Une tribune pour les luttes

GISTI Plein droit, 96, mars 2013

Mayotte, terre d’émigration massive

Antoine Math chercheur, Institut de recherches économiques et sociales (Ires)

Article mis en ligne le mardi 9 avril 2013


«  Le problème de Mayotte, c’est l’immigration massive.  » Cette antienne répétée à l’envi par les médias et les responsables politiques de l’île pour expliquer sa situation difficile et les mauvaises conditions de vie de ses habitants ne résiste pas à une analyse sérieuse. Et si le problème de Mayotte n’était pas tant l’immigration que l’émigration  ?

Dans les médias métropolitains, Mayotte est un sujet à la mode. Les reportages se caractérisent par une forte compassion face aux situations humaines dramatiques mais ils sont aussi très superficiels, masquant une certaine paresse, ce qu’attestent d’ailleurs de nombreuses erreurs factuelles. Ils reprennent les clichés habituels soufflés par les responsables politiques et hauts fonctionnaires métropolitains quant aux raisons de la situation difficile de l’île. Sans se pencher sérieusement sur la situation réelle, ils ressassent toujours le même refrain  : le problème de Mayotte, le problème à Mayotte, c’est l’immigration, évidemment qualifiée de massive. Le Monde qui a consacré récemment une enquête sur Mayotte, en offre une nouvelle illustration [1]. Annoncé en première page par un «   Mayotte submergée par les migrants  », le dossier se poursuit par un article «   La catastrophe migratoire à Mayotte  » résumant le fil conducteur suivi par la journaliste. Dès sa parution, ce dossier a fait le miel des sites et blogs d’extrême droite car Mayotte concentre toutes ses phobies  : l’immigration et une île peuplée de musulmans, noirs, «  polygames  », pauvres, assistés, coûteux…

Dans la presse hexagonale, les Mahorais – les habitants de Mayotte ayant une carte d’identité française – sont la plupart du temps largement ignorés. Quand les reportages parlent des conditions de vie effroyables, de la pauvreté, des bidonvilles, c’est pour indiquer ou laisser entendre, contre toute évidence, que c’est le lot des seuls immigrés comoriens, voire des seuls «  clandestins  », que cette situation est finalement le résultat, pour ne pas dire la faute, de l’immigration. Or une majorité des Mahorais partagent aussi ces mauvaises conditions de vie, et ce, depuis très longtemps. Rappelons que dans cette île où, selon l’Insee, 92 % de la population vit sous le seuil de pauvreté métropolitain alors que le coût de la vie y est plus élevé, le niveau de vie moyen des Français nés à Mayotte (les Mahorais) est de 290 euros mensuels seulement (190 euros pour les étrangers) quand celui des Français non originaires de Mayotte est d’un montant «  métropolitain  », près de cinq fois supérieur [2]. Et si la presse parle des Mahorais, c’est en général pour évoquer la seule minorité relativement plus aisée, celle des élites dirigeantes, élus et fonctionnaires locaux mêlés, présentées comme responsables de nombreux dysfonctionnements. Il est en effet parfois difficile de faire des immigrés comoriens la seule cause de tous les maux. Il ressort en définitive qu’à Mayotte, tous les habitants, Comoriens et Mahorais, posent problème, sauf les métropolitains envoyés sur l’île et notamment ceux qui dirigent les administrations. L’article du Monde s’attarde d’ailleurs sur les courageux métropolitains travaillant sur place pour assurer le service public (éducation, santé) et souvent découragés face à l’ampleur des difficultés rencontrées et à la faiblesse des moyens. Mais, imputer tous les maux de Mayotte aux Comoriens ou, éventuellement, aux «  locaux  » permet aux reportages de rester totalement a-critiques sur les actions et les politiques publiques menées sur cette terre placée sous la tutelle de la France depuis plus de 170 ans.

Les reportages, au contraire, manquent rarement de rappeler les bienfaits apportés par la France, les efforts de l’État qui injecterait désormais un milliard d’euros par an, sous-entendant que Mayotte serait un puits sans fond pour les finances publiques. Cette antienne est d’ailleurs abondamment reprise par l’extrême droite. Même si ce chiffre d’un milliard d’euros était réel, il confirmerait la discrimination subie par ce territoire et ses habitants puisque la dépense publique (État, collectivités locales, sécurité sociale) s’y élèverait à environ 4 700 euros par habitant alors que la dépense publique par habitant en France est de l’ordre de 17 300 euros, soit trois à quatre fois plus. Dit autrement, si la dépense publique par habitant était la même à Mayotte, elle devrait s’élever non pas à 1 milliard d’euros, mais à environ 3,7 milliards d’euros. Dans le même registre de la France généreuse avec une terre ultramarine qui coûte très cher, les reportages se complaisent à répéter les discours convenus sur les immenses efforts consacrés à Mayotte dans le domaine de l’éducation ou de la santé. C’est certes exact en comparaison d’il y a deux ou trois décennies quand l’État se moquait bien de scolariser et vacciner les enfants de Mayotte. Mais ce qui n’est pas dit c’est qu’on est très loin d’un traitement égalitaire. Ainsi le niveau des dépenses d’éducation par élève est encore moitié moins élevé à Mayotte en comparaison des autres régions de France. Et le constat est peu ou prou le même en matière de santé. Les habitants pâtissent bien toujours des dispositions discriminatoires applicables à Mayotte pour les services publics et les transferts sociaux [3].

Préférant les clichés, en particulier sur les «  clandestins  » causes de tous les soucis, la presse ignore d’autres réalités. Puisqu’elle insiste sur les questions de migration et de démographie, en particulier sur l’«  immigration massive  » ou l’«  invasion  » des Comoriens, elle devrait logiquement informer honnêtement, à partir des données également disponibles dans les recensements de l’Insee, sur la forte hémorragie de Mahorais fuyant les conditions économiques et sociales. Or, pas un mot ou presque n’est dit sur cette émigration, pourtant environ deux fois plus importante que l’immigration, signe d’un profond malaise et de problèmes économiques et sociaux qui ont peu à voir avec l’immigration. Le mouvement social massif qui a paralysé l’île pendant deux mois à l’automne 2011, autre sujet passé sous silence ou présenté comme une convulsion assez irrationnelle, est pourtant significatif [4]. Les grévistes, manifestants et syndicalistes ne s’y sont alors pas trompés : à aucun moment, l’immigration n’a été présentée comme un problème par les habitants mobilisés, ce qui contrastait avec l’habitude prise depuis des années par les décideurs nationaux et locaux de désigner les étrangers comme de faciles boucs émissaires, comme pour mieux masquer leurs propres défaillances face aux aspirations de la population locale.

Solde migratoire négatif

La suite de l’article est à l’adresse http://www.gisti.org/spip.php?article3047


« PLEIN DROIT », LA REVUE DU GISTI

Du service au servage

Les services à la personne et de soin (care) à autrui (garde d’enfant, aide à domicile, tâches ménagères, etc.) ne cessent de se développer dans nos sociétés industrialisées. Parce que ces emplois sont souvent mal payés, ont des horaires contraignants et sont particulièrement dévalorisés et précaires, ils sont souvent occupés par des personnes, essentiellement des femmes, immigrées dans des conditions où sourdent les rapports de domination et les préjugés sexistes et racistes. Lorsqu’elles sont sans papiers, leur vulnérabilité juridique accroît le risque du travail sous contrainte, d’indignité, voire de servitude, jusqu’à la traite des êtres humains. On peut dès lors s’interroger sur la déconnexion entre politiques migratoires restrictives et boom de la demande en services à la personne, qui fragilise davantage ces migrantes.

Sommaire

Édito

Une circulaire pour rien  ?

Dossier : Du service au servage

Les formes modernes du travail indigne
Quand la garde d’enfants se mondialise
Ambiance raciste dans l’aide à domicile
Les marchés aux domestiques
« Tu peux être prostituée et victime de la traite »

Jurisprudence

Étendue de la protection des victimes de la traite qui coopèrent avec la justice

Hors-thème

Entrer, voir, dire, faire sortir
La Serbie, l’antichambre de l’Europe
Mayotte, terre d’émigration massive

Mémoire des luttes

Des prêtres français aux côtés des nationalistes algériens

Ont collaboré à ce numéro : Christelle Avril, Véronique Baudet-Caille, Mathilde Blézat, Sybille Chapeu, Raphaël Dalmasso, Nathalie Ferré, Caroline Ibos, Milena Jaksic, Danièle Lochak, Antoine Math, Ela Meh, Claire Rodier

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Plein droit, la revue du Gisti
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N° 96, mars 2013, 48 pages, 9 € + frais d’envoi
ISSN 0987-3260 12

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