- Pouvez-vous nous présenter le Frente Guasu ?
Le Frente Guasu (FG) a opté pour une organisation politique avec une proposition claire et différente de celle des partis traditionnels et des autres expressions de gauche. Il se distingue de la droite mais également au sein de la gauche. Le programme se résume en 4 ou 5 axes. (1) Le FG a un caractère démocratique, à travers ce qu’il soulève et ses antécédents. (2) Il a un caractère national au sens de la souveraineté nationale, qui est une façon de développer l’anti-impérialisme. (3) Il est de nature profondément populaire. Et pour finir (4), son caractère anti-oligarchique s’est développé ces derniers mois. Le FG compte 130 000 membres et est composé de 11 partis.
- Comment s’est constitué le FG ?
Il s’est constitué pendant le gouvernement de Fernando Lugo [3]. avec 2 objectifs fondamentaux. D’une part, parvenir à réunifier toutes les forces de gauche et progressistes, balayant un spectre assez large allant de la social-démocratie au socialisme chrétien, en passant par la gauche marxiste. Le second objectif est d’avoir un support politique pour le gouvernement Fernando Lugo, dont le principal support politique était le PLRA [4] et des groupes très fragmentés de la gauche. Le FG s’est constitué comme référent du gouvernement, avec une base sociale principalement paysanne mais aussi une intégration de partis ayant une implantation urbaine.
D’autre part, il y a eu une volonté commune de construire un projet électoral partagé qui nous projette jusqu’en 2013. Au sein du FG, ce processus électoral s’est amorcé dès Curuguaty [5] et le coup d’état [6], parce que le jugement politique de Lugo faisait déjà partie de la stratégie électorale de l’ennemi : écarter une force progressiste du gouvernement.
- Après des dizaines d’années d’hégémonie du parti Colorado, qu’est-ce qui a permis un changement de gouvernement ?
Les élections de 2008 marquent un affaiblissement du système de contrôle social exercé par les deux partis traditionnels [7] , et particulièrement par le parti Colorado. Le parti Colorado articulait très bien les intérêts économiques dominants et garde une structure de contrôle social très efficace, qui lui a permis de se maintenir au pouvoir pendant 60 ans. Des libéraux, des gens de gauche, du centre mais aussi d’une partie de l’oligarchie nationale, regroupés autour de Alianza Patriótica [8] , ont fait en 2008 le pari de l’alternance politique. Cela a ouvert une brèche dans le système politique dominant. L’hypothèse des secteurs dominants était que Lugo serait facilement contrôlable, mais il y a eu des signaux timides du gouvernement qui ont permis à une gauche politique de se développer. La gauche sociale paraguayenne était dans un processus de fortification sur le long terme, avec un mouvement paysan solide et un mouvement syndical plus faible, mais qui a connu des moments forts. On y retrouve des mouvements de jeunes qui cherchent de nouvelles alternatives au modèle traditionnel, voire la classe moyenne elle-même qui refuse ce modèle traditionnel. C’est ce qui s’est exprimé à travers le FG, grâce à des politiques qui rompent avec les gouvernements antérieurs et fissurent le système dominant.
- Quels types de changements ont eu lieu pendant le gouvernement de Lugo ?
Le régime précédant était nourri par la corruption de l’état et du gouvernement. A la place arrive un gouvernement qui combat la corruption et le favoritisme par des politiques de droit commun. Par exemple le droit à la santé est inscrit dans notre constitution mais n’a jamais été appliqué. Mettre en place l’accès à la santé, entendue comme gratuite, universelle et de qualité pour tous les paraguayens, agit comme un signal de rupture avec les gouvernements précédents. A partir de 2008-2009 des projets pensés par la gauche se développent, et cette dynamique préoccupe beaucoup la droite. Malgré beaucoup de contradictions et un manque de définition idéologique claire, une grande force progressiste se construit et s’ouvre aux pays les plus progressistes d’Amérique Latine ; le chavisme, par exemple, ne nous faisait plus peur. Nous n’avons pas adopté un modèle étranger, nous avons créé un modèle paraguayen de nature progressiste contre les gouvernements les plus conservateurs. Cela a préoccupé la droite, et a préoccupé aussi l’impérialisme. Tous ces éléments jouent un rôle pour que puisse avoir lieu le coup d’état parlementaire.
- Comment s’est construit le coup d’état parlementaire ? [9]
C’est un coup d’état contre Lugo, contre l’intégration latino-américaine, contre l’avancée de la démocratie participative et qui parvient à rassembler toute la droite, dans ses expressions économiques, sociales et politiques. Tous les partis se mettent d’accord, Colorado, PLRA, UNACE [10] … toute l’oligarchie dans ses différentes expressions organisationnelles, industrielles, culturelles, allant des possédants aux latifundistes, forme un bloc qui appuie le gouvernement putschiste actuel de Federico Franco. On a pu constater les réactions internationales : il y a un appui dissimulé, parce qu’ils ne pourraient pas le faire ouvertement, de la part des Etats-Unis et du secrétaire général de la OEA [11], qui répond toujours en ligne directe aux Etats-Unis. Ils cherchent à donner de l’oxygène à ce gouvernement putschiste. Voilà ce qui a conduit au coup d’état.
- Comment le reliez-vous à ce qui s’est passé à Curuguaty ?
Là on parle de conspiration. Curuguaty correspond à différents éléments, parmi lesquels la nécessité de créer un état de choc émotionnel, politique et social au Paraguay, quelque chose d’inédit, une tuerie de 17 personnes. Ça a été nécessaire parce que le contexte national n’était pas opposé à Lugo, en juin 2012 le gouvernement a entre 50 et 60% de soutien populaire.
- Il y a eu des faits similaires dans le passé ?
Au cours du processus de transition de ces 20 dernières années, 120 paysans ont été assassinées, mais lors d’assassinats éparpillées …. 1 ou 2 assassinats au cours d’une occupation de terres, mais pas de cette envergure, impliquant des paysans et des militaires. A Curuguaty, il s’agissait d’un groupe très petit de paysans, une cinquantaine, entourés par 400 policiers. Les paysans n’avaient pas l’intention de se sacrifier, ce qui peut expliquer qu’ils ne provoquaient pas l’affrontement armé. Peu avant Curuguaty, il y a eu d’autres précédents comme Ñacunday, qui a était une très grande occupation d’exploitation agricole de 3000 a 4000 paysans dans la région de Alto Paraná. Là-bas on a frôlé la catastrophe, c’était même plus complexe parce qu’il y avait à la fois les paysans et les forces de sécurité, mais aussi les latifundistes qui se défendaient. Il y a eu à ce moment-là une première tentative de créer une situation qui impacte la société paraguayenne.
- Que signifie Curuguaty pour le mouvement paysan ?
Curuguaty permet de donner un choc social pour passer à la seconde étape, celle du coup d’état parlementaire. Mais c’est aussi l’occasion de montrer au mouvement paysan ce qui l’attend. Ils ont utilisé Curuguaty pour assoir une position claire concernant la lutte pour la terre, un problème très actuel au Paraguay. D’autant plus que la majorité des paysans ne meurent pas au cours des affrontements mais sont exécutés pendant les poursuites alors qu’ils se replient et s’enfuient, parce que la situation les dépassent complètement.
- Tant qu’il n’y a pas de réforme agricole, est-ce que le FG soutient les occupations de terres par les paysans ?
Le FG ne peut pas considérer les occupations comme une politique acceptable institutionnellement, mais ce que nous reconnaissons, c’est le droit des paysans à lutter pour la terre, et les occupations sont une forme de pression. Il y a ensuite le débat de la forme que doit prendre la lutte pour la terre. Nous voulons le faire par la voie institutionnelle, mais nous savons aussi qu’il existe des entraves, au sein du pouvoir judicaire par exemple, qui empêchent la lutte de progresser. Au Paraguay il y a 10 000 hectares de terres qui ont été attribués illégalement et qui n’ont pas été récupérés. Le gouvernement de Fernando Lugo a entamé 100 procédures pour récupérer ces terres, et jusqu’à aujourd’hui aucune n’a abouti. Tant qu’il n’y a pas une reforme au niveau parlementaire, on ne peut pas avancer par la voie judiciaire et il ne reste que l’action désespérée des paysans. Ce sont mes réflexions personnelles, ça ne doit pas être interprété comme ligne politique du FG. Néanmoins, en tant que FG, oui nous acceptons les expropriations pour faire prévaloir le bien social sur la propriété privée. Le concept d’expropriation est dans la constitution et doit être utilisé pour mettre des terres à la disposition des paysans.
- Quelle vision avez-vous du processus démocratique au Paraguay ?
Il y a une dégradation de la démocratie au Paraguay ; d’abord parce que le coup d’état parlementaire a signifié un recul très important par rapport à la transition et aux avancées démocratiques depuis la dictature de Stroessner [12]. Curuguaty et le coup d’état parlementaire montre la détérioration et le déclin des institutions démocratiques. D’un côté le Parlement a eu une attitude putschiste évidente, de l’autre le pouvoir judiciaire, avant d’enquêter sur ce qui s’était passé, a mis un voile de doutes autour de Curuguaty. Le processus démocratique souffre d’une détérioration interne, mais aussi d’un recul dû à l’isolement politique dont souffre depuis le Paraguay.
- Selon vous, comment va se dérouler la journée électorale de ce dimanche ?
Le processus électoral souffre aussi d’énormes carences. Premièrement, le tribunal supérieur de justice électorale faillit à reconnaitre ce qui est démocratique : il se joint immédiatement au coup d’état. Ceux qui vont décider du prochain gouvernement du Paraguay ne représentent pas tous les Paraguayens. Durant le gouvernement de Lugo, nous avons fait une réforme constitutionnelle qui permet à tous les paraguayens du monde de voter pour les élections nationales, modification complètement entravée par le tribunal suprême de justice électorale. Des 600 000 paraguayens qui sont en Argentine, en Espagne, au Etats-Unis, et au Brésil et remplissent les critères pour voter, seulement 22 000 se sont inscris. Les listes électorales sont mutilées, elles ne reflètent pas la volonté souveraine du peuple. De plus, la justice électorale a ignorée ou n’a pas donné de réponse à des choses très simples, comme par exemple que les bulletins de votes soient gardés pour confirmer les actes électoraux [13], ou qu’il y ait une transparence concernant les budgets des campagnes électorales, et on parle de campagnes proches de 30 a 40 millions de dollars. Nous savons que nous ne nous battons pas à armes égales et malgré ça nous participons à ces élections parce que nous avons confiance dans le peuple, nous savons que les avancées démocratiques vont se faire sur le long terme. Mais nous savons aussi que l’expression du peuple paraguayen n’est en réalité pas libre et souveraine, c’est une expression conditionnée par tous ces éléments.