Une tribune pour les luttes

Communiqué RESF

Expulsé par la France, Ahmed Sohail doit revenir !

Article mis en ligne le samedi 13 avril 2013

Le journaliste de Libération Fabrice Tassel s’est rendu au Pakistan pour y faire un reportage sur Ahmeh Sohail (Pakistanais de 23 ans, arrivé en France à 15 ans, pris en charge par l’ASE jusqu’à 21 ans, expulsé après 42 jours de rétention le 31 décembre 2012 au moment où Hollande présentait ses vœux, un mois de prison en arrivant à Karachi, libéré parce que, grâce à une collecte, on a pu lui envoyer 500 €).


Communiqué RESF

Expulsé par la France, Ahmed Sohail doit revenir !

Le quotidien Libération du 13 avril 2013 consacre sa Une et deux pages d’un récit détaillé à Ahmed Sohail, expulsé par la France le 31 décembre 2012.

Voilà deux mois et demi que ce garçon de 23 ans, en France depuis l’âge de 15 ans, pris en charge, encadré et scolarisé par l’ASE pendant six ans, privé de titre de séjour par l’application imbécile d’une politique démagogique à l’encontre de l’immigration, a été expulsé, la nuit du 1er janvier, ligoté et du scotch sur la bouche, après 42 jours de rétention, sur la décision personnelle de Manuel Valls et de ses conseillers Thomas Andrieu et Raphaël Sodini, avec le feu vert de François Hollande. Une complaisance à l’égard de la droite et de l’extrême-droite avec la peau des autres dont elles ne leur sont même pas reconnaissantes.

A son arrivé à Karachi, Ahmed a été arrêté, dépouillé, tabassé puis emprisonné un mois. Le cabinet du ministre a-t-il connaissance des mauvais traitements risqués par ceux qu’il expulse au Pakistan ? Incompétence ou cynisme ? Quelle est la liste des pays où les expulsés sont victimes de tels traitements ? Les questions avaient été posées au lendemain de l’expulsion d’Ahmed, elles n’avaient pas reçu de réponse. Mais elles se posent toujours et attendent les réponses d’un gouvernement préoccupé d’éthique depuis peu.

Libéré après un mois de prison dont Libé rapporte les conditions, Ahmed Sohail souhaite naturellement retrouver ses amis, ses proches, son métier, sa vie en France. Il a déposé une demande de visa long séjour auprès du consulat de France à Islamabad. La décision doit être prise par le ministère de l’Intérieur depuis que Sarkozy a dépossédé le ministère des Affaires étrangères de cette mission pour la confier à l’Intérieur, mesure à l’époque dénoncée par la gauche mais finalement entérinée par le gouvernement Ayrault.

Un appel d’élus de gauche demandant le retour d’Ahmed Sohail est en cours de signature http://www.educationsansfrontieres.org/IMG/fckeditor/UserFiles/APPEL-6mars13(2).pdf

Le retour d’Ahmed Sohail s’impose. Pour lui, d’abord : ses années passées ici, en France, sa langue, son éducation, ses études, son mode de vie l’ont rendu totalement semblable à n’importe quel jeune de ce pays. Mais aussi pour des raisons de principe : cette majorité n’a pas été élue pour ça. De tels faits sont une validation a posteriori de l’action de Guéant et compagnie et, pour l’avenir, des cautions à ce que la droite pain au chocolat revenue au pouvoir pourrait entreprendre. Enfin, plus vulgairement, pour des raisons de rigueur budgétaires : l’état a investi plus de 150 000 € dans l’entretien et la formation d’Ahmed Sohail. Il faut un retour sur investissement aurait dit Cahuzac !

Tous les articles concernant Ahmed Sohail :

http://www.educationsansfrontieres.org/rubrique833.htm



Chassé de France après neuf ans et rejeté par sa famille au Pakistan, le dernier expulsé de 2012 retrace pour « Libération » son douloureux parcours.

Par FABRICE TASSEL

Le 36 822e et dernier expulsé de France en 2012 est accroupi, seul sous un arbre, à la recherche d’un peu d’ombre. La fureur sonore qui jaillit de cette autoroute poussiéreuse, à la sortie de Rawalpindi, gigantesque cité des faubourgs d’Islamabad, semble l’isoler encore plus. Ahmed Sohail vit son premier printemps sur sa terre natale depuis neuf ans, et redoute déjà les 40 ou 50 degrés promis par l’été.
Parmi les grappes de voyageurs qui s’agitent autour du minibus blanc surchargé duquel il a péniblement extrait son 1,85 mètre, Ahmed est le seul à l’écart, ses longs doigts crispés sur un sachet rose qui abrite un classeur vert rempli de sa vie administrative. Depuis le 1er janvier 2013 et son arrivée à Karachi, Ahmed est cloîtré dans la solitude. Dans son pays qu’il ne connaît plus. Depuis 2004, il avait bâti sa vie en France, jusqu’à son arrestation, le 21 novembre dernier, à 17 heures, gare de Lyon. Sans papiers depuis quelques mois, il avait rendez-vous une semaine plus tard à la Cimade, une association de solidarité avec les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile.

Ce samedi 30 mars c’est la deuxième fois seulement qu’Ahmed vient à Islamabad. Il semble intimidé. Il fixe le ruban de bitume devant le minuscule taxi jaune dans lequel il a replié ses longues jambes. Mais sa première question, la seule qui vaille pour lui, ne tarde pas :« Vous croyez que je vais pouvoir revenir en France ? » Il a 24 ans et a vécu jusqu’à l’âge de 15 ans à deux heures de route au sud de la capitale politique du Pakistan, en direction de Lahore, le cœur culturel du pays. Mais lors de son enfance à Dher, petit village du Penjab, sa famille n’avait aucune raison de venir jusqu’à cette grande ville qui n’était qu’un nom pour les paysans.
De son premier séjour à Islamabad, Ahmed ne garde que le souvenir d’une nuit de peur et de frénésie chez Shaid Sanyara, le passeur qui l’a acheminé vers Paris. Sanyara a été condamné ensuite à dix ans de prison en France mais son fils a repris le trafic, croit savoir Ahmed. Qui n’a jamais oublié la date de son passage vers l’Europe : « Le 9 janvier 2004. C’était très excitant, même si j’étais petit et que je ne me rendais pas bien compte où j’allais. Et, puisque mon père avait décidé, je n’avais plus qu’à obéir. » A 14 ans c’est difficile de s’opposer à son père. Au Pakistan c’est impossible, et cela dure toute la vie.
En cet hiver 2004, ils sont trois Pakistanais à effectuer le vol direct Islamabad-Paris avec la PIA, la compagnie nationale. Dans leurs poches, un vrai passeport orné de leur photo. Tout simplement. Akram Sohail, le père d’Ahmed, a vendu un bout de ses terres de Dher pour payer l’équivalent des 7 000 euros - une fortune dans un pays où le salaire mensuel moyen navigue autour de 100 euros (12 000 roupies) - exigés par le passeur. Et ça marche : dans un pays déjà obsédé par les flux migratoires et où le ministre de l’Intérieur est alors Nicolas Sarkozy, les trois Pakistanais franchissent comme une fleur les contrôles de l’immigration à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Il est 21 heures, il fait froid et une mauvaise surprise cueille Ahmed : le passeur, qui avait promis de rester un peu à Paris, repart sur le champ. Ses deux compagnons migrants s’évaporent. Ahmed se retrouve seul, déjà. Dans ces vies qui ont besoin de miracle, il tombe sur Ismail, un compatriote qui travaille dans l’aéroport. Emu par cet adolescent filiforme qui pleure, Ismail l’héberge deux jours avant de l’emmener dans un foyer de la Croix-Rouge, au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). Le 13 février, il y fête ses 15 ans.

Comment Ahmed, le seul garçon de la famille Sohail, donc le seul enfant capable de ramener de l’argent à la maison, s’est-il retrouvé à cet âge sur ce vol Islamabad-Paris ? La région de Gujerat, la première grande ville près de Dher, est connue pour son ancienne tradition d’immigration vers l’Europe. Des mafias locales gèrent deux types de filières : l’une auprès des quelques familles riches qui expédient l’un des leurs pour accroître leur fortune ; l’autre auprès des plus pauvres, comme les Sohail, pour lesquelles un passage réussi peut représenter un investissement pour toujours, une forme d’assurance-vie.
Ahmed ne justifie pas seulement son départ par cette tradition. Il explique qu’un conflit aussi violent que banal au Pakistan a opposé sa famille à une autre, les Ashraf, après que ces derniers ont construit une maison sur la terre des Sohail. La colère tourne à l’affrontement et un cousin d’Ahmed prend une balle dans l’épaule tirée par un fils Ashraf, par ailleurs proche de policiers locaux, qui menacent ensuite de tuer Ahmed. « C’est allé très vite, mes parents ont eu si peur qu’un mois plus tard j’étais à Paris », raconte-t-il au Super Kabana, en tendant l’oreille vers la table de derrière, où deux hommes conversent devant une pile de documents. « Ce sont des passeurs qui se demandent quel âge indiquer sur de faux documents d’identité », sourit, fataliste, Ahmed en se resservant du Coca : « Smile at a stranger » (« souris à l’étranger ») conseille l’étiquette de la bouteille. Depuis 2004, le prix du passage vers l’Europe est passé de 7 000 à 12 000 euros, alors que l’économie du pays a sombré avec la guerre qui déchire les zones tribales.

Avant d’être un homme isolé au Pakistan, Ahmed était un mineur isolé en France. Au foyer du Kremlin-Bicêtre, où Ismail l’a emmené, les choses se passent d’abord mal, comme toujours avec ce genre de profil. Ahmed ne parle pas un mot de français (il le maniera vite, et très bien), a peur, se bat, fugue. Il retourne chez Ismail qui le ramène dans un autre foyer, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Il s’en échappe encore. Ahmed, qui a compris qu’Ismail ne l’aidera plus, se présente de lui-même au commissariat de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), qui, en liaison avec l’Aide sociale à l’enfance (ASE), l’envoie dans une famille d’accueil en Normandie. Ahmed passe quatre mois chez Katie, « Monsieur Fredo » et leurs enfants. C’est là qu’il commence à apprendre le français et à apprécier la cuisine. Il passe encore neuf mois dans un foyer à Colombes (Hauts-de-Seine) avant de prendre, en 2006, la direction de Chartres (Eure-et Loir) pour rejoindre le lycée professionnel de la Fondation des orphelins apprentis d’Auteuil.
S’ouvrent les quatre plus belles années de la vie d’Ahmed, qui obtient un titre de séjour provisoire délivré par la préfecture de Chartres. Celles de la découverte des études, ponctuées par un CAP de plomberie en juin 2009, des éducateurs sympa comme Anne et Alain, du directeur, « Monsieur Imeuche, qui aimait les plats pimentés comme au Pakistan », et des copains : le Havrais Adrien, qui était dans la filière peinture, Iqbal, un Albanais, en plomberie également, ou Nabil, un Algérien, aujourd’hui taxi à La Courneuve. Les amis se promenaient souvent le week-end sur les Champs-Elysées ou aux Halles. « J’ai aussi visité le Jura, avec les apprentis d’Auteuil, et Marseille et Le Havre », sourit-il en découvrant le monument national du Pakistan, sur la colline de Shakar Parian qui domine Islamabad.
Ahmed a surtout découvert l’autonomie : après 17 ans, les élèves quittaient le dortoir principal du château des Vaux (près de Chartres), le siège des Apprentis d’Auteuil, pour rejoindre, par groupes de 4 ou 5, un pavillon séparé doté d’une petite cuisine. Puis, à 18 ans, Ahmed a eu le droit d’occuper avec un copain un appartement dans Chartres ; à eux de se débrouiller et d’arriver le matin à l’heure au lycée. « Tout au long de cette prise en charge, Ahmed montrera de bonnes capacités d’adaptation, un engagement sérieux dans sa formation et une autonomie réelle », écrit Ivan Dulier, éducateur à la Fondation d’Auteuil dans un des rapports du classeur vert qui ne quitte pas Ahmed. C’est dans le train, qui l’emmène le matin vers le lycée, qu’en 2010 il rencontre Sania, une jeune Pakistanaise née en France et dont la famille est originaire de Lahore. Elle travaille dans un magasin de vêtements à Dreux (Eure-et-Loir), où, trois jours avant son arrestation, le jeune couple avait vu Pirates des Caraïbes au cinéma. Des études, un métier, un amour, des projets, Ahmed, tout en fréquentant la communauté pakistanaise, avait réussi son intégration en France. En juillet 2009, la prise en charge d’Ahmed s’arrête, à sa demande, car il a trouvé un hébergement et un employeur. Selon un calcul du Réseau éducation sans frontières (RESF), cette formation a coûté 175 000 euros aux services sociaux français.

Depuis son retour forcé, Ahmed vit à Lala Musa, une grosse ville de 100 000 habitants, proche de son village natal. Il loge chez Mubsher Mubarak (qu’Ahmed prononce « Mubarik »), le frère de Hassan Mubarak, un Pakistanais vivant à La Courneuve depuis 1996 et qui louait depuis trois ans et la fin de ses études de plomberie une chambre à Ahmed. Mubsher a récemment retrouvé le numéro de téléphone d’Akram Sohail, le père d’Ahmed, qui ne lui avait plus parlé depuis 2007 : « Un jour, le numéro de téléphone de Dher a été coupé », explique-t-il comme on évoque un insurmontable coup du sort. Cette année, à la mi-mars, Ahmed a appelé son père et lui a proposé de venir le voir. Akram a répondu : « Non, c’est moi qui viens. » Le père et le fils ont passé une heure ensemble. Une seule, alors qu’ils ne s’étaient pas vus depuis neuf ans : « J’avais un peu oublié son visage. Il était gros, maintenant il est maigre, avec beaucoup de cheveux blancs ». Le fils a demandé s’il pouvait revenir vivre avec sa famille, mais le père a fermement refusé. Akram ne lui a même pas donné le nom du village où ils ont fini par s’installer en 2007, après avoir coupé leur téléphone, pour fuir les Ashraf. Les femmes de la famille, sa mère Suryabibi, 60 ans, et ses trois sœurs, Adila, 26 ans, qui vient de se marier selon une des rares confidences lâchée par Akram, Mobeel, 17 ans, et Seerat, 15 ans, n’ont pas voix au chapitre pour ce genre de décision. Ahmed n’a aucune photo d’elles.
« C’est triste mais c’est comme ça », lance seulement Ahmed, qui s’est promis d’insister auprès de son père, même si la perspective de vivre dans une zone encore plus reculée que Lala Musa l’angoisse. Ahmed fait peu à peu comprendre que son père cherche peut-être à le protéger. Des Ashraf, encore eux, qui ne vivent pas loin, mais aussi de possibles kidnappeurs : « Lorsque les gens reviennent d’Europe les autres pensent qu’ils sont riches. »
Sur la route de Lala Mussa, on lui propose de faire un crochet par Dher, son village natal. Il biaise en expliquant qu’il ne connaît plus le chemin, avant d’abdiquer : « J’ai peur, et mon père me l’a déconseillé. » Mubsher surveille aussi Ahmed de près, l’emmène la plupart du temps sur sa moto pour une course à Lala Musa et lorsque, exceptionnellement, Ahmed y va seul, son smartphone, sans doute son objet le plus cher, sonne toutes les dix minutes tant Mubsher est inquiet. Peut-être ainsi Akram veille-t-il toujours sur son fils, mais en le gardant éloigné de lui : « Vas-tu pouvoir retourner en France ? » lui a d’ailleurs demandé son père pendant l’unique heure passée ensemble.

C’est le jour de Noël qu’Ahmed a découvert son nom sur la liste des personnes expulsables affichée chaque soir dans le centre de rétention de Vincennes. Après presque quarante jours de rétention, le Pakistanais est choqué, comprenant que tout ce qu’il a construit va s’effondrer. Le premier départ, prévu le 26 décembre, échoue : Ahmed a prévenu RESF, dont deux membres, Richard Moyon et Malika Chemmah, sont présents à l’aéroport. Face à l’agitation qu’ils créent dans la zone d’embarquement et au refus d’Ahmed de monter dans l’avion, les policiers reculent. « Tu partiras de toute façon », glisse l’un eux. Il a raison. Le 31 décembre, à 13 heures, trois policiers reviennent chercher Ahmed et lui confisquent ses deux téléphones portables pour qu’il ne puissent prévenir personne. La veille, ils l’ont piégé en n’affichant pas son nom sur la liste. Ahmed est embarqué menotté par l’arrière de l’avion, ses jambes sont attachées au fauteuil, il est courbé, sa bouche scotchée, un policier appuie sur sa nuque pour que les passagers le voient le moins possible. A 4 h 45, le vol de la Qatar Airways atterrit à Karachi. Ahmed récupère ses téléphones appelle Malika, en plein réveillon, qui ne trouvera son message qu’au matin.

Pour Ahmed, l’année 2013 commence par trois jours au commissariat, où les policiers pakistanais s’empressent de le dépouiller de 50 euros, de ses téléphones remplis de ses contacts en France, des photos de Sania, Adrien et Iqbal et de sa chaînette en or. Puis claques et coups de pied pleuvent. Les policiers sont agacés par ce jeune homme qui comprend mal l’urdu et que personne ne réclame. Ils n’ont aucun moyen de soutirer quelques milliers de roupies à un éventuel bienfaiteur. Ahmed est expédié à la prison de Karachi.
Le mécanisme est le même qu’au commissariat. Les prisonniers les plus anciens et les plus dangereux du secteur où il est placé frappent les arrivants jusqu’à obtenir de l’argent. Alors seulement le détenu peut être transféré dans une zone plus clémente. Ahmed est roué de coups le premier jour. Dès le deuxième, Ilyas Mohammed, un policier ami de Hassan Mubarak (son logeur à La Courneuve) verse 7 500 roupies (58 euros) que se partagent détenus aguerris et matons. Ahmed change de secteur au bout de cinq jours. Les heures passent lentement dans cette cellule de 80 prisonniers. Ahmed parle avec un compatriote arrêté avec un faux visa dans l’avion qui devait l’emmener vers l’Australie. En France, RESF s’active et envoie 500 euros à Hassan Mubarak, qui peut ainsi régler les 50 000 roupies (388 euros) de caution que demande le tribunal. Le 31 janvier, à 22 heures, Ahmed sort de prison. Le lendemain il prend un train, un de ceux où les passagers s’assoient le nez au vent sur les marches, regarde « les maisons en terre des gens très pauvres » de la province du Sindh, et s’arrête à Lala Musa où, petit, il venait faire des courses avec sa mère. Retour à la case départ.

En France, autrefois, lorsqu’un détenu sortait de prison on disait qu’il était « élargi ». Ahmed, lui, s’est rétréci. Il passe la plupart de son temps reclus dans le quartier de Kadrabaad (« la proche banlieue de Lala Musa », ironise Ahmed), chez Mubsher, à regarder au rythme des coupures d’électricité qui peuvent durer des heures Geo News ou Dunya, les chaînes tout info qui lui apprennent qu’à Lahore, où il ne s’est jamais rendu, un nouveau réseau de bus vient d’être inauguré. Il fréquente un seul jeune homme de son âge, Itfak, un voisin dont le père vit en Angleterre et lui envoie de l’argent.
Les premières semaines, Ahmed n’est pas sorti de la maison et n’a parlé à personne. Aujourd’hui encore, il se promène, seul et anonyme, mal à l’aise dans les ruelles congestionnées, bruyantes et odorantes du bazar de Lala Musa. Il y déplace son corps avec raideur, comme s’il refusait de l’inscrire dans cette nouvelle vie. « Rien n’a changé depuis dix ans, soupire-t-il dans une rue en chantier. Les travaux vont durer au moins un an. » Il se refuse à porter les vêtements locaux, le salwar et la kameez (pantalon large et tunique ample), et arbore une tenue moderne, jean et chemise, qu’on voit plutôt à Islamabad. Il n’aime pas marchander chez les commerçants : « L’autre jour un vendeur me demandait 900 roupies [7 euros, ndlr] pour une chemise, je lui ai donné 700 et Mubsher m’a dit qu’elle en valait 400… »
Il comprend l’urdu mais le parle mal, il est plus à l’aise avec le penjabi. Il hésite à traverser la route où déferlent camions, voitures, motos dans un concert ininterrompu de klaxons qui n’effrayent même plus les ânes et les moutons qui passent par là. Dans les rares cybercafés de Lala Musa, il pourrait réactiver son adresse mail et son compte Facebook mais il ne l’a pas fait. « Pas envie. C’est comme si j’étais tombé dans les pommes, comme on dit en France », grince-t-il en soufflant la fumée de sa Clapstan. Le soir, les halwapeeri (galettes faites de farine de blé et d’huile) et la purée de pois chiche avalées, il faut éteindre vers 21 heures car les enfants de Mubsher ont école le lendemain. Alors Ahmed rejoint la chambre, uniquement garnie de son lit et de celui de Mubsher. Le vendredi, celui qui ne pratiquait jamais en France se rend à la grande prière, sans être très convaincu, mais son hôte, un ancien imam, comprendrait mal le refus d’Ahmed. Lorsque Mubsher va faire des courses, Ahmed l’aide avec les virements de quelques centaines d’euros que lui envoie RESF depuis la France.
Il se refuse à chercher du travail dans le bâtiment pour 200 roupies (1,50 euro) par jour, et, de toute façon, ce n’est pas si facile tant il y a de candidats, et encore davantage pour les emplois gouvernementaux, que seules des relations permettent d’obtenir.
En France, pendant les deux années qui ont suivi son CAP de plomberie, Ahmed a travaillé chez deux entrepreneurs, Adlil, un Pakistanais régularisé qui vit à Villiers-le-Bel (Val-d’Oise). Lorsqu’Ahmed a perdu son statut d’étudiant, Adlil lui a promis de l’embaucher pour qu’il obtienne le statut de travailleur et puisse viser sa régularisation. Mais la réponse de la préfecture de Bobigny tardant à venir, Adlil s’est lassé et a préféré recruter un autre ouvrier. La préfecture lui a donné un mois pour retrouver un contrat de travail, ce qu’il n’a pas réussi à faire.

Après un contrôle, Ahmed s’est vu signifier une première « Obligation de quitter le territoire français » (OQTF), mais le juge de la liberté et de la détention l’a libéré pour un vice de procédure. Redevenu sans-papiers, Ahmed a travaillé au noir pendant quelques mois avec un entrepreneur de Villejuif, Nasser, chez qui il gagnait jusqu’à 1 500 euros mensuels. C’est alors qu’il a croisé les policiers, gare de Lyon. Le joint qu’il avait dans sa poche n’a pas amélioré son dossier, même s’il se souvient surtout d’un garçon qui vendait jusqu’à 10 g de shit par jour dans le centre de rétention de Vincennes, et qui est ressorti libre au bout de 45 jours, délai maximum de rétention.
Depuis le 8 mars, Ahmed a un nouveau passeport pour lequel il a dû verser 20 000 roupies (155 euros) de bakchich. Sa nouvelle carte d’identité lui a coûté 5 000 roupies. Rien n’entame sa détermination à revenir en France. Pour pouvoir un jour téléphoner à Mubsher, comme le fait ce soir-là ce compatriote régularisé qui appelle depuis Palma de Majorque, où il travaille. La nuit tombe, Ahmed et Mubsher s’enfoncent dans la ruelle qui mène chez le protecteur du jeune homme. Juste avant de disparaître dans le noir, Ahmed se prend le visage dans les mains. L’ancien imam pose un bras sur son épaule. Comme un père le ferait avec son fils.

http://www.liberation.fr/societe/2013/04/12/ahmed-doublement-indesirable_895882

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RESF, Neuf ans de combat

Depuis sa création en juin 2004, le Réseau éducation sans frontières (RESF) a une obsession, que ce soit sous la gauche ou sous la droite : la défense des mineurs étrangers et de leurs familles. Quitte à ce que RESF agace jusqu’aux autres associations de défense des immigrés, qui estiment que ce combat est trop ciblé. En tout cas, c’est de cette façon qu’une de ses membres, Malika Chemmah, a été alertée sur le cas de Ahmed Sohail, un ex-mineur isolé. Son histoire a « frappé » les adhérents du RESF qui, en une poignée de journées, a récolté 9 000 euros dont une partie a servi à payer la caution de Sohail et à le sortir de la prison de Karachi. (...)

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