Une tribune pour les luttes

"Nous ouvriers sacrifiés"

“La classe politique méprise le monde ouvrier”

Entretien des Inrocks avec l’historien Xavier Vigna

Article mis en ligne le mardi 16 octobre 2012

Avec les liens :
http://www.lesinrocks.com/2012/10/1...

10/10/2012

Alors que les plans sociaux s’accumulent sur le bureau du ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, l’historien Xavier Vigna revient sur le rapport contrarié qu’entretient le monde ouvrier avec la gauche au pouvoir.
Retrouvez notre dossier “Nous ouvriers sacrifiés” dans les Inrocks n°880.

Les plans sociaux se multiplient chez Sanofi, Doux, Fralib, Arcelor Mittal ou bien encore Petroplus. L’Etat et les syndicats ont-ils encore les moyens de forcer la main des entreprises qui souhaitent délocaliser ?

En regard de la législation actuelle, l’État et les syndicats n’ont pas toute latitude pour interdire les délocalisations. Mais ce qui me frappe, c’est la volonté toute relative du gouvernement de s’y opposer, et de déployer un certain nombre de pressions sur telle ou telle entreprise pour empêcher cette logique. Je formulerais une remarque similaire au niveau des confédérations syndicales qui ne relaient que très inégalement les mobilisations des salariés de base et de leurs sections syndicales. En outre, si la législation actuelle n’est pas assez dissuasive, qu’est-ce que le gouvernement attend pour la modifier ? Je croyais que le Parti socialiste était resté suffisamment longtemps dans l’opposition pour avoir préparé un train de mesures rapidement applicables sur ces questions d’importance majeure. Manifestement, ce n’est pas le cas.

De nouveaux concepts de mobilisations sociales ont-ils émergé ces dernières années ?

Oui, en partie. Depuis une grosse quinzaine d’années, se sont développés les mouvements dits “des sans” : sans-papiers, sans-travail (les chômeurs), sans-logis, etc. De telles mobilisations sont parfois apparues il y a bien longtemps, comme les marches de chômeurs dans les années 1930, ou des grèves de la faim pour l’obtention de papiers de la part d’immigrés, ouvriers ou pas, dans les années 1970. Mais, la singularité de la période est que ces mouvements de “sans” opèrent dans une large mesure à l’extérieur de l’espace de travail, et sans que les salariés en situation normale (avec un contrat de travail stable, etc.) se mobilisent soit sur des questions propres, soit pour relayer ces mouvements des sans. Les grèves menées par les salariés sans-papiers pour obtenir leur régularisation ont tenté – avec un succès inégal, mais peu importe ici – de briser cet isolement. Ce sont les rares grèves offensives dont on a entendu parler dans les médias, d’ailleurs.

Que manque-t-il au monde ouvrier pour rééditer l’exploit des ouvriers de Lip en 1973 ?

L’histoire ne se répète pas, et il est vain d’attendre un nouveau Lip (http://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Lip). Ce qui est extraordinaire dans ce conflit – une longue mobilisation des salariés d’une usine de montres contre un plan de démantèlement en reprenant en partie la production – est leur inventivité, leur audace, et les appuis qu’ils ont su trouver dans la population, bien au-delà de Besançon, par-delà des organisations syndicales parfois assez rétives. Cela tient en partie à leurs convictions de la profonde nocivité du capitalisme, et à sa fragilité. Dans les années 1970, quand on était de gauche, il allait de soi que le capitalisme ne devait pas être aménagé mais aboli, et que cela allait se faire. On était dans la construction d’une alternative radicale. Aujourd’hui, cette croyance en un futur autre, différent, meilleur s’est largement évanouie, dans le monde ouvrier et au-delà. C’est cette conviction politique, au meilleur sens du terme, qui manque sans doute dans une très large partie de la population.

Quelles sont les conséquences humaines des plans sociaux pour les ouvriers qui les acceptent ?

Les conséquences des plans sociaux sont toujours très lourdes. Même quand un plan social est généreux, il produit inévitablement une déstructuration et une déstabilisation très brutale des ouvrier(e)s licencié(e)s. Car, le monde ouvrier a construit sa fierté et sa légitimité sur le travail, et la capacité à produire, à tenir un travail dur. Quand survient le chômage, cette fierté s’en va. Tous les collectifs de travail se dissolvent, et donc une ambiance, des relations, un tissu social (sans imaginer que tout était facile et commode avant). Pour certains, et notamment des ouvrières d’à peine 45 ans, c’est le renoncement à toute carrière professionnelle ; pour beaucoup, le licenciement est vécu comme un échec personnel qui brise l’estime de soi, et entraîne parfois des dépressions. A lire les récits ouvriers, on sait – sans pouvoir le mesurer – que des suppressions d’emploi conduisent à des suicides. Dans les années 90 par exemple, suite au plan social chez Chausson à Creil, une collègue sociologue, Danièle Linhart, a évoqué l’éventualité de quatorze suicides. Évidemment, il est difficile de dire qu’un plan social provoque directement tel ou tel suicide, mais il ruine toujours la santé des ouvrier(e)s licencié(e)s.

La classe ouvrière a-t-elle encore une influence sur le pouvoir ?

D’abord, elle en a rarement eu, même quand la gauche, dans sa diversité, était au pouvoir. Mais la classe politique redoutait le monde ouvrier, et avait besoin de ses suffrages, de sorte qu’une attention et une considération existaient, qui ont largement disparu. Il règne aujourd’hui une forme de mépris de classe de la part d’une bonne partie de la classe politique vis-à-vis du monde ouvrier. Sitôt qu’on s’intéresse à eux, on est suspecté d’ouvriérisme ou de populisme. Et d’ailleurs, Terra Nova, le “Think tank” du PS, a théorisé la possibilité pour le parti socialiste de se passer des voix des classes populaires lors des dernières élections présidentielles. Allez sur leur site : vous y verrez des thématiques et des groupes de réflexion sur tout ou presque, y compris sur le football ! Mais vous y chercherez en vain une lecture sociale des réalités, et des inégalités contemporaines. Pas un texte sur les classes populaires ou le monde ouvrier ; rien non plus sur les paysans, les classes moyennes, etc. C’est invraisemblable – et inquiétant – mais c’est ainsi, et ça en dit long sur la déformation des élites supposées, ou se pensant ainsi. En face, le monde ouvrier a largement perdu une forme de “conscience de soi” et donc aussi de confiance en soi. Les ouvriers ne se pensent, ne se disent, voire ne se revendiquent plus beaucoup comme tels. Ce faisant, le vote de classe s’estompe, et par là toute possibilité d’influence sur les représentants politiques.

Recueilli par David Doucet

Histoire des ouvriers en France au XXe siècle de Xavier Vigna (Perrin, février 2012)

A lire : notre dossier “Nous ouvriers sacrifiés” dans le numéro 880 des Inrockuptibles disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne


Histoire des ouvriers en France au XXe siècle de Xavier Vigna (Perrin, février 2012)

Présentation de l’éditeur

L’histoire sociale et politique de la « classe ouvrière ». Une synthèse neuve appelée à devenir une référence.

C’est lorsqu’un cycle se termine qu’il faut le raconter. Or, depuis la fin des années 1970, au rythme de la désindustrialisation, le nombre d’ouvriers décline inexorablement. Spécialiste de l’histoire sociale de la France contemporaine, Xavier Vigna a donc décidé de retracer la vie et l’évolution de ces hommes et de ces femmes qui ont profondément marqué la France du XXe siècle.
Faisant la part belle aux témoignages, il nous décrit leur quotidien : leur travail, leurs engagements, leurs combats, mais aussi leur vie de famille, leurs logements, leurs loisirs. Enfin, il se penche sur les grands moments qui ont scandé leur histoire, du Front populaire à Mai 1968, en passant par les deux guerres mondiales et la crise des années 1930.

Balayant bien des clichés ? comme les liens indéfectibles entre partis de gauche et classe ouvrière ? et investissant d’autres thèmes ? les femmes, les immigrés, la « centralité » ouvrière ?, cette synthèse novatrice nous livre les clés pour saisir la force et la complexité d’un monde qui incarne le XXe siècle français dans son aspiration à la solidarité comme dans sa récente déstabilisation.

Maître de conférences à l’université de Bourgogne et membre de l’Institut universitaire de France, Xavier Vigna a notamment publiéL’Insubordination ouvrière dans les années 68.


Présentation de l’éditeur

La mémoire de 68 a largement valorisé le mouvement étudiant. Pourtant, 68 constitue également le plus puissant mouvement de grèves ouvrières que la France a connu, et qui ouvre ensuite une phase décennale de contestation dans les usines. C’est cette séquence d’insubordination ouvrière que Xavier Vigna retrace dans une étude historique pionnière qui s’appuie sur des archives inédites. En croisant tracts, rapports de police et films militants, ce livre analyse d’abord l’événement que constituent les grèves de mai-juin 1968, bien au-delà de la seule scène parisienne souvent réduite à la " forteresse de Billancourt ", et en montre le caractère inaugural. Dès lors, l’insubordination perdure et se traduit par de multiples illégalités. La parole ouvrière qui la nourrit conteste l’ensemble de l’organisation du travail. Relayée selon des modalités complexes par les organisations syndicales et les groupes d’extrême-gauche, cette insubordination échoue pourtant face à la crise économique. Ainsi, ces années 68 constituent également une séquence ouvrière, dont cet essai d’histoire politique des usines entend restituer l’ampleur. Livre d’histoire par conséquent à rebours des discours convenus sur " Mai 68 ", et d’une histoire ouvrière qui se confronte à la sociologie du travail d’alors, il renouvelle largement notre connaissance d’une période ardente et cruciale, celle des années 68.


Présentation de l’éditeur

Contre la réduction du printemps 1968 à un monôme étudiant, ce livre entend restituer l’épaisseur conflictuelle de ce qui fut un des événements majeurs de l’histoire du siècle dernier. Pendant huit semaines en effet, la société française connut un ébranlement considérable : dans les universités évidemment, mais également dans les usines et sur tous les lieux de travail, dans les campagnes enfin. Il fallait par conséquent décentrer l’analyse au-delà des rives de la Seine vers d’autres régions et envisager la multiplicité des acteurs de ces épisodes : les étudiants comme les ouvriers et tous les salariés, mais aussi les paysans, et bien évidemment l’Etat, qui n’est pas resté impavide ; les organisations politiques et syndicales, au-delà du seul mouvement ouvrier ; les répertoires d’action (les manifestations, les grèves) comme les stratégies pour réprimer et/ou désamorcer la conflictualité (élections et amnisties). Mais comprendre 68 suppose aussi d’opérer une double mise en perspective : en situant ce printemps dans une conflictualité séculaire d’une part, en regard des mouvements de contestation qui secouent le monde d’autre part. Si ce livre n’offre pas un récit du printemps, il permet en revanche de mesurer combien ces huit semaines ébranlèrent la France.

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