, n’ont pas anéanti le phénomène. Description en une infographie interactive de cette mécanique antiterroriste française, mise en place en 1986 au lendemain d’attentats et qui ne cesse de se durcir après chaque action terroriste. Par souci d’efficacité ?

L’antiterrorisme français est un édifice. Un édifice légal, auquel le nouveau gouvernement socialiste veut apporter une nouvelle pierre. Les lois antiterroristes en vigueur sont récentes à l’échelle du code pénal. Certes, il y eut les lois scélérates à la fin du XIXe siècle qui créaient un système d’exception. Mais la machine antiterroriste actuelle repose aujourd’hui sur des lois de 1986, 1992, 1996, 2001 ou 2006 pour ne citer que les principales (voir notre infographie interactive (http://owni.fr/2012/10/07/infograph...).

Le projet de loi

Présenté mercredi en Conseil des ministres, le projet de loi prévoit de faciliter les sanctions de Français commettant des actes terroristes à l’étranger. Cette infraction existe déjà, notamment par le truchement de l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Le texte n’apporte donc pas de grandes nouveautés sur ce point. D’autres dispositions sont également prévues : la conservation de données de connexion, l’accès aux fichiers de police administrative et le recours à des contrôles d’identité. Enfin, il prévoit de faciliter l’expulsion de personnes étrangères suspectées d’activités terroristes. Lire notre article : Terreur dans le miroir (http://owni.fr/2012/10/05/la-terreu...).

Le système mis en place se caractérise par sa “vocation préventive” selon les mots du juge d’instruction Marc Trévidic, dans son ouvrage Au coeur de l’antiterrorisme. La vocation préventive doit résoudre une équation a priori insoluble : comment empêcher les attentats, c’est-à-dire punir avant qu’une infraction soit commise ? Marc Trévidic est bien placé pour poser la question (et y répondre) : ce magistrat appartient au pôle antiterroriste du Tribunal de grande instance de Paris – la galerie Saint-Eloi – compétent sur l’ensemble du territoire.

Centralisation

Ce principe de centralisation est posé par la première grande loi antiterroriste contemporaine, celle du 9 septembre 1986. Les affaires terroristes échappent aux juridictions ordinaires. Les enquêtes sont confiées à des magistrats instructeurs ou des procureurs spécialisés, à Paris. _ Les cours d’assises, pour les crimes terroristes, sont composées exclusivement de magistrats, et non de jurés, en vertu d’une loi de décembre 1986.

Ces bases du système français ne permettent toujours pas de résoudre la fameuse équation de Marc Trévidic. La solution apparaît à partir de 1992. L’expression “association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste” fait son entrée dans le code pénal. Elle devient un délit passible de 10 ans de prison en 1996.

L’association de malfaiteurs concentre les critiques, incarnant l’extrême souplesse du régime antiterroriste français. Dans son ouvrage, Marc Trévidic écrit :

Cette infraction est un outil terriblement efficace mais également potentiellement dangereux pour les libertés individuelles. (…) On réprime alors non l’acte de terrorisme pas encore commis, mais la préparation même de cet acte de terrorisme.

Clé de voûte du système français, l’association de malfaiteurs est vigoureusement défendue par les praticiens de la lutte antiterroriste. Le juge Bruguière, longtemps à la tête de la Galerie Saint-Eloi et connu pour son utilisation extensive de cette infraction, oppose “l’approche judiciaire française [aux] exactions commises par les États-Unis à leur centre de détention de Guantanamo et avec celles commises par le Royaume-Uni, où les étrangers soupçonnés de terrorisme ont été détenus sans limite de temps et sans inculpation de 2001 à 2004, jusqu’à ce que la Haute Cour déclare ces mesures illégales.” Une comparaison, en forme de justification, courante chez les magistrats spécialisés.

Dès la moitié des années 1990, les deux piliers de l’antiterrorisme à la française sont posés. Ils sont sans cesse renforcés par les législations suivantes. En 2006, “la loi relative à la lutte contre le terrorisme” aggrave les peines encourues pour l’association de malfaiteurs, renforce la centralisation de la justice à Paris et prolonge la durée de la garde à vue, jusqu’à six jours en cas de “risque sérieux de l’imminence d’une action terroriste en France ou à l’étranger”.

Un attentat, une loi

1986, 1996, 2006. Les grandes lois antiterroristes interviennent après des attentats. Au milieu de la décennie 1980, plus d’une douzaine d’attentats sont commis à Paris, revendiqués par le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient. En 1995, la France est frappée par une nouvelle série d’attentats. Le 25 juillet, dix personnes meurent et 117 sont blessées par l’explosion d’une bombe dans la station Saint-Michel, à Paris, un attentat perpétré par le Groupe islamique armé algérien selon les autorités.

Dix ans plus tard, la nouvelle législation intervient en réaction aux attentats de Londres, en juillet 2005. Le projet présenté mercredi en Conseil des ministres est une version diluée d’un texte préparé par le précédent gouvernement, quelques jours après l’affaire Merah.

En 1898, aux lendemains de l’adoption des lois scélérates, Francis de Pressensé, futur président de la Ligue des droits de l’homme, écrit[1] :

La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse.


[Survolez l’infographie (http://owni.fr/2012/10/07/infograph... ) avec votre souris puis cliquez sur les ronds noirs et rouges pour en savoir plus sur chaque texte]

Retrouvez le recensement par Owni des 42 lois sécuritaires adoptées entre 2002 et 2011, dont les lois antiterroristes ne sont qu’une partie.
L’ONG Human Rights Watch a publié en 2008 un rapport sur l’antiterrorisme en France : la justice court-circuitée
En 1999, la Ligue des droits de l’homme avait publié “France : la porte ouverte à l’arbitraire” sur le même sujet.

  1. Citation extraite de l’ouvrage Contre l’arbitraire du pouvoir, paru aux éditions La Fabrique []
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Vos commentaires

  • Le 8 octobre 2012 à 12:27, par Christiane En réponse à : 294 attentats en Europe en 2009, 1 attribué au terrorisme islamiste

    http://www.lexpress.fr/actualite/so...

    Par Eric Mettout, publié le 10/01/2011

    La peur du terrorisme islamiste sur le Vieux Continent est inversement proportionnelle à sa réalité : c’est l’un des enseignements de la première enquête sur le sujet de l’agence Europol.

    (...)

    - L’immense majorité des attaques terroristes sont liées au séparatisme, exclusivement en France et en Espagne : 89 sur le sol Français, 148, pour l’essentiel attribuées à l’ETA, de l’autre côté des Pyrénées - pour un total de 237 sur 294 en 2009. 40 attentats ont été revendiqués par des mouvements anarchistes ou d’extrême gauche, 4 par des mouvements d’extrême droite.

    - Le nombre d’attentats ne cesse de baisser. La décrue, entamée en 2008, s’est accentuée en 2009 : 581 attaques, effectives ou avortées, recensées il y a trois ans, 441 en 2008, 294 en 2009. Soit 33% de moins qu’en 2008, pratiquement moitié moins qu’en 2007. Plus inattendu encore, elles n’ont touché que six pays de l’Union européenne - la France, l’Autriche, la Grèce, la Hongrie, l’Italie et l’Espagne.

    Le nombre d’arrestations liées à des affaires de terrorisme a lui aussi diminué, passant en trois ans de 841 à 587. Le nombre de tués a en revanche augmenté : quatre victimes en 2008, sept en 2009, toutes membres des forces de l’ordre.
    Le nombre d’attentats a été pratiquement divisé par deux en Europe entre 2007 et 2009.

  • Le 18 octobre 2012 à 14:58, par Christiane En réponse à : 26 ans de lois antiterroristes

    Sur les arrestations policières et l’attitude des médias, n’oublions pas les multiples perquisitions et arrestations à grand spectacle chaque année de Kurdes désignés comme "terroristes" pour faire plaisir à Erdogan et lui vendre nos armes,heureusement en général libérés ensuite sans procès dans le silence médiatique !

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