Une tribune pour les luttes

Rappels

Non, les Roms ne sont pas nomades... et autres clichés

Ce qu’en dit Martin Olivera, Docteur en ethnologie Université Paris X

Article mis en ligne le vendredi 5 avril 2013

Rappels

22 août 2012

A l’occasion de la réunion interministérielle sur les Roms ce mercredi, revue de quelques idées reçues qui ont la vie dure.
Par CORDÉLIA BONAL

Pour deux tiers des Français, les Roms sont « un groupe à part », si l’on en croit un sondage mené cette année par la Commission nationale consultative des droits de l’homme. A part comment ? Revue de quelques clichés qui collent à la peau des Roms.

Cliché numéro 1 : ils sont nomades par nature

« Il n’y a pas de Roms ou de Tsiganes nomades. Du tout. » Martin Olivera, anthropologue membre de l’Observatoire européen Urba-rom et formateur en Seine-Saint-Denis auprès de l’association Rues et Cités, est clair : « Il n’y a qu’une petite minorité de groupes qui ont une tradition de mobilité saisonnière, sur de petites distances et toujours à partir d’un point d’attache, lié à leur travail : ferronerie, musique... Mais l’immense majorité d’entre eux est sédentaire. » D’où vient alors ce cliché du bohémien de grands chemins ? Il n’a pas toujours existé. « Ce n’est que récemment que l’étiquette "nomade" a été accolée aux Roms », rappelle le sociologue rom Nicolae Gheorghe dans une tribune publiée en 2010. « Dans les années 1930, l’Union soviétique a commencé à interdire aux artisans roms et à leurs familles de se déplacer à travers le pays pour chercher du travail. Les autorités soviétiques recouraient au qualificatif de "nomades" pour justifier la répression de ces Roms itinérants. Dans les années 1950, cette étiquette était reprise dans toute l’Europe centrale et orientale. »

Le Rom éternel errant est une pure construction politique, abonde Martin Olivera : « Cette image a été formée par les élites du XIXe siècle, au moment où s’est fabriquée l’identité nationale. Une identité liée à l’idée d’autochtonie, de filiation nationale. Par opposition, les Roms, appelés Tsiganes à l’époque, ont été désignés comme les étrangers, ceux "qui ne sont pas comme nous", qui seront toujours "d’ailleurs". Peu importait qu’ils soient implantés en France depuis le XVe siècle. » Par la suite, l’instauration de lois et du « régime des nomades » en 1912 (texte de loi ici, analyse là) pour contrôler ces populations n’ont fait que figer ce stéréotype du nomadisme, poursuit le chercheur.

Quant à l’idée de peuple, bien des Roms se définissent d’abord par leur appartenance à leur pays ou localité d’origine plutôt qu’à une minorité supranationale mal établie. « Un Rom de Transylvanie ne va pas se sentir particulièrement proche d’un gitan de Perpignan », résume Martin Olivera.


Cliché numéro 2 : ils déferlent sur l’Europe

Il résiste mal aux chiffres. Certes, on dénombre entre 10 et 12 millions de Roms en Europe, dont six millions au sein de l’Union européenne. Ces chiffres, retenus par le Conseil européen, regroupent des communautés hétérogènes : « les Roms, les Sintés (Manouches), les Kalés (Gitans) et les groupes de population apparentés en Europe, dont les Voyageurs et les branches orientales (Doms, Loms). » Beaucoup sont Roumains (entre 500 000 et 2,5 millions de Roms) et Bulgares (environ 700 000).

En France, ensuite : on estime cette population rom, gens du voyage compris, à 500 000 personnes, essentiellement Français et installés. Les Roms « migrants », ceux dont il est question dans le débat public, seraient 15 000, dont une moitié d’enfants, selon diverses estimations, dont celle du collectif Romeurope. Présents pour la moitié en région parisienne, les autres principalement autour de Lille, Lyon et Marseille, ils sont pour la plupart Roumains et Bulgares. Or, ce chiffre est stable depuis plusieurs années malgré les politiques d’expulsions. Autrement dit, ce sont les mêmes groupes qui vont et viennent, via le système, critiqué, des aides au retour. Ce qui invalide l’idée, chère au Front national, d’un réservoir inépuisable de millions de Roms prêts à débarquer.

D’autant que « tous les Roms de Roumanie ne sont pas pauvres et marginaux », rappelle – si besoin est – Martin Olivera. Car les Roms migrants sont d’abord des migrants économiques comme tant d’autres, comme l’ont été les Portugais et Italiens par le passé. Le chercheur en veut pour preuve que le taux d’émigration est le même chez les Roms et chez les Roumains (environ 10%). Enfin, les Roms ne sont pas des populations sans attache. « Ce sont des gens qui ont des lieux d’origine, on n’a pas affaire à un peuple qui aurait vocation à se déverser vers l’ouest comme si l’Europe était en pente. »

Cliché numéro 3 : ils s’entassent dans des bidonvilles

Les Roms n’ont ni pour idéal de vie ni pour tradition de s’entasser à 40 dans des squats. Ni de camper dans des recoins urbains. Pas davantage en Roumanie ou Bulgarie qu’en France. C’est une résultante de la précarité dans laquelle il sont plongés, recadrent de concert les associations. « Bien des Roms vivent le plus normalement du monde en appartement, dans des maisons, mais ceux-là sont "invisibles" aux yeux de la société. Il y a donc un effet de loupe sur les autres, qui sont en bidonville parce qu’ils n’ont pas d’autre lieu où aller  », souligne Malik Salemkour, vice-président de la Ligue des droits de l’homme et cofondateur de Romeurope. « Leur idéal de vie ce n’est pas de constituer des immeubles des Roms ! Ils aspirent à se disperser, à s’installer et à sortir de la stigmatisation. »

Le regroupement ? Un réflexe d’entraide et de sécurité. « Il y a chez les Roms une culture familiale forte, mais pas plus que chez les migrants chinois ou africains, sans que pour ces derniers on ne parle de clanisme », note Malik Salemkour.


Cliché numéro 4 : tous des voleurs de poules

Ou de tuyaux de cuivre. On se souvient des « problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms » érigés priorité nationale par Nicolas Sarkozy en juillet 2010. Ou des impressionnantes statistiques du ministère de l’Intérieur d’où il ressortait une subite explosion de la « délinquance impliquant des ressortissants roumains », comprendre Roms.

Là encore, conséquence de la précarité et de la stigmatisation, répondent les associations. Les ressortissants roumains et bulgares, citoyens européens depuis 2007, font l’objet jusqu’au 31 décembre 2013 de « mesures transitoires » qui, de fait, les excluent du marché du travail. S’ajoute à cela la faible qualification globale de ces familles, même s’il y a toujours des exceptions. D’où le développement, chez les Roms migrants des bidonvilles, d’une économie parallèle où coexistent mendicité, travail au noir, mais aussi, aucun observateur ne le nie, revente de ferraille, vols et trafics. « Là-dessus, on a construit des statistiques par une politique de profilage ethnique », dénonce Malik Salemkour. « Evidemment, quand on crée un délit de mendicité et qu’on arrête une famille qui a l’air de ressembler à des Roms, on fait du chiffre. »

Cliché numéro 5 : ils ne veulent pas parler français

Dans les bidonvilles, la plupart des enfants, quand ils sont scolarisés comme le prévoit la loi française pour les moins de 16 ans, apprennent assez vite le français. Les choses se compliquent avec les expulsions, qui entraînent une rupture de la scolarisation. Même difficulté chez les parents, qui sont généralement accompagnés dans leur apprentissage du français par des associations, comme pour beaucoup de primo-arrivants. Les Roms migrants parlent souvent deux langues : le romanès et la langue de leur pays d’origine. Reste que l’illetrisme est, chez eux, une réalité. Ainsi, en Roumanie, 30 % des Roms adultes sont analphabètes et n’ont jamais été scolarisés en raison de leur situation de pauvreté, selon une étude de l’Unesco. En France, leur apprentissage de la langue est facilité par la proximité du roumain, langue latine, avec le français.

Source : http://www.liberation.fr/societe/20...


29/07/2010

Extraits de http://www.rue89.com/explicateur/20...

Clichés, idées reçues : qui sont vraiment les Roms ?

Laurent Burlet | LyonCapitale

(...) Entretien avec Martin Olivera, ethnologue spécialisé dans la communauté tsigane, pour mieux déconstruire les clichés répandus sur les Roms.

1
Structurellement, c’est une population nomade

*« Ce sont des migrants économiques comme les autres. Les raisons de leur départ sont communes aux Roumains comme aux Roms du même pays : la dégradation des conditions de vie depuis vingt ans et l’absence de perspectives d’avenir. Il y a le même taux d’émigration (environ 10%) chez les Roms et chez les Roumains. Entre 8 000 et 10000 Roms de Roumanie vivent en France.

Ils ont effectivement “voyagé” de Roumanie en France, mais étaient sédentaires là-bas (où ils vivent en maison, généralement en milieu rural). Seules les expulsions des squats et bidonvilles les invitent à la mobilité.

Mais on constate au bout de dix ans que ce sont les mêmes ensembles familiaux qui, de squats en squats, tournent dans les mêmes communes : on a connu de plus grands voyageurs. On note donc une réelle volonté d’implantation locale. »

2
Ils ont un mode de vie à part et vivent en fratrie, à 30 ou 40

« Le fait de vivre tous regroupés sur un même terrain vague, dans un bidonville, n’est pas un idéal de vie mais le produit de la migration. C’est une manière de se mettre en sécurité et de faire jouer les solidarités entre les familles.

Mais au pays, chaque groupe familial, car il est vrai que la parenté est au centre de l’organisation sociale, vit en maison mais pas à 40 personnes dans un jardin ? ! On garde les proches avec soi. S’ils avaient le choix, ils s’éparpilleraient. »

3
Il n’y a qu’eux qui vivent en bidonville ?

« Leur visibilité est la conséquence de la forme de la migration. C’est une migration familiale et communautaire. Jusque dans les années 50-60, on avait des bidonvilles d’Italiens ou de Portugais. Des personnes qui venaient tous du même village. C’étaient des ruraux avec un mode de vie fondé sur l’appartenance à un réseau familial, ancré dans un territoire restreint. Un peu comme les Roms.

Des Roumains non-roms de villages reculés migrent de la même manière, une manière qui perpétue un mode d’organisation sociale traditionnel paysan. La proximité géographique avec le pays d’origine le permet (la Roumanie est à une vingtaine d’heures de car). » ?

4
Ils ne veulent pas s’intégrer en France, leur camp de base est en Roumanie

« Ici, ils gagnent plus d’argent à travailler au noir ou en faisant la manche qu’en étant agriculteur là-bas. Quitte à vivre dans des conditions matérielles plus difficiles qu’au pays.

Tout cela est pris comme un investissement. Comme pour tous les migrants, la priorité est de mettre de côté pour envoyer au pays.

Cette migration se vit comme pendulaire ? : on part avec l’idée de réinvestir à la maison le fruit de sa réussite. Petit à petit, pour certaines familles, un choix involontaire s’opère car les enfants sont, malgré tout, allés à l’école en France, se sont habitués à la vie urbaine, etc. Comme pour d’autres mouvements migratoires, pour certains, le “retour ? au pays” ne se fait pas. » ?

5
Les Roms de l’Est et nos gens du voyage font partie de la même nation ?

« Un Rom roumain ne reconnaîtra pas comme semblable un gitan perpignanais, en tout cas pas en tant que membres d’un même “groupe ethnique”.

Les membres des différentes communautés dites tziganes (ou roms) ne définissent leur identité qu’en référence à leur propre communauté qui se tisse par réseaux familiaux. Ils ne font jamais référence à la vaste catégorie tsigane créée au XIXe siècle lors de l’avènement des Etats-nations modernes.

Actuellement, les cercles militants pour la “reconnaissance du peuple rom” brandissent cette Histoire reconstruite. Cette “méta-identité tsigane” n’a de sens que dans le cercle restreint de leurs colloques et réunions.

Dans les bidonvilles, les Roms de Roumanie se rassemblent donc par villes ou réseaux de villages. Les Roms font toujours la différence entre eux et les autres qui ne sont pas “les leurs”, car les différences socioculturelles sont essentielles entre les diverses communautés. »

6
Ils viennent ici car ils souffrent de discrimination en Roumanie ?

« C’est un fait, l’antitsiganisme est un trait structurant de l’identité nationale roumaine (comme dans d’autres pays européens, à l’Est et à l’Ouest) mais il est essentiellement valable dans les discours globaux sur “la société” et dans le rapport aux institutions.

Au quotidien, il y existe une intimité socioculturelle très grande entre Roms et non-Roms, surtout à la campagne. Ils ont finalement plus de difficultés à faire valoir leurs droits, restreints, en France que dans leur pays.

Enfin, on le constate, ces migrants maintiennent des liens étroits et réguliers avec le pays, ils y retournent pour les fêtes, l’attachement affectif est fort. La réalité s’avère ainsi plus compliquée que l’image simpliste d’une “minorité fuyant les discriminations”. »

7
Ils refusent les hébergements d’urgence

« Le 115, pour quoi faire ? Tous nos dispositifs sont pensés pour des individus ou familles isolés et désocialisés. Ce n’est pas le cas des Roms : ils sont au contraire très socialisés ! Et quand, enfin, la famille a accès à un foyer d’hébergement, elle est remise à la rue quelques jours ou semaines plus tard, car, faute de places, il faut faire “tourner” les personnes accueillies. »

8
Les Roms refusent tout accompagnement social pour la scolarité et la santé

« Au contraire, il y a beaucoup de demandes. Certes l’école n’est pas une valeur aussi importante que pour nous ? : les Roms ne lui confient pas la charge de “transformer” leurs enfants en individus épanouis. Pour cela il y a la vie communautaire et les semblables. A leurs yeux, l’école est uniquement l’instruction, perçue comme outil.

Il y a une forte demande de scolarisation en primaire, mais qui diminue au secondaire. Car le calendrier de l’existence n’est pas tout à fait le même.

Les mariages arrivent tôt. Les gens deviennent plus rapidement des adultes et doivent fonder une famille. Souvent, les mariages ont lieu entre 16 et 20 ans. Les jeunes doivent apprendre à vivre entre adultes au lieu d’aller au collège. C’est en connaissant ces réalités que l’on peut travailler à des solutions adaptées. »

9
Les Roms exploitent leurs enfants en leur faisant faire la manche

« La manche peut être perçue comme la reproduction d’un mode de vie paysan et rural. Au pays, dès que les enfants sont autonomes, vers 10 ou 12 ans, ils sont associés à la quête des ressources économiques pour assurer le quotidien ? : après l’école, pendant les vacances, les enfants participent ainsi aux travaux des champs, chez les voisins, rendent des services rémunérés, etc.

Par ailleurs, dans nos villes d’Europe de l’Ouest, pour bien des familles sans qualification, sans droit au travail, la seule ressource est la manche, la récupération ou la sollicitation des passants.

Quant aux bébés dans les bras, ils ne sont pas là pour apitoyer mais parce que les mères n’ont pas de solution pour les faire garder ? : où ? ? Par qui ? ? Sans compter la durée prolongée de l’allaitement à la demande. »

10
Si on leur donne des meilleures conditions de vie, des millions vont venir ?

« Avec, parfois, les meilleures intentions du monde, on les renvoie toujours à un groupe fictif qu’on évalue à une dizaine de millions de personnes : les “Roms d’Europe”. Du coup, dans cette logique, si on ouvre la porte, tout le monde va venir. Peu importe qu’en réalité il s’agisse de groupes sociaux relativement restreints, des communautés locales de quelques centaines ou milliers d’individus au maximum. »

Entretien paru dans le mensuel Lyon Capitale de novembre 2009.


Interview de l’ethnologue Martin Olivera sur l’ostracisme à l’égard des Roms. Le Monde

La Feuille de Chou du 25 septembre 2012
http://la-feuille-de-chou.fr/archives/38479

“L’ostracisme envers les Roms augmente”

Par Frédéric Joignot

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 16.08.2012

Alors qu’en France les expulsions de Roms se poursuivent, l’ethnologue Martin Olivera, docteur de l’université de Paris-X, nous retrace l’histoire de ce peuple méconnu.

Qu’entend-on par Rom ? Quand les Roms ou Tziganes arrivent-ils en Europe de l’Est ?

On trouve le terme “Tigan” pour la première fois dans les archives de Valachie en 1385. A l’époque ont lieu d’importantes migrations dans l’Europe balkanique et l’Anatolie, du fait notamment de la désagrégation de l’Empire byzantin et de l’expansion ottomane. Ceux que l’on appellera “Tigani” arrivent alors dans ces territoires qui deviendront la Roumanie et la Hongrie.

D’où viennent-ils ?

Une tradition qui remonte au XIXe siècle fige les Tziganes dans une image d’éternels errants, affirmant qu’ils auraient quitté l’Inde du Nord avant l’an 1000. Cette image d’allochtonie et, dès lors, d’illégitimité s’enracine dans l’imaginaire européen, d’abord dans la sphère savante puis dans le monde littéraire et politique. Elle aboutit, en France comme ailleurs, aux mesures administratives du début du XXe siècle qui conjuguent contrôle et rejet. Cette théorie de l’origine indienne prévaut encore, notamment en préambule des textes des institutions européennes lorsqu’il s’agit de définir la “minorité rom”.


Cette origine est-elle établie ?

Qu’une partie, importante ou infime, des Roms/Tziganes descendent ou non de populations ayant quitté l’Inde du Nord il y a plus de mille ans n’aide pas à saisir les réalités historiques et socioculturelles des groupes roms, gitans ou manouches. C’est comme si l’on voulait comprendre la société française contemporaine en s’en tenant à “nos ancêtres les Gaulois”

Quand arrivent-ils en Hongrie et en Roumanie ?

Ils arrivent au XIVe siècle et sont mis en esclavage. A cette époque, les boyards, les seigneurs féodaux locaux, les monastères, les princes manquent de main-d’oeuvre. Les Tigani deviennent la propriété de leur maître, dont ils dépendent plus étroitement encore que les serfs, les paysans moldaves et valaques étant, eux, juridiquement liés à la terre. Les Tziganes peuvent être vendus, échangés ou rachetés par les féodaux : ils constituent une ressource valorisée et recherchée, et non une population dont il faut se débarrasser.

Cette domination brutale dure-t-elle longtemps ?

Plusieurs siècles ! Il faut attendre les années 1840-1860 pour que les Tigani soient affranchis et le servage des paysans aboli. La Roumanie veut alors devenir une nation moderne en se détachant de l’Empire ottoman. Des groupes roms émigrent en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, comme de nombreux habitants pauvres d’Europe centrale. Tous espèrent trouver une vie meilleure. On voit alors combien les destins des Roumains et des Roms sont liés.

Que font alors les Roms de Roumanie ?

Certains continuent à travailler dans les campagnes en tant qu’artisans : chaudronniers, ferronniers… Ils sont aussi maréchaux-ferrants, fabriquent de la vaisselle en bois, des briques ; ils sont musiciens, vétérinaires, serruriers, cultivateurs, gens de cirque. Les siècles de voisinage, voire d’interpénétration entre le petit peuple local, lui-même asservi, et les Tigani ont entraîné une grande diversification des communautés roms.

Cette intimité quotidienne est progressivement remise en cause par les élites émergentes, qui érigent le Tzigane en symbole des maux de cette nation roumaine qui tente de se construire. Les Tigani représentent tout ce que la Roumanie “moderne et civilisée” ne veut plus être – un pays marqué par une féodalité persistante, largement rurale et profondément influencée par l’Orient. Récupérant les théories développées en Europe occidentale, nombre d’auteurs roumains du XIXe siècle font du Tzigane un alter ego réprouvé, dont il faut se démarquer d’autant plus énergiquement qu’il représente une part intime des réalités socioculturelles du pays.

Les idées reçues sur les Tziganes apparaissent-elles dès cette époque ?

Il faut lire le Victor Hugo roumain, Michael Kogalniceanu, qui a écrit en 1835 Esquisse sur l’histoire, les moeurs et la langue des Cigains, connus en France sous le nom de Bohémiens. S’il s’intéresse à la culture des Tigani, dénonce l’esclavage et, ce faisant, mène une violente critique de la société féodale, il contribue à installer les poncifs dont les Tziganes souffrent encore. Tout en plaidant pour leur émancipation et leur “civilisation”, cet humaniste consolide l’archétype du Tzigane : une figure venue d’ailleurs, déracinée, pathétique et dangereuse. Il impose même l’idée d’un nomadisme généralisé alors que l’immense majorité des communautés roms roumaines n’ont pas bougé depuis des siècles.

Pendant la seconde guerre mondiale, il ne fait pas bon être tzigane en Roumanie.

En octobre 1940, la junte fasciste d’Ion Antonescu écarte le roi Carol et s’allie à Hitler. Les juifs et plus de 30 000 Tziganes catégorisés comme “nomades” sont déportés en Transnistrie. Beaucoup y mourront.


Que se passe-t-il sous le régime communiste ?

Officiellement, les communistes ne mènent pas de politique spécifique vis-à-vis des Tziganes puisqu’ils ne reconnaissent pas l’existence de minorités. Néanmoins, certains groupes roms, comme leurs voisins paysans, subissent la politique de prolétarisation forcée menée par le régime : déplacement de villages et installation de familles dans les immeubles de gros bourgs provinciaux. Certains Roms deviennent ouvriers spécialisés, fonctionnaires, voire policiers ; d’autres travaillent sans qualification dans l’industrie ou les fermes collectives ; d’autres encore maintiennent une subsistance basée sur le travail agricole journalier et la microculture. Là encore, les situations sont très variables. Certains ont connu une forte ascension sociale durant la période communiste ; d’autres ont continué de vivre en bas de l’échelle, comme nombre de leurs voisins roumains et hongrois.

Et aujourd’hui ?

Depuis les années 1990 et la fameuse “transition économique”, le dénuement d’un bon nombre de Tziganes, tout comme celui des Roumains défavorisés, s’est considérablement aggravé. L’ostracisme envers eux s’est d’autre part développé. Au début des années 1990, on a dénombré une quinzaine d’affrontements entre Roumains et Roms, avec des incendies, des agressions physiques, parfois mort d’homme. Ce sont toujours des conflits de voisinage, sur fond de grand dénuement, qui ont été ensuite “ethnicisés”. On dit : c’est la faute des Roms, ils ne changeront jamais, c’est dans leurs gènes, ils ont toujours été marginaux…

N’entend-on pas le même genre de propos en France ?

Cette figure des Bohémiens-Tziganes-Roms joue le même rôle depuis plus d’un siècle : définir une catégorie de semblables (puisque ce sont malgré tout des Européens, voire des nationaux) illégitimes, dans un contexte de pénurie et de crise socio-économique aiguë.

En 2002, un recensement a été établi en Roumanie, où les citoyens peuvent se déclarer comme appartenant à une minorité nationale. A-t-on pu estimer la population rom ?

Sur 21 millions d’habitants en Roumanie, 535 000 se sont dits roms. Ce chiffre est probablement inférieur à la réalité : des études faites en 1992 estimaient leur nombre à 1 million, d’autres parlent de 2,5 millions. De nombreux Roms se sont déclarés roumains par souci d’estomper leur appartenance, d’autres ne se reconnaissent pas dans le terme Rom. Mais ce recensement donne des indications intéressantes : 34 % des Roms n’ont pas terminé leur cursus scolaire contre 5,5 % chez les Roumains ; 25 % se disent analphabètes contre 2,6 % au niveau national ; 25 % se déclarent chômeurs contre 11,5 % dans le pays. Il faut cependant nuancer : le travail au noir n’est pas recensé, tout comme certains métiers comme le colportage, l’artisanat familial ou le commerce de proximité.


Roms et Roumains émigrent-ils de concert ?

En effet. Depuis les années 1990, plus de 10 % de la population roumaine, soit 2,5 millions d’habitants, a émigré vers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, espérant trouver une vie meilleure. On retrouve la même proportion chez les Roms de Roumanie : sur une estimation moyenne de 1 million de Roms dans le pays, ils seraient une centaine de milliers à avoir choisi le départ pour les mêmes raisons. C’est une proportion importante, mais nous sommes loin de l’invasion tant redoutée ! Plutôt que de voir en eux des migrants économiques précaires vivant dans des bidonvilles, comme d’autres immigrés européens il n’y a pas si longtemps, on les présente comme des “nomades” érigeant des “campements”. Les mots choisis par le gouvernement précédent persistent : il ne suffit pas de dénoncer des discriminations ou d’invoquer l’humanisme pour mettre à mal des stéréotypes et contrecarrer leurs effets sociaux.

Frédéric Joignot

Pour aller plus loin

Roms de Roumanie, la diversité méconnue” in “Etudes tsiganes” nº 38, 2009. www.etudestsiganes.asso.fr

“Roms en (bidon)villes. Quelle place pour les migrants précaires aujourd’hui ?” de Martin Olivera (Editions Rue d’Ulm, 2011).

“Roms et tsiganes” de Jean-Pierre Liégeois (La Découverte, 2009).

Collectif Romeurope www.romeurope.org

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