Une tribune pour les luttes

Un matin avec Madame Cravache

Récit d’une réunion collective obligatoire dans un Pôle emploi à Montreuil

Article mis en ligne le mardi 19 février 2013

http://cafard93.wordpress.com/2013/...

Oubliée de mon agence et abandonnée par mon conseiller Pôle emploi depuis 15 mois, je suis presque flattée lorsque je reçois une convocation pour une «  réunion  ». Une réu, c’est bonnard me dis-je  : on est entre chômeurs, on se tient chaud, on n’a pas besoin de se
peignermaquillerdouchersentirbonprendresamotivationsouslebras.

Bon d’abord à l’agence de la rue de la Beaune tu rentres pas comme dans un moulin, que nenni  ! Nous sommes une vingtaine à l’heure dîte et nous faisons la queue DEHORS tandis qu’un agent DEDANS vérifie une à une chaque convocation et la tête à qui appartient la main qui tient fébrilement son petit papier.

Il apparaît rapidement manifeste que les agents d’accueil ne comprennent pas bien ce que fait ce petit troupeau d’usagers dans l’agence  : qu’est-ce que c’est que ça tous ces chômeurs dans une agence Pôle emploi, ils se croient où  ? Nous on est lisses, sages et auréolés en fluo de notre bonne foi  : on a en main un petit papier qui dit que «  réunion  », le mot est stabiloté sur chaque convoc en rose en vert en jaune en bleu, c’est joli. Un agent téméraire fait le lien entre le mot qui cligote en fluo sur nos papiers et un panonceau «  réunion  » sur une porte  : tac-tac réunion / réunion, ha ben on a qu’à les mettre là  !

Dans le hall c’est un soulagement général, ça faisait désordre cette hésitation collective, on est passé à deux doigts du questionnement métaphysique et ça chacun pressent que c’est le début du bordel voire de l’amorce du commencement de l’émeute. Bon. Moi l’insurrection là je suis pas chaude perso parce qu’il est franchement l’aube et j’ai bu un seul café.
Donc là, on va être rangés dans la salle, rengainez vos cagoules, c’est pas pour maintenant. Sauf que, consternation  : les convoqués sont une vingtaine et la salle a une jauge de dix personnes. Re tac-tac, décidément dans sa tête à lui ça va vite, ça fait des rapprochements sémantiques, ça manie des chiffres, ça fait des soustractions  : ils rentrent pas les gens, là. Il est sincèrement embêté et dévoué. Je vois presque en projection sur son crâne des phrases genre  : ben quand même on peut pas traiter les gens comme ça, c’est des chômeurs oui mais c’est quand même encore des gens voire peut-être des citoyens, la déclaration des droits de l’homme c’était pas pour se torcher avec, moi tu vois je voulais être rock star et voilà je suis agentPôlemploi, c’est pas facile il faut que je m’accroche à ce qu’il me reste d’humanité, quand-même ces gens ils ont droit à une chaise chacun dans la salle de réunion, ils ont beau être en troupeau ce matin on est pas des bêtes.

Polyvalent l’agent post-rock star  : la tête ET les jambes  : le voilà qui commence énergiquement à jouer à Tétris avec les tables et les chaises sous notre regard ovin (le troupeau a fini par faire les bêtes).

C’est alors que surgit des profondeurs impénétrables de l’agence une jeune femme déterminée, court vêtue et chaussée de cuissardes. Où est sa cravache  ? A mon avis c’est un modèle télescopique pour mieux la ranger dans ses bottes.

Elle déclare  : «  Ho là là mais ça va bien comme ça hein, la semaine dernière ils y sont tous rentrés dans cette salle  ». Disqualification par  KO. Nous bêlons des remerciements sincères à la rock star déchue.

Nous nous quichons donc à vingt dans la salle prévue pour dix. Les chômeurs du temps de crise s’entassent donc dans une salle conçue en temps de plein emploi (Quand  ? ben, tu sais, avant…).

Mme Cravache préside la séance et discute en aparté avec un petit homme qui raconte une histoire de stage et qu’il peut pas rester et signez-là merci au revoir.
Puis Mme Cravache rediscute en aparté à voix haute (un nouveau truc de management à ce qu’il semble se dessiner ici) avec un autre monsieur qui raconte comment il était fraiseur mais qu’il est trop vieux, il frise la petite cinquantaine alors on l’a licencié, et qu’il peut plus travailler rapport aux nouveaux logiciels mais qu’on lui refuse sa formation aux nouveaux logiciels même avec son crédit formation et que à cause de son statut de propriétaire il peut pas toucher le RSA il est sans ressources. «  Vous êtes fraisier  ? Mais c’est très bien ça  !  » «  Heu non heu… pas fraisier, fraiseur  ». Ha oui  ? Signez-là merci au revoir.

L’aparté collectif se poursuit avec une femme en foulard qui cherche un emploi de femme de ménage. «  Oui mais ça madame il faut que vous vous tourniez vers le service à la personne parce que femme de ménage il faut faire jouer le relationnel la cousine la sœur la copine  ». Bien sûr que cette dame elle ne peut qu’être entourée de sœurs copines cousines femmes de ménage. Nous les ovins, on est des grégaires, on ne se regroupe qu’entre nous. Les fraisiers produisent des rhizomes, les femmes de ménage engendrent des femmes de ménage. Je la regarde cette crevette, petite femme de 60 ans 45 kg toute mouillée à qui on propose de laver des vieux.
Cravache se permet alors une question à cette dame qui vient d’expliquer très distinctement sa situation  : «  Est-ce que tu maîtrises bien la langue française  ?  » (Mme Cravache elle te dit vous dans un premier temps mais comme ensuite tu racontes ton chômage ta pauvreté tes gosses et que tu remets ta vie entre ses mains en signant son papelard elle te dit tu elle t’adoube et on dirait ta meilleure copine). Oui  ? Très bien pour l’accompagnement signe ici Fatima on te donnera un rdv à l’accueil.

Là c’est pas du tout l’ambiance bon enfant que j’attendais d’une réu entre collègues chômeurs usagés usés de Pôle emploi. Même si je suis pas peignéemaquilléemotivée, je prends fébrilement la parole parce que je commence à être un petit peu vénère et perplexe de ce qui se trame dans tous ces apartés devant tout le monde  : «  Heu… j’ai l’impression que vous êtes en train de nous faire signer un engagement pour quelque chose mais on ne comprend pas bien quoi. Il n’est pas possible qu’on signe quoi que ce soit si vous ne nous expliquez pas clairement de quoi il retourne  ». Mme Cravache quitte sa douce voix de dame patronnesse et grommelle agressivement en agitant beaucoup ses papiers sur la table  : «  Pas ma faute administration pas le temps, tout le temps comme ça Pôle emploi n’importe quoi et si vous êtes pas contente  ». Depuis le début Mme C. joue le même double discours  : si vous ne signez pas vous allez être emmerdés avec Pôle emploi / de toutes façons Pôle emploi ne fera rien pour vous, vous devez vous adresser à NOUS, sans que ce NOUS soit jamais énoncé.

«  À vous madame  », sourit-elle, se tournant brusquement vers une autre dame. La madame raconte, secrétaire mais licenciée parce que ne maîtrisant pas l’anglais et puis avec l’âge c’est ma faute je crois j’ai perdu ma motivation et ça se sent dans les entretiens. «  Ho là là mais c’est super ça parce que dans mon portefeuille de bénéficiaires j’ai un monsieur américain et on va voir ensemble ce qu’on peut faire signez ici au revoir  ».

OK. Dans deux minutes ça va être mon tour et Mme Cravache va m’entourlouper avec sa novlangue simili professionnelle me faire signer et ensuite lors d’un RDV ultérieur elle va me dire TU, m’aplatir, me plier soigneusement et me ranger dans son portefeuille à coté d’un Américain. OK. Juste ça c’est pas possible. Et bénéficiaire késaco  ? Et puis d’abord putain mais t’es qui toi Mme Cravache  ?
«  Heu… excusez-moi mais d’abord vous m’avez pas répondu tout à l’heure pour l’accompagnement à l’emploi… et j’ai cru comprendre que vous étiez pas de Pôle emploi alors ce serait bien que vous vous présentiez parce que nous là on est tous en train de déballer notre vie et moi je parle pas aux gens qui se sont pas présentés.  » «  Mais moi non plus je vous connais pas  !  » «   Ha pardon mais nous il y a nos noms prénoms adresses sur la convocation, et on est convoqués en qualité de chômeurs sous peine de radiation. Je suis en train de vous parler de politesse élémentaire, de choses qui se font. Si vous voulez, vous sortez, vous re-rentrez, vous dites bonjour, vous nous dites dans quelle boite vous travaillez  » «  Je travaille à Schmmut conseil  », «  Pardon  ?  », «  Clhuib conseil  », «  Quoi  ?!  » En définitive je crois entendre «  conseil cabinet  » ou «  cabinet conseil  » ou «  chiottes audit  » mais je suis pas sûre. C’est à ce moment que je me fais rabrouer par ma voisine qui me signifie que ça va bien maintenant mais que à cause de moi la réunion n’avance pas.

OK. Mme Cravache elle me terrifie et je suis pas vaillante et son arrogance est en train de saper ma timidité et ma politesse, mais comprendre que mes codétenus, pardon co-chomeurs, sont dérangés par mes perturbations ça me chagrine et me coupe les pattes. Force est de constater que malgré quelques regards et sourires amicaux là je suis toute seule dans la bataille. Je suis furax et j’ai envie de pleurer. Heureusement le petit gars du fond à côté du radiateur se lève et crache à Mme C  : «  Moi ça m’intéresse pas votre truc je me casse  » «  Venez émarger mais je vous préviens vous aurez des comptes à rendre à Pôle emploi  !  » crie-t-elle. Je gémis qu’elle nous a confondus avec des gamins et que mais comment elle nous parle elle, mais j’en suis plus si convaincue. Je la boucle jusqu’à la fin.

Parce que bien sûr elle est maligne, elle me fait passer après tout le monde, quand ils ont tous signés (sauf le gamin) comme ça je peux plus trop faire la mariole. Et moi par curiosité j’ai pas voulu claquer la porte, et peut-être aussi que j’ai un petit peu la trouille parce qu’elle a promis quelque chose qui ressemble à la foudre aux gens qui semblaient un peu réticents. Tout le monde a signé son putain d’accompagnement à l’emploi, elle y met tant d’opiniâtreté que je me demande si elle est payée à la pièce, au chômeur enrôlé.

«  Alors Mathiiiiiiilde  ?  » elle me susurre quand c’est mon tour. Mathilde elle bredouille que ça va elle se débrouille elle passe des concours d’éduc et que des accompagnements à l’emploi elle en a soupé depuis tout ce temps et que on va en rester là. «  Ha mais je vois que TU es autonome  !  » … Ouais on a qu’à dire que je suis autonome. Et elle note AU-TO-NO-ME et je suis dispensée du truc. Et je signe. Et je m’oublie à dire poliment au revoir.
Quand je sors de l’agence une jeune femme a l’air d’attendre depuis un moment sous la pluie avec sa poussette. Comme je la fais entrer en ouvrant la porte, elle se voit signifier  l’interdiction de franchir le seuil car cette agence ne reçoit plus de «  public  ». On l’expédie rue Kléber. On fait un bout de route ensemble et elle me dit qu’elle a eu une convocation, qu’un agent lui a ensuite téléphoné pour reporter le rendez-vous, et qu’en guise de courrier pour un nouvel entretien elle a reçu un avis de radiation pour non présentation à sa convocation…

Bon. J’ai l’air d’exagérer mais l’arrogance de «  l’animatrice  » était bien au delà de ce que je raconte. Sans mentir elle a demandé à tous les gens vaguement noirs de peau si ils maîtrisaient bien le français… Il ne fut bien entendu jamais question de marché de l’emploi pourri mais toujours de remise en question, requalification, reconversion, adaptation des gens présents.

Dans la même journée, j’ai raconté sans ciller à un agent immobilier que j’avais un CDI à deux mille balles par mois, pour avoir l’immense privilège de visiter un logement à louer.

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